Etre et ne plus être.


épisode 2
_05
idée et rédaction : Jade

 

 

        Le vent faisait danser les feuilles mortes. Il faisait froid, et le gravier crissait sous ses pieds. Eve s'arrêta et considéra d'un air hésitant le seuil de la grande maison. C'était un bel endroit, oui, mais pas réellement accueillant. Cela manquait de...
chaleur.
Elle réprima un frisson, et tendit la main vers la porte. Mais celle-ci pivota d'elle-même avant que ses phalanges n'aient frappé le bois. Elle salua d'un hochement de tête la femme qui venait de lui ouvrir. Propriétaire à l'image de sa maison : elle était grande, et belle, mais il manquait dans ses yeux un rien de chaleur.
Peut-être parce qu'ils étaient emplis de peine.

- Merci d'être venue, lâcha Kathleen Mallory.

Son ton était un peu abrupt, ses mots, en tout cas, étaient sincères. La démarche saccadée, toujours ralentie par son plâtre, elle guida la visiteuse à travers un large salon aux tons bruns. Un petit lustre faisait baigner la pièce dans une grande flaque de lumière douce, au centre de laquelle se dressait une table d'acajou. La surface en était aléatoirement constellée de piles de papier, comme elle l'aurait été de taches. Ces monceaux de feuillets semblaient être le seul signe apparent que quelqu'un vivait là, et utilisait cette pièce. Tout le reste du salon était d'un ordre et d'un... vide impressionnants. La juriste tendit une chaise à la jeune fille, qui prit place, tandis qu'elle allait verser le contenu d'une cafetière fumante dans deux petites tasses. Café noir et porcelaine blanche.
Mallory s'assit à son tour, sans un mot de plus.
Eve porta la tasse à ses lèvres, buvant à petites gorgées. Le café était brûlant. Mais elle avait la sensation qu'il réchauffait son âme. Le silence n'était étrangement pas pesant, et ce petit rituel de courtoisie, cette fausse impression de normalité l'apaisa.
Ce ne fut qu'une fois leurs deux tasses vides que Kathleen reprit la parole.

- Ça a recommencé cette nuit.

- Les rêves ?

- Je pense qu'il s'agit de plus que ça. Ou même de tout autre chose.

- Pourquoi ?

- Parce que tout n'est pas irréel.

Et elle se saisit d'un document qu'elle fit glisser vers son hôte. C'était un journal en papier, une édition de la veille du New-York Post. Plié à la page des faits divers. Eve avisa un article dont Mallory avait entouré le titre au feutre noir. Le billet décrivait brièvement de quelle façon une femme, Blanche Reynolds, épouse, mère de famille et surtout cadre pour une petite société de Lower Mannathan, s'était jetée par la fenêtre de son bureau, au troisième étage. Et comment à présent plongée dans le coma, elle "luttait contre la mort" - expression absurde au demeurant pour parler d'une personne ayant commis un tel acte - de son lit d'hôpital.

- Helen n'a pas quitté cette maison depuis que je l'ai ramenée de l'hôpital, commença Kathleen.

Elle fit tournoyer sa tasse vide entre ses doigts.

- Elle dormait lorsque c'est arrivé. Et à son réveil, elle a su me dire exactement ce qui s'est passé. Dans les détails. Enfin... avec certains détails.

- C'est à dire ?

Eve faisait de son mieux pour garder un ton neutre, mais ce qu'elle voyait se dessiner la laissait troublée.

- Elle ne savait pas m'indiquer de façon précise où c'était arrivé, mais elle pouvait me dire de quelle couleur étaient les rideaux à cette fenêtre. De quelle façon la lumière du soleil se reflétait sur les vitres de l'immeuble d'en face. Et que le bureau d'où cette femme a sauté embaumait le thé à la menthe. Comme si...

Comme si elle avait vu la scène par ses yeux à elle.

- Comme si c'était elle qui avait sauté.

Elle désigna du regard les amas de journaux, papiers, documents qui barbouillaient la table.

