Ouvre les yeux

épisode pilote.

idée originale et écriture de Jade

 

Is this the real life ? Is this just fantasy ?
Caught in a landslide, No escape from reality.
Open your eyes, Look up to the skies and see,

Le rêve s'acheva. La musique emplit doucement son esprit tandis qu'elle s'éveillait. L'affichage digital du radio-réveil affichait six heures et quart. Jessie attendit que la "Bohemian Rhapsody" s'achève.

Nothing really matters, Anyone can see,
Nothing really matters,
Nothing really matters to me.

Malgré l'heure matinale, quelques pâles rayons de soleil filtraient à travers le store endomagé. S'armant de courage, la jeune fille s'extirpa de son lit, traversa le champ de bataille qu'était sa chambre et descendit les deux escaliers. Le matin était le moment le plus pénible de la journée. Sans doute parce que cet instant était le plus éloigné de celui où elle irait se coucher. Dans la cuisine, son père avalait une tasse de café en écoutant la radio. Il avait du se lever plus tôt que d'habitude. Jessie s'attabla et lui dit bonjour.

- Salut Jessie ! En forme ?

Elle fit mine de s'effondrer sur la table, ce que son père interpréta comme "je suis claquée".

- Je vois, répondit-il.

Et il se replongea dans ses pensées. Si Jessie tenait un journal intime, elle aurait pu y écrire : "Aujourd'hui j'ai eu une conversation avec papa." Pas tant que ça lui manquait. Elle n'avait jamais été très proche de Richard. Et le fait qu'elle se mettait à le désigner par son prénom n'était qu'un signe de plus qu'elle s'éloignait de son géniteur. Les Wells n'étaient pas vraiment une famille unie. Elle se leva, ouvrit le frigo à la recherche de quelque chose que son estomac ne rejetterait pas quelques heures après ingestion. Ces derniers temps, elle ne pouvait plus rien manger le matin sous peine d'être malade vers dix heures. Ces derniers temps, quelque chose clochait... sans qu'elle se l'avoue. Ses yeux tombèrent sur un pack de yaourts nature. Elle en prit un, espérant ne pas le regretter. Après ce frugal petit déjeuner, Jess attendit quelques minutes que sa mère sorte de la salle de bain.

- Bonjour Jess, fit celle-ci une fois dehors. Tu as déjeuné ?

- Oui. Bonjour maman.

Rebecca monta s'habiller tandis que sa fille s'accaparait l'unique salle d'eau pour une bonne demi-heure. Jess observa son reflet dans le miroir qui ornait le mur carrelé. Ses cheveux en bataille donnaient l'impression qu'elle s'était déguisée en épouvantail. La pupille de ses yeux bleus et jaunes se rétractait, pour se protéger des assauts de la lumière crue qui tombait du plafond. Une douche froide la réveillerait complètement. De toute façon, la chaudière était de nouveau en panne, alors elle n'avait pas le choix.

Elle remettait sa chemise de nuit quand des coups violents ébranlèrent la porte. Soit Godjira se trouvait de l'autre coté soit...

- Jess ! Grouille toi ! J'ai besoin de la salle de bain.

C'était Thomas - qui d'autre ?- incapable de demander quoi que ce soit gentiment entre six et huit heures. Le jeune frère de Jess était vraiment irascible le matin. Mais elle le comprenait, et décida donc de ne pas lui envoyer de répartie cinglante. A la place, elle s'activa et lui laissa la place.

- Merci, marmonna t-il.

Jessie remonta quatre à quatre les escaliers, remit de la musique et s'habilla. Comme d'habitude, elle se contenta de vérifier que les vêtements qui tombaient de son placard s'accordaient plus ou moins. Elle n'attachait pas d'importance à son look, tant que ce qu'elle portait était confortable. Un jean et un teeshirt blanc, recouvert d'une ample chemise colorée pour contraster avec les teintes tristes du lycée. Un coup d'oeil à l'horloge murale lui apprit qu'il était déjà sept heures, et qu'elle risquait d'être en retard. Malgré tout, elle prit le temps de vérifier son sac. C'était quelque chose qui l'agaçait, cette manie de toujours revérifier, d'avoir peur d'oublier quelque chose. Le temps d'enfiler une paire de baskets blanches, et elle fonçait vers l'arrêt du bus. Argh, elle allait le manquer... De justesse, elle s'engouffra à l'intérieur, les portes se refermèrent dans son dos et le chauffeur lui lança un regard désapprobateur. Jess lui fit un sourire d'excuse et alla s'asseoir.


Qu'y avait-il de beau au programme aujourd'hui ? Espagnol - beurk -, mathématiques -SOS-, sciences physiques - j'ai pas mérité ça - de nouveau Espagnol, et rien que pour la matinée. Ca ne l’empêchait pas d'aimer le lycée. L'ambiance y était sympathique, elle avait de très bons amis et s'y sentait chez elle.

L'homme assit derrière elle poussa un grognement. Il allait être en retard et avait peur, peut-être de son patron. Jess le sentait. Depuis qu'elle était toute petite, elle savait ce que ressentaient les gens. Cela avait ses avantages, savoir ce que les gens ont en tête peut être très pratique. Et ça avait aussi ses inconvénient.
Lorsque quelqu'un près d'elle était heureux, elle l'était aussi. Lorsqu'une personne était triste, Jess était triste. C'était parfois assez perturbant, d'une part parce qu'elle ignorait ce qui suscitait les émotions, d'autre part parce qu'il lui arrivait de ne plus savoir ce qu'elle-même ressentait.

- Ne t'inquiète pas.

Elle se retourna, surprise. Le type regardait incessamment sa montre. Il n'avait rien dit. De toute façon, c'était une voix féminine. Jess avait eu l'impression étrange que ça venait de sa tête. Mais elle ne se parlait jamais. Elle avait du rêver. Elle voulait s'en persuader, mais ce n'était pas la première fois qu'un tel phénomène se produisait depuis quelques temps.

- Je comprends que tu ai peur. Moi aussi, je suis effrayée.

- Qui êtes vous ? demanda t-elle à voix haute.

La vieille dame devant elle se retourna et la jaugea de son regard.

- Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.

- Je ne m'adressais pas à vous, s'excusa Jessie.

- Les jeunes d'aujourd'hui, conclut la vieille femme avant de tourner le dos.

Jess poussa un soupir.

- Qui êtes vous ? pensa t-elle.

- Je ne sais pas.