- Je fais des recherches pour tout ce qu'elle me décrit lorsqu'elle est éveillée. Et certaines choses trouvent une résonance... de façon plus ou moins évidente.

Elle désigna du menton l'article qu'Eve avait entre les mains.

- C'est la correspondance la plus explicite que j'ai. Elle connaissait cette femme, Blanche. Elle a collaboré avec elle une fois, il y a plusieurs années. Je pense que ça a pu jouer...

- Jouer dans quoi exactement ?

- Ça c'est à toi de me le dire, Jessie. Qu'est-ce que tu lui as fait ?

- Je l'ai empêchée de mourir.

- Comment ?

- Je ne saurais le dire exactement. C'était... un acte sans précédent. Et interdit.

Elle éludait. Parce qu'elle avait compris. Elle ne savait au juste comment ou pourquoi, mais le lien était là : en la soignant, elle avait transmis à Helen Mallory la capacité d'avoir des phases.
Phases qu'elle-même n'avait plus. Ou plutôt, n'avait jamais eu, en tant qu'Eve. Comment avait-elle pu "contaminer" la jeune femme avec un pouvoir qu'elle ne possédait même pas ? Tout cela n'avait aucun sens.
Ou tout au moins aucun qui ne soit évident au premier abord.

- A-t-elle revu Blanche par la suite ?

- Elle refuse de m'en parler. En revanche elle a finalement accepté de me raconter un de ses rêves, un qui revient souvent et qui la terrifie plus que tout le reste.

Eve se redressa légèrement tandis que Kathleen s'éclaircissait la gorge.

- Je ne saurais pas le décrire comme elle l'a fait mais... ça se passe dans un parc. Un parc où elle est tout d'abord bien, il fait bon, il y a de la musique dans l'air, et un vent léger qui fait bouger des balançoires. Elle s'assoit dans l'herbe, puis s'y allonge. La musique devient un chant, un chant très beau selon elle, jusqu'à ce que... tout devienne sombre, rouge sombre. Rouge sang.

Ses mains se mirent à trembler, de façon presque imperceptible mais bien réelle.

- Tout se recouvre de sang, et le chant devient un cri atroce, celui-là même qui la réveille. Il faut voir son regard quand elle sort de ce rêve... ils brillent comme si elle avait de la fièvre, et tout son corps tremble...

Ses mains se rejoignirent, crispées pour ne plus tressaillir. Eve détourna les yeux.

- Je peux la voir ? murmura-t-elle finalement.

- Elle dort.

- C'est justement le meilleur moment.... Enfin, le plus approprié, se rattrapa-t-elle.

D'un hochement de tête, Kathleen lui indiqua le chemin. En silence, elles gravirent les marches qui menaient au palier supérieur, Mallory s'arrêtant à chacune d'elle. Sa jambe lui faisait mal.
Elle serrait les dents.
Arrivée en haut, elle ouvrit la première porte se présentant sur la gauche. Un rai de lumière déchira tout doucement l'épaisse obscurité dans laquelle était plongée la chambre, mails il ne réveilla pas Helen. Etendue sur le dos, le visage crispé et les poings serrés, elle était agitée de petits mouvements spasmodiques, comme si elle avait eu mal dans son sommeil. Eve interrogea Mallory du regard, qui acquiesça. Elle s'approcha à pas feutrés, désireuse de ne pas sortir la jeune femme de sa semi-torpeur. Une fois à son chevet, elle s'accroupit lentement et posa avec délicatesse ses deux mains sur le visage d'Helen. Enfin, elle ferma les yeux pour mieux entrouvrir son esprit.
Créer un lien.
La connexion fut quasi-instantanée, et Eve ne s'y étant pas préparée, elle laissa échapper un cri de surprise alors que défilaient derrière ses paupières closes une série d'images, teintées de rouge pour la plupart, et parfois accompagnées de sons. La façon dont elles se succédaient les unes aux autres rappelait une projection de diapositives. Le rythme, cependant, était beaucoup trop rapide pour l'oeil humain, et elle n'avait pas le temps d'observer une image qu'elle cédait sa place à une autre. Quelque chose toutefois accrocha sa rétine et ricocha dans sa mémoire, un visage déjà vu, une... douleur familière.
Helen ouvrit les yeux et lâcha un hurlement. Eve la lâcha précipitamment au moment où elle se redressait, et tomba en arrière. Son dos rencontra le parquet avec une violence inattendue, lui coupant le souffle. Kathleen vint vers elle mais ne l'aida pas, et s'assit au coté de sa soeur, qu'elle prit dans ses bras. Celle-ci se dégagea immédiatement, et retomba sur lit, hoquetant de douleur. Mallory se tourna vers Eve, les yeux étincelants.

- Qu'est-ce que tu as fait ?

- Rien ! J'ai...

Cherchant de l'air entre deux syllabes, la jeune fille se releva péniblement.

- J'ai simplement regardé. Vu ce qu'elle voyait...

Helen redevint alors soudainement immobile, puis ouvrit de nouveau les yeux, des yeux calmes mais terrifiés. Elle tentait néanmoins de s'en cacher alors qu'elle les posait sur Eve.

- Tu es une amie de Michael, énonça-t-elle très posément.

- Michael ?

- Michael Nyman.

Eve eut l'impression de recevoir une gifle. Michael Nyman avait été la première "phase" de Jessie. Mais elle n'avait jamais laissé de lien entre ce jeune toxicomane et elle, elle ne l'avait même jamais vu. Comment Helen pouvait-elle faire le rapprochement ?

- Non nous... nous nous sommes rencontrées à cause de Natalie Mandylor, vous vous souvenez ?

- Je m'en souviens très bien. Toi et l'une de tes amies m'aviez appelée pour me parler d'elle, et de son père.

Eve acquiesça.

- Mais ça ne change rien au fait que tu sois l'amie de Michael. Il parle sans cesse de toi... Jess.

- Michaël ne me connaît pas.

Jess avait pourtant dû laisser une trace sur lui... En était-il de même pour tous les gens avec qui elle s'était retrouvée connectée ?

- Pourquoi es-tu là ? demanda finalement Helen.

- C'est moi qui lui ai demandé de venir, intervint son aînée. Pour t'aider.

- C'est elle qui m'a fait ça.

Eve eut un soubresaut. Kathleen posa une main sur son épaule.

- Ça aussi, c'est moi qui le lui ai demandé.

- Pourquoi ?

Vacillante, comme si elle avait reçu un coup - et elle en avait la sensation - Eve recula de quelques pas.

- Je vais partir.

- Attends moi en bas.

Elle ne répondit pas et quitta la chambre pour descendre s'asseoir sur la dernière marche de l'escalier et enfouit son visage dans le creux de ses mains.
Quel foutoir.
Elle ne parvenait plus à déterminer qui d'elle ou d'Angel était à l'origine de ce qui arrivait à Helen. La coïncidence temporelle entre sa guérison et l'apparition de ses phases était sans équivoque, mais ça n'expliquait pas qu'elle puisse la rattacher à Michaël Nyman. Et encore moins que Michaël lui-même ait un souvenir de Jess.
Le bruit d'une porte se refermant interrompit son errance mentale. Une marche après l'autre, Mallory la rejoignit, et prit place assise à coté d'elle.

- Que s'est-il passé là haut ? demanda-t-elle avec douceur.

- J'ai juste voulu regarder. Mais je crois qu'en faisant ça j'ai ramené à la surface les souvenirs communs que j'ai avec votre soeur. Ce Michaël...

- C'est un patient du docteur Lewis. Et un des protégés d'Helen, jusqu'à il y a peu. En fait... elle devait le voir pour la dernière fois le jour de l'accident de métro.

Elle leva les yeux au ciel, un instant.

- Je sais que tu connais Lewis, je vous ai vu tous les deux une fois à l'hôpital, tu te souviens ? Je ne savais pas que tu avais rencontrée Helen, mais c'est visiblement le cas. Et maintenant elle prétend que tu es une amie de Nyman. Je trouve que ça fait beaucoup.