Ce fut alors le silence. Jess réalisa qu'elle tremblait. Que lui arrivait-il ? Elle avait déjà lu des livres qui parlaient de la schizophrénie. Tout ça avait peut-être un rapport avec son empathie. C'était ridicule. Elle était simplement fatiguée, et le manque de sommeil avait des effets secondaires. Elle n'y croyait pas. Le car s'arrêta dans un quartier que Jess connaissait bien et elle sourit. C'était là que vivait David, un de ses meilleurs amis, qui monta dans le véhicule et vint s'asseoir à coté d'elle.

- Salut toi ! Déjà debout ?

- Coucou, répondit-elle. Je suis tombée du lit.

- Tu as révisé pour l'interro de maths ? demanda le jeune homme.

- Il n'y aura pas d'interro. Mme Stark a dit ça juste pour qu'on apprenne le cours par cœur. Mais elle n'avait pas le courage de préparer un devoir.

- Tu es ma télépathe préférée, dit David en un sourire jusqu'aux oreilles.

D'un an l'aîné de Jess (il avait redoublé son année de seconde), David Phillips était un garçon drôle, séduisant, amical, dont le sourire aurait éclairé une mine de charbon. Sa présence rassura Jessie, qui décida d'oublier ses troubles mentaux pour la journée.

- J’allais oublier, j’ai un mot de Lucie pour toi.

Il sortit un morceau de papier plié de son sac à dos et la tendit à son amie.

« Je viens te chercher ce soir. Tes parents sont prévenus. Bises. Lucie. »

Même si ce genre de message pouvait se transmettre par voie orale, Lucie préférait écrire à Jess, et la réciproque était vraie. Tant d'affection dans un si petit message !

Le bus atteignit l'arrêt le plus proche du lycée, ce qui n'empêchait pas les deux jeunes gens de devoir marcher encore un quart d'heure. Même si le ciel était du gris new-yorkais quotidien, il ne pleuvait pas. Comme tous les matins, David et Jessie passèrent devant « l'habitation » d'Eddy. Les passants se demandaient souvent comment le sans-abri pouvait survivre l'hiver dans ce tas de cartons. Ils ne lui donnèrent pas d'argent, car ils savaient qu'Eddy le refusait quand il ne « travaillait » pas, c’est-à-dire qu’il ne jouait pas d’airs entraînants à l’harmonica. Ils lui firent un bref signe de la main avant d’hâter le pas.

 

*       *      *

« Lycée John Steinbeck »

Telle était l’inscription délavée qui surplombait le bâtiment. David avait un jour demandé au proviseur pourquoi on avait donné à un établissement de New York le nom d’un romancier californien. Il avait obtenu pour toute réponse un regard étonné qui confirma ce qu’il pensait : Mr Turner ne connaissait rien de John Steinbeck. A huit heures, les élèves agglutinés devant les portes avaient tous l’air endormis. A une exception près.

- Coucou vous deux !

Lauren Adams était toujours enthousiaste, quelles que soient les circonstances, une qualité très appréciable pour tous ceux qui la fréquentait. Jess et David étaient très contents de l’avoir dans leur classe cette année.

- Sébastien n’est pas avec toi ?

Sébastien, dit Seb, était le demi-frère de Lauren. Ils venaient ensemble à pieds au lycée.

- Lui et Diana commencent plus tard aujourd’hui.

- Il y en a qui ont de la chance, soupira Jessie.

- Tu m’as l’air bien enjouée ce matin, remarqua Lauren. Mal dormi ?

- Et pas assez.

- Dommage pour toi, un cours d’espagnol ne t’aidera pas à emmerger, répondit la jeune fille en souriant.

La sonnerie retentit, brisant tympans et moral des personnes présentes. La masse mouvante des élèves pénétra dans le batiment et se divisa à travers le dédale des couloirs. Lauren passa ses bras autour des épaules de ses amis comme pour leur communiquer sa bonne humeur, et pour les piloter jusqu'à la salle B_9. La plupart des autres membres de la classe stationnaient déjà devant la porte, attendant que la prof daigne bien se montrer.

- Si elle pouvait ne pas être là, songea Jessie à voix haute.

- Et tu te serais levée pour rien ? rétorqua Lauren. N'aie pas de regrets.

Ses dires furent confirmés par l'arrivée de Mme Renné. Elle avait sa tête des bons jours, ce qui revenait à dire qu'elle n'affichait pas un air de maniaco-dépressive. Dans les pires moments, on craignait que Mme Rennée n'aille se jeter par la fenêtre. Autre fait désagréable, elle plaçait ses élèves par ordre alphabétique, ce qui obligeait David à se mettre à coté du garçon le plus fatiguant de la classe et Jess toute seule dans le fond. Bon, elle pourrait finir sa nuit. Malheureusement, cette enquiquineuse de Renée ne l'entendait pas ainsi.

- Vous pouvez répéter la dernière phrase mlle Wells ?

Comme si j'avais besoin de sa joie de vivre communicative, pensa la jeune empathique.

Elle éprouvait de la peine pour son professeur. Elle ressentait son animosité.

- Alors ?

- Heu... Que occure ?

- C'est bien ce que vous vous demandez.

Un instant, Jessie crut qu'elle allait la punir, mais une vague de lassitude submergea l'enseignante et par conséquent son élève.

- Veuillez suivre plus attentivement le cours.

- Excusez moi.

Pendant quelques minutes, elle fut suspendue aux lèvres de la prof, mais son esprit dériva de nouveau. Les émotions de cette femme étaient bien trop lourdes à porter.

- Est ce que ça va ?

Jess sursauta, retenant un cri.

- Désolée. Je ne voulais pas t'effrayer.

Lorsque les battements de son coeur reprirent un rythme normal, Jessie hasarda prudemment :

- Tu es dans ma tête ?

- J'en ai bien peur.

- C'est impossible.

- Mais c'est vrai.

Elle se prit la tête dans les mains, pour vérifier qu'elle n'avait pas implosée.

- Mademoiselle Wells ?

Cette phrase là avait été prononcée hors de son esprit.

- Vous êtes malade ?

- Tout va bien, mentit Jess.

David lui jeta un regard inquiet avant de se retourner. Cela durait depuis quelques jours, Jessie avait un comportement étrange. Elle était maussade, se plaignait d'avoir mal au crâne et ne mangeait plus. Il espérait qu'elle n'était pas malade. Il savait que son "empathie" pouvait avoir des effets désagréables, mais là il y avait autre chose. Peut-être qu'il devait en parler à Lucie. Si Jess était déprimée, Lucie serait quoi faire. Elles étaient les meilleures amies du monde depuis de longues années. Lucie Anderson était une jeune femme adorable et prête à tout pour les autres. Elle avait son propre appartement mais vivait la moitié du temps chez David et sa mère, sur l'insistance de cette dernière. Quand la famille de Lucie était décédée, Lisa Phillips, grande amie de Mme Anderson, avait recueilli sa fille. Et celle-ci avait présenté sa meilleure amie à David, Jess. Il se souvenait de leur première rencontre, ni lui ni Lucie n'avaient les clefs de l'immeuble et tous les trois étaient restés sous la pluie en attendant le retour de Lisa...