- Tout est lié mais je...

- Tout tourne autour de toi. Tout a commencé avec toi.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Lors de notre première rencontre, à l'audience préliminaire de Miguel Vasquez... tu as fait quelque chose. Tu m'as fait quelque chose, corrigea-t-elle passées quelques secondes.

- A vous et à toutes les personnes présentes dans la salle, oui.

Elle ne se souciait plus à présent de ce que pouvait ou non connaître Mallory. Elle savait pour le sang. Elle l'avait vue sauver Helen. Elle devait bien avoir une idée de ce dont il s'agissait, au final. Le reste n'était que détails.

- De quoi s'agissait-il ?

- C'est difficile à expliquer...

- Essaie.

- Je ne pouvais pas vous expliquer pourquoi j'étais présente lorsque cet homme a abattu Lucie. Alors j'ai... modifié votre perception des choses, pour que cela semble aller de soi. Pour que vous ne posiez pas de questions.

- Alors pourquoi tu me laisses savoir tout ça maintenant ?

- Parce que je n'ai plus tellement le choix.

- Je ne suis pas certaine de tout comprendre.

- Oh, moi non plus, répondit Eve avec un sourire fatigué.

- Est-ce que tu sauras aider Helen ?

- Je crois que oui, mais il faut me laisser un peu de temps. Je pense savoir ce qui lui arrive... et je connais quelqu'un qui saura quoi faire.

Christal. Christal saurait quoi faire. A son retour. Il y allait bientôt y avoir vingt-quatre heures que Tam et elle-même avait conclu leur pacte avec le Médiateur. En toute logique, ce dernier devait ramener l'ange d'un moment à l'autre. Et Eve ne doutait pas qu'elle puisse résoudre son énigme. Elle se releva, gagnée par une énergie nouvelle.

- Je reviendrai vous voir aussi vite que possible.

Mallory la raccompagna jusqu'au perron, l'air troublé. Songeuse. Et très lointaine.

- Est-ce que... est-ce qu'il y a quelque chose que je peux faire pour elle, en attendant ?

- Ne la laissez pas seule, répondit simplement Eve.

 

* * *

 

        La porte pivota sur ses gonds avec un grincement furtif, dans la lumière qu'elle laissa entrer flottait un nuage dense et mouvant de quelques milliers de particules de poussière. Les deux jeunes gens passèrent timidement le seuil, et eurent instantanément l'impression que l'air se raréfiait autour d'eux. Comme si l'atmosphère se faisait tangible... et poisseuse. Sébastien traversa la pièce et tira les doubles rideaux de la fenêtre murale. Le soleil chassa les ténèbres, mais pas le malaise qui imprégnait les murs.
Une chambre sordide au premier étage d'un hôtel sordide.
A même les cloisons, griffonnés au feutre noir, s'alignaient des séries de chiffres, de noms, de flèches, le tout en une sorte d'énorme organigramme. Les pensées de Cassandre O'Connor.
Son être sur les murs.
Au sol, le sang de Lucie.
David détourna le regard des traces sombres et posa le bout de ses doigts sur les inscriptions.

- Tu y comprends quelque chose ?

- Pas pour le moment, admit Sébastien tout en fouillant son sac à dos pour en extirper l'appareil numérique contre lequel il avait troqué son vieux polaroïd.

Le voyant clignota, et il se mit à capturer les pensées éparses de Cassandre. David se laisser tomber à genoux pour mieux regarder sous le lit, d'où il sortit deux lourdes boites en carton.

- Je m'occupe du reste, fit-il à l'intention de son ami.

Il traîna le premier carton jusqu'à une large table basse elle aussi couverte de signes divers.

- Sébastien ? Tu devrais photographier ça aussi.

Le jeune homme cadra la table et captura la nouvelle série de codes. David hissa la boite dessus, renversant un passage un lourd cendrier de verre.

- Cassandre fume, lâcha-t-il.