Un bruit désagréable ramena David au présent. Son voisin, Loïc Peterson, faisait claquer sa règle en plastique sur le rebord de la table. Sans raison particulière. David soupira. Il avait déjà demandé à Mme Renée de le changer de place, mais elle avait refusé, expliquant que si elle changeait un élève de place, tous les autres le lui demanderaient. Il n'avait plus qu'à attendre que le cours se termine en espérant que ses nerfs ne lacheraient pas avant.

 

*      *      *

            A dix heures, l'emploi du temps accordait généreusement aux élèves douze minutes de récréation. Pas dix, pas quinze, douze. Mot pour mot ce qui était inscrit dans le réglement interne. Durant ce court répit, Sébastien et Diana avaient rejoint leurs amis. Diana Nolane était une jeune fille exubérante, qui disait tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Depuis un an, elle sortait avec Lauren. On aurait pu craindre que ces deux là ensemble ne fassent exploser la Terre. Mais curieusement, lorsqu'elles étaient réunies, elles étaient toutes deux moins survoltées. Un précaution indispensable pour leur entourage s'il désirait rester saint d'esprit. Sébastien était d'un naturel très calme, ce qui compensait l'attitude du couple de dingues.

- Où est Jessie ? demanda ce dernier.

- Elle est partie sans nous après le cours de maths, expliqua David. Elle n'avait pas l'air bien.

- Vous ne trouvez pas que dernièrement, commença Lauren, Jess est...

- différente, acheva Diana. Quelque chose ne va pas, chez elle ou au lycée. Mais elle ne veut pas en parler.

- Tu songes à te recycler comme psy ? la taquina Seb.

Son accent asiatique mélodieux faisait que ses railleries n'en avaient jamais l'air.

- Je suis content que vous l'ayez remarqué, intervint David. On devrait lui parler...

 

*      *      *

        Pour une fois, il n'y avait personne dans les toilettes, cramponnées aux lavabos comme à des bouées de sauvetage. Jessie était seule. Si l'on exceptait l'intruse dans sa tête.

- J'aimerai comprendre, dit-elle mentalement.

- Je ne comprend pas moi-même. Le fait est que je me suis réveillée ici avec toi il y a bientôt dix jours. Je ne sais pas comment je suis arrivée là.

- Je suis folle, pensa Jess pour elle-même.

- Je ne crois pas, répondit l'autre.

- Tu entends ce que je pense ?

- C'est malgré moi.

- C'est impossible. Tu n'existes pas !

Jess pensa cette phrase si fort qu'elle se répercuta dans son crâne. Personne ne lui répondit. Elle avait envie de pleurer, ou de rire peut-être. Elle se sentait perdue. Relevant la tête, elle croisa son reflet, qui la fixait tristement de ses yeux couleur granit. Jessie eu un mouvement de recul. Ses yeux n'avaient jamais été gris, jusqu'à ce matin, ils étaient bleus et jaunes. A qui étaient ses yeux là ? Qui était elle ?

- Tu es toi, Jessie Wells. Quant à moi, je ne sais pas.

Elle prit une profonde inspiration, se calma.

- Mais tu existes.

- Comme toi. Mais je ne suis pas toi.

- Il y a un lien avec l'empathie ?

- Peut-être. Ce qu'il faut que tu saches, c'est que je suis aussi perdue que toi.

Jess réfléchit. L'"autre" avait raison. Elles étaient embarquées dans la même galère. Pourquoi ne pas s'entraider ? Après tout... après tout rien du tout. Elle devenait dingue. C'était la seule explication logique.

- C'est un comportement d'humain ça. S'ils vivent quelque chose qu'ils ne comprennent pas, ils sont fous.

- Un comportement d'humains ? Pourquoi dis tu ça ?

- C'est ce qui m'est venu à l'esprit.

La cloche annonçant la reprise des cours se fit entendre.

- Nous devons parler, fit l'autre.

Puis le silence.

 

*      *      *

            De mémoire de lycéen, David n'avait jamais vu deux heures de cours passer aussi lentement. La dernière, espagnol, fut la pire de toute puisqu'en plus d'être impatient de sortir, il se retrouvait de nouveau à coté de Loïc le dingue... Jess, seule dans son coin, semblait perdue dans ses pensées. Quand la pause de midi arriva, elle partit sans rien à dire à personne. Ce n'était pas son genre, et puis elle mangeait la plupart du temps au lycée. David se faisait du souci, plus qu'il ne voulait l'admettre.

Son inquiétude augmenta sensiblement lorsqu'il apperçu le contenu des assiettes des élèves déjà installés. Il repéra les autres assis à la table habituelle, près de la porte du refectoire. Plus on était proche de la sortie, plus les chances de survies augmentaient.

- On t'a gardé une place, dit Diana.

- Jess n'est pas avec toi ? s'étonna Sébastien.

- Elle est partie.

Il s'assit, passa sa fourchette dans la mixture jaune pour tester sa consistance. Sébastien observa son manège :

- Si tu veux mon avis, la "purée" est un condensé des restes de la semaine, bourré de colorants.

- Ce qui n'explique pas pourquoi on n'en a que le mardi, contredit sa demi-soeur. Non, ce doit être les résultats des TP de chimie ratés par les élèves.

David hocha la tête, trouvant ces théories intéressantes. Il n'avait cependant pas l'intention de vérifier laquelle était la bonne. Mieux valait ne rien savoir. Il ingéra une bouchée, et palit autant que sa peau noire le lui permettait.

- On t'avait prévenu, épilogua son ami.

 

*      *      *

            Une pluie fine tombait de biais sur la ville, rendant les chaussées plus glissantes et l'humeur des citoyens plus désagréable. Mais ni Jess ni sa "colocataire" n'y prettait attention. Elles marchaient, sans trop savoir vers où. Pas de destination, juste une envie de fuir. Leurs pas finirent par les conduire au domicile des Wells. La maison était vide. Richard devait être parti arnaquer un autre imbécile, Rebecca à son bureau. Thomas était au collège. Jessie n'avait pas faim, d'autant plus que le yaourt de ce matin se rappelait à son bon souvenir. Elle s'asseya sur une chaise en balsa, ne sachant par où commencer.