Sébastien haussa les épaules mais prit tout de même l'objet en photo. David ôta le couvercle de la boîte. Ses doigts coururent le long d'une impressionnante suite de dossiers hétéroclites. Il en sortit un au hasard et l'ouvrit en première page. Sébastien décolla son oeil de son appareil pour le poser sur les grands feuillets étalés sur la tablette.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

- De... de tout.

Il tourna aléatoirement les pages.

- Des analyses médicales, des relevés de compte des... y'a même des bulletins scolaires.

- Tout au même nom ?

Il parcourut rapidement les en-têtes des documents. Toute une vie de papier.

- Ouais, Elisabeth Wyner.

- C'est son dernier hôte ça !

David replaça le fichier dans la boite et tenta d'en estimer le nombre total.

- Si tout ça s'y rapporte... elle a eu un sacré paquet d'hôtes.

Il porta sa main tout au fond du carton, et ramena une mince chemise au nom de Lucie Anderson.

- Merde alors...

- On dirait qu'elle n'a pas eu le temps de pousser très loin ses recherches, nota Sébastien.

- On dirait.

Il referma la pochette d'un geste brutal.

- On fera le tri plus tard. J'ai pas envie de m'éterniser ici.

Son ami jeta un dernier regard le long des murs.

- Il faudra revenir nettoyer tout ça... Je sais bien que l'hôtel est désaffecté mais on ne sait jamais.

- Pas tout de suite. Peut-être que la disposition aussi a son importance.

- Dans ce cas on la recréera au mieux via l'ordinateur. Pourquoi j'ai boudé le numérique aussi longtemps ?

- Va savoir....

Le jeune homme noir réprima un frisson.

- Allez fichons le camp.

 

 

* * *

 

        Lorsqu'elle fut sûre que Lucie s'était bien endormie, Tam posa l'extrémité de ses doigts sur le poignet de la jeune femme. Ses battements de coeur étaient quelque peu ralentis, mais d'une régularité rassurante. La Daeren songea que Lucie supportait décidément bien le "traitement". Ils n'avaient assisté à la manifestation d'aucune sorte de Cassandre depuis que Tam elle-même l'avait fait revenir pour lui parler. Ce qu'elle aurait regretté amèrement si elle avait eu le temps de nourrir des regrets. Elle remonta la couverture sur les épaules de Lucie puis quitta la chambre, refermant la porte avec douceur juste au moment où Eve passait celle de l'entrée.

- Comment va Lucie ? demanda-t-elle tout en ôtant son manteau.

- Aussi bien que possible... Et pour toi ? Comment ça s'est passé ?

- C'est difficile à dire...

La jeune fille tira une chaise vers elle et s'installa face à son mentor.

- Je pense qu'Helen a des phases. Sauf que ça n'arrive que lorsqu'elle dort. Elle voit des choses... des images qui ne proviennent pas d'elle.

- Tu as vu ces images ?

- Oui. Je me suis connectée avec elle.

- Et ? appuya Tam, la sentant hésiter sur un point qu'elle ne voyait pas se dessiner.

- Et, le contact a été presque immédiat... une fois que j'ai eu ouvert mon esprit.

- Où veux-tu en venir ?

Eve enroula nerveusement ses doigts autour d'une mèche de cheveux, l'air ailleurs.

- Angel, ou même Jess n'aurait pas eu à le faire. Son lien avec les autres... cette empathie allait de soi. C'était ancrée en elle.

- Et tu crois que ça ne l'est pas en toi ?

- Ça l'a été. Tout au début... avant même qu'Oz ne me nomme, je ressentais tout. Ça s'apparentait presque à de la transmission de pensées tant c'était précis.

- Et quand cela a-t-il cessé ?

- Quand j'ai... "posé des scellées" sur les esprits de mes amis, je crois. Ça s'est mis à diminuer progressivement à partir de là. Et nous... tu m'as appris à contrôler bien des choses et à développer des capacités que je ne savais même pas avoir, mais nous n'avons jamais retravaillé l'empathie.

- J'ai pensé à tort que c'était pour toi une chose acquise, reconnut Tam. Et je reconnais que...

- Oui ? l'encouragea son élève comme elle s'interrompait.

- J'étais plus motivée par l'idée de ramener Christal que n'importe quoi d'autre. Je t'ai aidée à maîtriser tout ce qui nous serait utile pour la sauver, plus que ce qui était utile pour mener à bien ton... travail. Celui d'Angel.

- C'est drôle que tu dises ça. C'est ce dont me parlait l'Informateur.

- C'est à dire ?

- Du travail d'Angel que je ne faisais pas. Des phases que je "refuse" d'avoir selon lui.

Tam posa doucement sa main sur la sienne.

- Ça ne sert à rien de te culpabiliser... Tu as dû faire face à énormément de choses depuis que tu es... arrivée. Tu ne peux pas tout gérer à la fois. Pas encore, ajouta-t-elle avec une ébauche de sourire. Maintenant que nous avons géré le plus gros, nous allons pouvoir nous reconcentrer sur l'origine. Et puis il n'y a pas meilleur guide que Christal pour ce qui est de l'empathie et des connexions.

- Tu penses que ce sera encore long ?

- Je n'en sais trop rien... Nous n'avons fait notre choix qu'hier...

- Oui mais je ne pensais pas le Médiateur soumis aux contraintes de temps.

- La temporalité ne fonctionne pas partout de la même manière tu sais... Et celle que tu connais n'est pas forcément figée.

Eve pencha la tête sur le côté, intriguée.

- Les Daerens savent influer sur le temps ? Sur la chronologie des choses ?

- Et bien notre façon de nous déplacer  dans l'espace vérifie le principe d'Einstein : plus un appareil on se rapproche de la vitesse de la lumière, plus le temps à l'intérieur de celui-ci s'écoule lentement. Une fois cette vitesse dépassée... il arrive que oui, la chronologie ait été modifiée.

- Tu veux dire que vous remontez le temps ?

- L'expression n'a de sens que si l'on considère que le temps s'écoule dans un sens donné seulement. Mais oui, on peut justement dire cela. De toute façon nous avons trouvé un moyen de nous déplacer sur de longues distances sans subir de perturbations du temps.

- Comment ?

- Nous ne nous approchons plus de la vitesse de la lumière.

La jeune fille leva un sourcil perplexe.

- Alors il vous a fallu des millions d'années pour venir ici ?

- Cela aurait été techniquement faisable, l'Un ne peut pas mourir, je te l'ai dit. Mais non. D'autant plus que nous ne sommes pas tous partis, seulement quelques-uns détachés de l'Un. Bref l'idée c'est qu'au lieu d'augmenter la vitesse, nous réduisons la distance.

Elle parcourut la table du regard et avisa une feuille dont elle arracha l'un des cotés sur la longueur.

- Si tu es à un bout de la bandelette, et que tu veux aller à l'autre, quelle est pour toi la plus courte distance ?

- La ligne droite, répondit Eve.

- Dans l'espace euclidien, oui. Mais avec un peu d'imagination, en sortant de ce système...

Elle rejoignit alors les 2 extrémités du morceau de papier.

- Tu n'as plus qu'à sauter d'un bord à l'autre.

- Vous... courbez l'espace ?

- Pas réellement. En vérité nous créons des portes qui annihilent la distance. Je pense que ce qui s'en rapproche le plus dans l'univers tel qu'on le connaît ce sont les trous noirs.

- C'est impressionnant.

- Pas tant que ça. Il faut juste avoir en tête que toutes les règles ne sont pas forcément toujours vraies. Les parallèles peuvent se croiser et un plus un peut donner trois. Il suffit de ... sortir du système tel qu'on le connaît.

Elle eut un léger soupir.

- Tout ça pour dire que je ne sais pas quand le Médiateur nous ramènera Christal.

- Ni ce qui nous tombera dessus en retour.

- Non...