- Nous devons parler, commença l'autre.

Jess n'aimait pas ce qualificatif;

- Tu as un nom ? s'enquit-elle.

- Si c'est le cas, je l'ai oublié. Je sais qui tu es, mais pas qui je suis.

- Qu'est ce que tu sais ?

Son étrange interlocutrice réfléchit.

- Je suis là pour vous aider.

- Vous ?

- Les humains.

Cette remarque sous-entendait qu'Elle n'était pas humaine. Alors qu'était-elle ? Jess avait encore du mal à croire son existence, mais tout avait l'air réel. Cette "voix" n'était pas la sienne, ces paroles, ces pensées n'étaient pas les siennes. Et ses yeux qui changeaient brusquement de couleur étaient bien la preuve qu'un phénomène anormal se déclenchait en elle. La question n'était pas tant : devait elle y croire que voulait elle y croire. Si cette "non-humaine" n'existait pas, la seule autre alternative était plus que déplaisante. Et Elle, que croyait-elle ?

- Comment sais tu que tu existes ?

- Parce que je pense par moi-même. Parce que je communique. Parce que je ressents.

- Si tu es 'là' depuis plusieurs jours, pourquoi ne te manifester que maintenant ?

- J'ai essayé.

Elle s'était exprimée par la bouche de Jess. Elle avait compris que la jeune fille voulait une preuve tangible de son existence. Elle avait pris le controle de son corps, mais seulement quelques secondes.

- Tu as essayé ?

Communiquer ainsi était plus agréable qu'en pensées. Ca donnait une dimension réelle au dialogue.

- Chaque fois que je veux te parler, tu te rétractes. Croire en moi est trop dur, ton esprit résiste de toutes ses forces. Et je suis reléguée au fin fond de toi-même.

Jess ne répondit pas. Elle ressentait la peine et la solitude de cet être étrange. Ce qui confirmait bien qu'elle était réelle. Elle se mit à sa place, perdue en quelqu'un d'autre. C'était assez dur à imaginer, mais l'empathie l'aidait.
Elle fut soudain en phase avec son "hôte". La sensation de perte était atroce, accentuée par l'amnésie. Elle se mit à trembler de nouveau. Jess se sentit coupable de ce qu'elle avait involontairement fait subir à cette fille.

- Il ne faut pas t'en vouloir. Moi je ne t'en veux pas.

Sa voix était remplie d'une compassion qui aurait du lui revenir. Elle dégageait une certaine chaleur, qui apaisa quelque peu Jessie.

- Pourquoi ?

- Parce que je suis en empathie avec toi, Jessie.

C'était la première fois qu'elle l'appelait par son prénom.

- Je sais ce que tu ressents, continua t-elle. Je sais que tu avais peur d'être folle, que tu as peur d'être folle, encore maintenant. Mais je sais aussi que tu commences à y croire.

En réalité, Jess se situait sur une dangereuse frontière. Elle pouvait encore se raisonner, parler à ses amis de son problème, se faire soigner. Elle pouvait également décider de croire, et de voir ce que ça allait donner. Comment savoir ? Tout laisser penser que cette personne en elle n'était pas le fruit de son imagination. A l'inverse, il n'y avait qu'une seule chose disant le contraire, mais elle n'était pas négligeable : la raison.

- Tout a un sens et une raison, c'est ce que tu crois ?

- Je ne sais que croire, répondit Jessie.

- Il te parait impossible que deux âmes vivent dans un même corps. Pourtant, c'est assez commun.

- Ca s'appelle la schizophrénie.

- C'est exact. Mais quelle importance que le deuxième esprit soit une création du premier ? Il finit par être dissociable de son créateur. Donc il existe. La plupart des humains sont eux-mêmes convaincus d'avoir été crées par un esprit qu'ils appellent Dieu.

- Je ne suis pas Dieu.

- Et je ne suis pas une création de ton esprit. Je viens de l'extérieur, et je vais te le montrer.

Un infime espoir naquit en Jess. Si l'autre parvenait à prouver ce qu'elle avançait, elle serait persuadée de ne pas être dingue. Elle réalisa l'absurdité de la situation : la perspective qu'il y avait quelqu'un dans son crâne lui donnait de l'espoir. Elle se rappelait qu'Isaac Asimov avait un jour écrit que tout homme préférerait croire en n'importe quoi plutôt qu'à sa propre folie. C'était absolument vrai.

- De quelle façon ? demanda t-elle.

- Je pense que je suis capable d'accomplir certaines choses qu'un... humain ne puisse faire.

- Comme ?

- Je ne me rappelle pas mon nom, mais j'ai en moi des connaissances, des données sur des centaines de choses. Je sais par exemple que l'être humain n'utilise que dix pour cent de son cerveau. Certaines personnes savent l'exploiter un peu plus, comme toi. Cette empathie est naturelle, mais peu de personnes la dévellopent.

Elle marqua une pause, et Jessie prit la parole.

- Ce n'est pas nouveau. Je pense même qu'à force de ressentir les émotions des autres, j'en suis venue à dissocier mes sensations des leurs. C'est comme ça que tu es apparue.

- Non, dit simplement son interlocutrice. Je peux utiliser bien plus de dix pour cent de mes facultées mentales. Et la force d'un esprit est peut-être la plus puissante de l'univers connu.

Et pour illustrer ses dires, elle prit une profonde inspiration et projeta son esprit sur l'objet le plus proche : une corbeille de fruit posée sur la table. Son mental était telle une toile en interaction avec l'univers, dont elle pouvait manipuler les fils. Doucement, le panier se leva et flotta quelques instants au dessus de son support, avant de se reposer.

Jessie ne comprenait pas vraiment pourquoi elle n'était pas étonnée. Quelque part, elle avait toujours cru au pouvoir de l'esprit humain. Elle savait que tout ça était réel, que tout ça était possible.

- Alors tu existes.

Ce n'était plus une question. L'autre fit intérieurement l'équivalent d'un sourire. Jess pouvait voir ce sourire. Il était merveilleux, et doux. La jeune humaine se sentit bien, pour la première fois depuis longtemps. Certes, des milliers de questions se bousculaient en elle, mais elle était comme en harmonie avec le monde. Ce n'était pas seulement le soulagement, c'était vraiment une sensation de bien être apaisante. A ce moment précis, elle pensa que la fille était... un ange ? Une sorte de déclic se produisuit en l'autre.