Eve se saisit du morceau de papier, traçant de l'index une ligne imaginaire. Une lueur passa des yeux de Tam.

- Avec tout ça j'oubliais presque... Les filles sont passées mais elles n'ont pas pu rester très longtemps, Diana a un examen... Elles voulaient nous parler de quelque chose, et notamment avoir ton avis.

- Ah ?

- Lauren subit toujours les effets secondaires du sang que lui a injecté Cassandre et... elle fait des rêves très étranges. Diana pense qu'il pourrait en fait s'agir de messages.

Le regard d'Eve se figea.

- Par messages tu entends phases ?

- Comment savoir ?

- C'était quel genre de rêves ?

Tam secoua la tête, confuse.

- Elle n'a pas eu le temps de me raconter.

- Il faut que je l'appelle maintenant.

- Je t'en prie. Je vais vérifier si Lucie va bien... Je reviens.

Tandis que ses jambes l'éloignaient de la pièce principale, la main d'Eve alla chercher son téléphone cellulaire au fond de sa poche, composa le numéro et porta l'appareil à son oreille. Lauren décrocha à la seconde sonnerie.

- C'est moi, lança-t-elle en guise de salut.

- Je ne vais pas pouvoir rester longtemps au téléphone, Eve, je suis dans la salle d'attente et je rejoins Diana dans cinq minutes.

- Je ne serai pas longue. Mais il faut que je sache, à propos de tes rêves...

- Oui ? Diana pense que ce ne sont pas des rêves.

- Ça n'est pas impossible... Le... celui dont tu te souviens le mieux, à quoi il ressemble ?

- Et bien ça se passe dans un parc et...

Eve sentit son pouls s'accélérer.

- Il y avait de la musique ? Et du sang ?

- C'est ça... tu as ... eu cette phase ? demanda la jeune fille, surprise.

- Helen Mallory, pas moi, je n'ai...

Mais l'image du parc devint soudain familière, puis lui revint en mémoire avec une étonnante précision. L'herbe, la lumière, la balançoire... Elle s'était déjà retrouvée en ce lieux. Après avoir perdu connaissance dans le métro, elle y avait...
rêvé.
Elle lâcha le morceau de papier, interdite.
Elle avait compris.
Tout au moins elle avait une théorie, qu'elle devait s'empresser de vérifier.

- Eve ?

- Je suis là, répondit-elle pressement. Je crois savoir ce qui t'arrive, et à Helen, mais il faut d'abord que je m'assure de certaines choses... et je vais avoir besoin de toi.

- Je t'écoute.

- Il faut que tu ailles parler à Fanny Clay.

- Je ne la connais pas tu sais... Je crois savoir qu'elle ne parle qu'à Diana ou presque...

- Alors allez la voir toutes les deux. Je veux que tu lui racontes ton rêve... Tes rêves s'il y en a d'autres. Et ... en fait dans l'idéal il faudrait que je la vois mais pas tout de suite...

Elle passa une main sur ses yeux fatigués.

- Parle lui, d'accord ? Si ton rêve ne lui dit rien demande lui de raconter les siens... prenez note du plus de détails possibles, c'est important.

- Et toi qu'est-ce que tu vas faire ?

- M'ouvrir l'esprit... répondit Eve avant de raccrocher, un rien brusquement.

Lorsqu'elle revint au salon, Sébastien entrait, son sac en bandoulière sur l'épaule et les bras chargés d'un grand carton.

- David arrive avec la suite.

- Vous avez fait vite, nota Tam avec un sourire à l'adresse du jeune homme.

- On n'a pas tout à fait fini en fait.

Il posa la boite au sol et sortit son appareil photo de sa sacoche. Faisant défiler quelques vues, il le tendit à l'ange qui observa avec attention le cliché d'un mur recouvert de mots, chiffres et symboles.

- Ça te parle un peu ? demanda le garçon.

- Un agrandissement ne serait pas du luxe... Le carton, qu'est-ce que c'est ?

- Tout ce que Cassandre a pu rassembler sur ses hôtes.