- Angel

- Pardon ?

- Je crois que c'est mon nom. Je crois que je m'en souviens.

- Angel, répéta Jessie. C'est un joli nom. Je n'aurais pas voulu continuer à t'appeler l'"autre", ou "la fille qui vit dans ma tête". C'est trop long.

Angel sourit de nouveau, mais physiquement, avec les lèvres de Jess. Nullement effrayée, cette dernière sourit à son tour. A partir de maintenant, elle le savait, les choses allaient s'arranger. Il y avait à peine quelques heures, elle pensait être devenue folle, vivre le début d'un cauchemard. Mais c'était peut-être un rêve qui commençait là...
Le téléphone sonna, les tirant de leur demi-transe. Elles décrochèrent.

- Oui ?

- Jess, c'est Diana. On s'inquiète tu sais. Pourquoi tu es partie ?

- J'avais un problème à régler. Mais tout va bien maintenant.

- Tu en es sûre ?

- Les choses n'ont jamais été aussi bien, crois moi.

Si Diana ne mentait jamais, elle n'était pas naïve au point de croire que tout le monde en faisait autant. Mais elle sut instinctivement que Jessie lui disait la vérité.

- Génial, fit elle.

Jess, comme Angel,  ressentait le soulagement dans la voix de Diana. Elle était très touchée.

- Alors pourquoi tu n'es pas là ? poursuivit son amie. Les cours commencent dans cinq minutes !

Jess lança un regard paniqué à l'horloge murale. Treize heure vingt... Absorbée dans sa conversation avec Angel, elle n'avait pas vu le temps passer... Jamais elle n'arriverait à l'heure.

- Je fonce, répondit-elle avant de raccrocher et de courir le plus vite qu'elle ne pouvait.

   

*      *      *

                Diana retira la carte de la cabine et sortit. Sebastien l'attendait pour aller en cours.

- Alors ?

- Elle n'est pas malade. Elle vient cet après-midi.

Le jeune homme sourit, tendit galament le bras à son amie.

- On y va mademoiselle ?

- On y va, dit Diana en prenant le bras offert.

            Arriver à l'avance au cours de SVT n'était pas un problème. Leur professeur, mr Willis, était d'une originalité appréciable. Il n'hésitait jamais à interrompre ses leçons pour philosopher avec ses élèves sur le sens de la vie ou les sautes d'humeur du principal Turner. Il était vraiment proche des jeunes, et même des très jeunes... En entrant dans la salle de classe, les deux amis constatèrent que Georges était là. Georges, cinq ans, futur démolisseur, était le neuveu de l'enseignant. Celui-ci devait l'élever. Les rumeurs allaient bon train là dessus, prétendant que la soeur de Jack Willis était une alcoolique, que Geoeges était le fils même de leur professeur, qu'il l'avait trouvé dans les poubelles au pied de son immeuble... Sebastien et Diana ne prêtaient pas attention aux ragots. Pour eux, Georges était un gamin qui n'avait pas de babysitter et qui animait les cours de sciences nat.        

- Diana, l'apostropha le professeur en la voyant entrer.

Il lacha son neveu pour saisir une copie, ce qui était une grave erreur. Georges en profita pour courir jusqu'au fond de la salle afin de s'enfermer dans le placard. Quand ça arrivait, il fallait un certain temps pour l'en sortir. A cinq ans, on a des jeux bizarres...

- Oh non...

Willis s'acharna en vain sur la porte. Le petit garçon avait encore du la bloquer de l'intérieur à l'aide d'un des objets hétéroclites qui emcombraient l'armoire.

- Georges, s'il te plait...

La sonnerie marqua le début du cours et les autres élèves entrèrent. Certains rirent face à la situation, d'autres allèrent s'asseoir, indiférents. Sebastien rejoignit le professeur et lui demanda de lacher la poignée.

- Georges, j'ai quelque chose pour toi.

Le monstre miniature ouvrit aussitôt la porte et Sébastien sortit de sa poche une barre de céréales qu'il lui tendit. Jack prit l'enfant dans ses bras et remercia son élève.

- Vous pouvez tous les deux regagner votre place. Diana, on parlera à la fin de l'heure.

Il prit une craie et inscrivit au tableau le titre du chapitre : " La composition chimique de la Terre." Un grognement parcouru l'assemblée. Etudier des cailloux n'avait réellement rien de passionant. Si encore ces cailloux venaient de l'espace, s'ils avaient quelque chose de particulier. Mais la Terre, quelle planète ennuyeuse...

 

*      *      *

                 Jess courait. Il n'y avait pas de bus le midi, alors elle avait couru jusqu'au lycée, et elle continuait sa course en direction de la salle de classe. Elle se sentait comme Forest Gump. Plus de vingt minutes de retard... Dire que ça déplairait à mr Barnett serait un euphémisme. Autant le professeur de littérature était tolérant et compréhensif, autant rien ne l'enervait tant que les retards injustifiés. Et celui de Jessie était parfaitement injustifé. "Je devais parler avec l'être venu d'un autre monde qui vit dans ma tête..." Il y avait mieux comme excuse...

Arrivée au deuxième étage, elle frappa timidement à la porte, l'ouvrit et entra en silence. Mr Barnett était en train de lire un texte dont il écrivait certains mots-clés sur le tableau, de sorte qu'il lui tournait le dos. Elle se faufila discrétement à sa place, à coté de Lauren, espérant ne pas se faire remarquer. Le prof continuait sa lituanie tandis que Jess sortait ses affaires. Il s'arrêta soudainement, et sans se retourner dit :

- Je suppose que vous avez une raison valable d'arriver ici une demi-heure après le début du cours, mlle Wells.

Il ne vouvoyait ses élèves que lorsqu'il leur faisait des reproches.

- J'ai couru, répondit Jess, ce qui était la première chose qui lui passa par la tête. Stupide, vraiment.

- De toute façon,  que voulais-tu lui dire d'autre ? demanda Angel.

- Qu'un tremblement de terre m'avait retardée, répondit Jessie.

- Vous avez couru ! répéta Barnett. Mais tous vos camarades sont arrivés en marchant. Vous auriez du être à l'avance !

Les autres rirent, et l'enseignant agita la main pour les faire taire. Il regarda Jess, et eut une phrase mémorable :

- Vous êtes excusée. Mais que cela ne se reproduise plus.

- Ca c'est un miracle authentique, souffla Lauren. Ou bien il a un immense service à te demander.

Sa voisine sourit et recopia rapidement ses notes. Le livre étudié était loin d'être un classique de la littérature américaine. Mr Alphonse Barnett, Al pour ses amis, avait déclaré en début d'année qu'il ne suivrait pas à la lettre ce "foutu programme qui imposait de lire des oeuvres poussièreuses et dégoutait les jeunes de la littérature." C'est pourquoi ils travaillaient à présent sur "Le Seigneur des Anneaux" de J. R. R. Tolkien. Voilà comment fonctionnait le cours de Barnett : les élèves lui proposaient des livres qu'ils appréciaient, choisissant ainsi leurs sujets. Lauren se doutait que Le Seigneur des Anneaux avait été suggéré par son demi-frère. Il avait lui aussi Barnett en littérature, et il était passionné par l'Héroïc Fantasy. Elle nota mentalement qu'il faudrait le remercier tout à l'heure : décortiquer une scène de bataille entre les hommes du Gondor et l'armée d'orques de Saroumane était infiniment plus passionant que disserter sur le sens philosophique des poèmes d'Emily Dickinson.

- Vous voyez que malgré leur profonde amitié, Legolas et Gimli ont toujours entre eux cette rivalité elfes/nains. A quoi le repère t-on ?

Plusieurs levèrent la main.

- Ryan ?

- A leur esprit de compétition. Ils comptent chacun de leur coté le nombres d'ennemis vaincus, en essayant de se dépasser l'un l'autre.

- C'est exact, approuva Barnett.

La participation des élèves le rejouissait autant que les retards l'horripilaient. Sa vocation, c'était d'ouvrir de jeunes esprit au plaisir de la lecture, et lorsqu'il atteignait son but, il était vraiment heureux.

- Et qu'est-ce que Tolkien veut nous faire comprendre, à travers ces deux personnages ? David ?

- Que les préjugés sont toujours là, quoi qu'on fasse.

- C'est vrai, ici, murmurra Angel à Jess. Mais je crois que d'où je viens, il n'y a pas de préjugés.

- Ca doit être un endroit formidable.

- Oui, acquiesça t-elle, et Jessie sentit la nostalgie l'envahir. Comment était-ce possible si Angel ne se rappelait pas d'où elle venait ? Elle lui posa la question.

- J'ai des bribes de souvenirs, plus des sensations que des images.

- Et c'est comment ?

Alors Angel ferma les yeux et ouvrit son esprit. Jess eut un aperçu de ces "souvenirs". Cela ressemblait à ce qu'elle avait éprouvé tout à l'heure, quand elle avait compris. Un sentiment de paix, de tranquilité et d'affection si fort qu'elle en eu presque le souffle coupé.

- Jess !

Jessie et Angel ouvrirent les yeux.

- Tu dors ? Tu as coupé au retard, mais si Alf te voit dormir, tu passeras la semaine en colle !

Alf était "l'affectueux" surnom donné par ses élèves à Mr Barnett. Une référence à son prénom et à Alf, l'agaçant extraterrestre de la série du même nom. Etre un prof sympa ne suffisait pas à éviter ce genre de chose.

- Merci de m'avoir réveillée.

Le regard de Lauren révélait une certaine inquiétude.

- Qu'est-ce qui ne va pas ?

- Tout va bien, répondit Angel d'une voix apaisante.

Jess était légèrement troublée que son "hôte" réponde à sa place. Puis elle réalisa qu'elle était sur le point de dire la même chose. Et si elle devait cohabiter avec Angel, elle devrait partager plus que son temps de parole. La réalité la percuta de plein fouet. Il lui parraissait soudainement étrange d'avoir accepté aussi vite, de s'être adaptée de façon presque immédiate. Après tout, cette histoire pouvait bien être dangereuse. Elle avait vu de quoi Angel était capable. L'avait-elle vu ou imaginé ? Elle ne savait pas. Elle ne pouvait être sûre de rien. De nouveau, la théorie de sa folie se développa. Le fait qu'elle devait tout garder pour elle était stressant. Le seul moyen d'être sûr aurait été de faire une démonstration des talents d'Angel devant quelqu'un d'autre. Mais était-ce une bonne idée ? Si d'autres apprenaient l'existence de cette... non-humaine, deux options s'offraient à Jessie : se retrouver enfermée dans un hopital psychiatrique ou se faire disséquer le cerveau par une bande de savants en blouse blanche.

- Jess...

Comment avait-elle pu oublier qu'Angel lisait dans ses pensées ?

- Je ne lis pas dans tes pensées, à moins que tu ne le souhaites. Mais j'ai ressenti tes doutes.

- Je ne peux pas m'y faire tout de suite.

- Quand l'esprit humain est confronté à une vérité qu'il n'apprécie pas, il résiste.

- Qu'est-ce que je peux faire ?

Angel hésitait sur ce qu'elle devait dire.

- Tu pourrais parler de moi à quelqu'un de très proche. En qui tu as une confiance absolue.

Un nom vint naturellement à l'esprit de Jessie.

- Lucie. Et... ça ne te gènes pas ?

- Au contraire. Je t'aime beaucoup Jessie, mais que d'autres personnes puissent me parler et me connaitre ne me dérangerait pas.

Jess eut conscience de la solitude qu'imposait la position d'Angel. Elles étaient toutes les deux dans le même corps, mais aux yeux du monde, Jessie seule existait.

- Tu m'as dit que tu devais aider les humains. Comment ?

- En vous apprenant à ouvrir vos esprits.

- Pour faire la même chose que toi ?

- Pour savoir contrôler vos peurs irationelles. Votre peur de la différence est à la base de votre comportement. Si nous vous ouvrons l'esprit, peut-être comprendrez vous que la différence est une chance. Peut-être deviendrez vous plus... humains.

Le cours se termina. Les élèves rangèrent leurs affaires et sortirent en bruit.

- Jessie ? appela le professeur Barnett. Je peux te parler ?

Jess fit signe à Lauren de ne pas l'attendre. Celle ci lui souhaita bon courage avant de quitter la salle.

- Je ne veux pas savoir pourquoi tu étais en retard, commença Barnett. Ce ne sont pas mes affaires. Je sais que quelque chose ne va pas, et c'est d'ailleurs l'unique raison de mon pardon. Mais ça ne me regarde pas non plus.

- Monsieur Barnett...

- Depuis peu, tu as l'air ailleurs, songeuse, perdue dans tes pensées. Malheureuse même. Tu devrais en parler à quelqu'un Jessie. Ne serait-ce que parce qu'au prochain retard, je te fais expulser.

Jess releva la tête et vu qu'il souriait. Elle lui rendit son sourire.

- Merci

- File, essaie d'arriver à l'heure au cours suivant.

La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois.

 

*      *      *

                     Quatre heures et demie. La dernière heure de la journée venait de se terminer.

- Le temps est d'un subjectif, fit Lauren. Les soixante minutes qui vont venir seront sans doute subjectivement plus longues que les quatorze heures qui nous séparent du premier cours de demain.

Lauren restait une heure en salle permanence pour attendre son demi-frère et sa petite amie qui ne sortaient qu'à cinq heures et demie.

- Ca ne te ressemble pas de te plaindre ainsi, remarqua Jess.

- Je ne me plains pas, souria t'elle. Je remarque.

- Si tu le dis. A demain.

David et Jess laissèrent sans scrupule Lauren seule face au surveillant de la perm, un asocial de mauvaise foi. Ils partirent bras dessus-dessous, comme les amis qu'ils étaient.

- Tu prends le bus ?

- Lucie vient me chercher. Si tu veux elle te raccompagne.

- Non, merci.

David savait que Jess avait envie d'être seule avec Lucie. Elle avait besoin de lui parler. Parfois, il se sentait un peu mis à l'écart. Il adorait les deux filles. Lucie était un peu sa soeur, elle vivait à mis-temps chez lui et était là quand il avait besoin d'elle. Jess était une amie vraiment très proche. Mais pour les deux, il avait l'impression de toujours être en seconde position. Il savait que c'était faux. Ni l'une ni l'autre ne faisait de classement. Elles étaient bien trop ouvertes pour ça.

- Je vais prendre le bus. De toute façon, Lucie nous a dit ce matin qu'elle allait passer la semaine chez elle. Elle ne rentre pas chez nous.

- D'accord.

Jess apréciait vraiment le tact et la sensibilité dont son ami faisait preuve. Elle ne l'aurait changé pour rien au monde. Elle avait envie de tout lui dire à propos d'Angel, mais elle craignait sa réaction. Un coup de klaxon les interpela. C'était Lucie.

- Salut vous deux !

Elle sortit de son véhicule pour venir leur dire bonjour. Elle arborait un sourire éblouissant, comme d'habitude.

- David, tu peux dire à Lisa que je passerai vous voir après-demain ? J'ai quelque chose à vous annoncer, mais je préfère attendre que ça se confirme.

- C'est une bonne nouvelle ?

- Plutôt oui. Jess, on ne doit pas tarder. Je te racompagne David ?

- Non, je vais prendre le bus avec... Diana. Je vais attendre qu'elle finisse.

Ce n'était pas une mauvaise idée. Il avait envie de parler à Diana. C'était sa meilleure amie depuis la sixième.

- Comme tu veux. Alors à jeudi.

Le jeune homme retourna dans le lycée en faisant signe au revoir à ses amies. Jess et Lucie se rendirent jusqu'à la "voiture". La vieille BM de Lucie avait appartenu à sa mère il y avait bien longtemps. Elle ne l'avait pas vendu après son décès, par sentimentalisme. Il fallait être à deux pour ouvrir la portière coté passager. Les sangles des ceintures arrières étaient recousues et rafistolées de partout. Les essuis-glace ne fonctionnaient que quand il faisait beau. Jess, comme Lucie, adorait cette voiture. Sa propriétaire était une excellente conductrice, alors qu'importe que l'engin soit quasiment bon pour la casse ? Jess monta sur le siège passager et tira la portière de toutes ses forces tandis que Lucie appuyait de l'autre coté et  prit ensuite place derrière le volant. Elle démarra  et mit une cassette au hasard dans l'auto-radio. Par miracle, les hauts-parleurs n'étaient pas grillés.

Is this the real life ? Is this just fantasy ?                                                                                                              

Troublée, Jessie coupa la musique.

- Tu n'aimes plus Quenn ?

- Les paroles ont une signification qui me déboussole aujourd'hui.

- Je veux bien le croire. Comment te sens tu ? Tu es prête ?

- Prête pour quoi ?

Lucie arrêta la voiture et lança un regard étonné à sa meilleure amie.

- Pour accueillir Angel. Elle arrive bien demain ?

Ni Jess ni Angel ne comprenaient quoi que ce soit. Comment Lucie savait-elle ça ? S'agissait-il de la même Angel ? Dans ce cas, pourquoi ne devait-elle arriver que demain ?

- Angel ?

- Tu n'as pas pu oublier ça voyons. Jess, c'est une blague ?

- J'aimerais le savoir ! Qui est Angel ? Pourquoi est-elle dans ma tête ?

Lucie passa de l'étonnement léger à la surprise totale.

- Elle est déjà là ?

- Comment ça "déjà" ? Son arrivée était prévue ? Elle est là depuis plus d'une semaine !

- Pourquoi ne me l'as tu pas dit ? Elle va bien ? Elle peut parler non ?

- Mais bon sang comment sais tu que...

Cette conversation n'avait aucun sens.

Is this the real life ? Is this just fantasy ?

L'autoradio s'était remis en route de lui même. Lucie donna un coup dessus et il cessa de fonctionner, définitivement sans doute.

- Enfin Jess, c'est moi qui vous ait présentées.

- Je n'y comprend plus rien.

- Je peux parler ? demanda Angel.

Jess acquiecsa. Peut-être qu'elle y verrait plus clair. Les yeux de la jeune fille prirent une teinte grise et sa voix se fit plus calme et plus profonde.

- Je suis Angel. Je le sais. Mais je ne sais pas grand chose d'autre.

- D'accord, repprenons au début. Tu es arrivée en avance, et Jess semble avoir oubliée ton existence.

- Moi aussi j'ai oublié. Mais vous savez pas mal de choses.

Lucie eut un petit sourire.

- Ce n'est pas la peine de me dire vous. On se connait bien, même si tu l'as oublié.

- Comment est-elle arrivée ici ? demanda Jess.

- Eh bien, elle devait... je n'aime pas parler de quelqu'un à la troisième personne quand il est là. Tu devais te transferer de ton dernier hôte à Jess demain. Quelque chose à du modifier tes projets.

- Et j'étais au courant ?

- Qui me parle ? interrogea Lucie.

Elle fixa les yeux de son amie. Ils étaient principalement bleus, ce qui signifait qu'elle avait affaire à Jess.

- Tu étais au courant. Tu avais donné ton accord après qu'Angel t'ai exposé la situation.

- Quelle situation ?

- Rentrons à la maison. Je vais tout vous expliquer.

 

*      *      *

                Lauren avait été agréablement surprise de voir revenir David. Il était assis en silence à coté d'elle.

- Pourquoi n'es tu pas reparti avec elles alors ?

- Je sens que Jess a besoin de parler à Lucie. Elle n'est plus la même depuis quelques jours.

- Cet après-midi, il me sembalit que les choses allaient mieux. Mais tu as raison, elle est bizarre. Elle rêve éveillée. Je pense que quelque chose la préocupe, sans qu'elle veuille en parler.

- Pourquoi ? Elle sait qu'elle peut tout nous dire.

Lauren secoua la tête.

- C'est peut-être à cause d'elle et non de nous qu'elle préfère ne rien dire. Ca arrive parfois. On a quelque chose sur le coeur et on ne veut pas en parler, parce qu'on a peur de ce que les autres vont dire ou penser.

David comprit que Lauren savait de quoi elle parlait. Elle avait vécue cette expérience plus d'une fois. D'abord lorque ses parents avaient divorcés. Ensuite, lorsqu'elle avait commencé à sortir avec Diana. David savait que sa meilleure amie était gay depuis qu'il la connaissait. Il était content qu'elle rencontre Lauren l'année dernière. Mais à Steinbeck comme partout ailleurs, les jeunes étaient d'une stupidité et d'une intolérance ultra développée. Ainsi les deux filles avaient d'abord du se cacher, à la demande de Lauren. Diana se moquait bien de ce qu'une bande d'imbéciles pouvaient penser. Elle avait réussi à convaincre Lauren de faire la même chose. Cela ne s'était pas fait en un jour, mais Diana avait une certaine influence. Diana qui l'ouvrait tout le temps. Diana qui manquait souvent d'un tact élémentaire. Diana qui entrait dans la perm suivit de Sebastien...

- David ! Tu nous as attendu ! Qu'est-ce qui t'arrive ?

Rectification : Diana manquait toujours du tact le plus élémentaire.   

- J'avais envie de t'entendre me lancer des sarcasmes voyons. Je n'aurais manqué ça pour rien au monde.

- Dans ce cas, je te promets que tu n'aura pas attendu pour rien mon grand...

C'était comme ça entre eux depuis six ans. Ni l'un ni l'autre ne s'offuscait, ces joutes verbales étaient purement amicales. Ils n'auraient pas voulus se blesser.

- Tu viens manger chez nous ce soir ? demanda Seb à Diana.

Le père de Sebastien et la mère de Lauren appréciaient beaucoup la jeune fille. Tous deux adoraient recevoir, et leurs enfants invitaient souvent des gens à l'improviste. En outre ils étaient les rares adultes avec qui Diana essayait de faire attention à ce qu'elle disait.

- Pourquoi pas ? Je passerai un coup de fil à ma mère.

- David ? Tu te joins à nous ?

- Et laisser ma mère toute seule ?

- Dis lui de venir. Ca fait longtemps qu'on ne l'a pas vu.

Comme tout le monde, le jeune homme adorait Lisa, la mère de David. Elle connaissait tous les amis de son fils et ils venaient souvent chez elle pour lui dire bonjour.

- Je lui demanderai.

- Parfait, conclut Lauren. On y va ? Je ne veux pas rester une heure de plus dans ce maudit bahut.

 

*      *      *

                 L'appartement de Lucie était aussi étroit qu'accueillant. Son travail d'éducateur spécialisé ne lui rapportait pas assez pour un logement plus spacieux mais  Jess s'y sentait mieux que dans sa propre chambre. Il y avait trois pièces : une minuscule cuisine, une salle de bain rudimentaire et un salon-salle à manger-chambre. Sur un petit buffet trônaient des photos de la famille de Lucie, de ses amis. Au centre, une photo d'elle et Jess prise il y avait deux ans. Lucie dégagea le canapé qui lui servait aussi de lit et invita Jess à s'asseoir.

- Tu as dit que tu pouvais m'expliquer ce qui se passe.

- Je vais commencer par le commencement si tu veux bien. Il y a environ deux mois, j'ai eu à m'occuper d'un jeune en liberté surveillée. Il m'avait été amené par un lieutenant de police nommée Holly Stewart.

- Ce nom m'est famillier, dit Angel.

- C'est normal. C'est ton ancien hôte. Pendant la période où je m'occupait de ce garçon, nous avons parlé et nous avons sympathisé. J'ai appris qu'elle était empathique et lui ai un jour parlé de toi. Elle m'a alors révélé l'existence d'Angel. J'ai eu du mal à y croire, mais j'ai vu ce dont elle était capable, et j'ai compris qu'elle était réelle.

- Pourquoi elle t'a dit la vérité?

- Angel cherchait une autre empathique pour "libérer" Holly. Elle n'était pas là contre sa volonté, bien au contraire, mais habitait en elle depuis plusieurs années. Elle avait besoin de changer d'hôte, de laisser Holly vivre sa vie.

- Une seconde, l'interrompit Angel. Qu'est-ce que je suis exactement ?

Lucie prit une profonde inspiration.

- Tu es ce qu'on peut appeler une extra terrestre. Tu viens d'une planète où les choses sont différentes.

- Je savais que mon monde n'était pas comme celui-ci.

- Pourquoi est-elle ici ? fit Jessie.

- Pour nous aider. Son peuple -ils ont pour nom Daeren- a découvert la Terre il y a un bout de temps. Ils ont vu ce que nous étions Jess, des intolérants, des fous qui se faisaient du mal. Alors ils ont décidés de nous aider.

- Comment ?

- Comme ça. En travaillant de concert avec des "hôtes" humains pour changer les choses.

Jess ferma les yeux, réfléchit.

- Je récapitule : je suis habitée par une extra-terrestre aux supers pouvoirs venue sauver le monde ?

- Angel n'a pas de supers pouvoirs. Juste quelques "capacités particulières".

- Alors comment compte t'elle nous aider ?

- Grace à toi Jess. A nous, les humains. Nous avons les moyens de nous sauver de nous mêmes. Pas besoin de magie. Mais il faut quelqu'un pour nous ouvrir les yeux.

- Je ne devais venir que demain, intervint Angel. C'est peut-être parce que je suis venue plus tôt que Jessie et moi avons oublié.

- Mais pourquoi ce changement ?

- Le mieux serait de demander à Holly, proposa Lucie. Allons la voir, ajouta t'elle en remettant son blouson et en se dirigeant vers la porte. Le commissariat où elle travaille n'est pas très loin.

- Une dernière question, la retint Jessie. Pourquoi des empathiques ?

- Qui de mieux pour aider les gens que quelqu'un qui sait ce qu'ils ressentent ?

suite