- Y compris Lucie, lança David qui venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte.

Il se délesta de son carton.

- J'imagine que ça lui permettait de se faire plus aisément passer pour eux.

- Et de les combattre, ajouta Tam. Il est plus facile de maîtriser l'esprit de quelqu'un quand on en connaît un maximum à son propos...

- Je vais vous laisser voir ça, intervint Eve. J'ai demandé à Diana et Lauren de retourner voir Fanny. Je pense qu'elle peut nous aider à discerner certains éléments... En attendant j'ai quelque chose à faire... et j'ai besoin de m'isoler un peu pour ça.

Tam interrogea sa protégée du regard, qui lui esquissa un sourire rassurant avant de passer la porte menant à la cuisine.

- Elle est un peu bizarre non ? dénota Sébastien.

- Elle a toujours été bizarre, répondit juste David.

- Ok...

Tam s'avança vers eux.

- Voyons si on peut tirer quelque chose de ces dossiers. Ensuite on regardera les photos.

- Tu espères trouver quoi ?

- Je n'en sais trop rien... Un point commun à tous ses hôtes. Un... n'importe quoi qui nous permettrait de mieux la comprendre.

Sébastien acquiesça d'un signe de tête et entreprit de débarrasser la table pour y étaler les fichiers de Cassandre. Son oeil capta un scintillement doré, et il détourna ses yeux noirs sur un guerrier de bronze prêt à pourfendre quiconque se mettrait en travers de son chemin.

- Qu'est-ce que c'est ?

Tam se saisit avec délicatesse de la lourde statuette.

- C'est une sculpture inspirée du Massacre des Innocents.

- Le tableau ?

- C'est ça.

Un sourire amusé se dessina sous ses yeux surpris.

- Je ne te savais pas cette passion pour la peinture biblique.

Elle désigna d'un geste emphatique les nombreux livres empilés un peu partout dans la pièce.

- Je m'intéresse beaucoup aux arts. Et cette toile... quelque chose dedans m'avait tout de suite interpellée, lâcha-t-elle, presque comme un aveu.

- Les mères qui hurlent ?

- Les deux angelots au dessus, sur leur nuage. Qui regardent sans intervenir.

Elle reposa la statuette avec un petit rire nerveux.

- Ce ne sont pas toujours les hommes aux épées qui me font le plus peur.

- A moi non plus, répondit-il, l'air soudainement très sérieux.

Avant que Tam puisse lui demander de quoi il avait peur, le son caractéristique de verre se brisant passa à travers le mur de la cuisine et leur fit tourner la tête.

- Qu'est-ce que c'était ?

Ils se relevèrent et rejoignirent David qui leur avait déjà emboîté le pas.
Sur le carrelage, à coté d'une chaise renversée, le corps d'Eve était étendu au milieu des débris translucides de ce qui avait été un vase. L'eau courait déjà vers sa main ouverte qui reposait, inerte, tout à côté d'une fleur de lys.

 

* * *

   

    De la lumière, froide, mais si crue et blessante qu'elle lui choisit les ténèbres et ferma les yeux. Des sons, en pagaille, se mêlant les uns aux autres, mais elle parvint tout de même à en identifier quelques-uns. Des coups sourds contre une porte. Un crissement de pneus sur une chaussée. Du métal torturé. Et... de la musique, les modulations gutturales d'une guitare électrique. Eve n'osa toujours pas ouvrir les yeux. Attendre. Voir ce qui allait se passer. Ou ne pas se passer. En elle se mêlait la peur et la fascination respectives de Jess et d'Angel pour le niveau sept. Elle sentait ses pieds reposer sur une surface bien tangible, alors elle s'y assit. C'était un sol lisse et froid. Derrière ses paupières closes, elle sentit l'intensité de la lumière diminuer. Un à un, les différents sons se turent ou se firent plus lointain. Finalement, ne lui parvint nettement qu'un bruit d'eau mouvante. Le clapotis reconnaissable de gouttes tombant sur une étendue liquide. De la pluie ?
En tout cas tout était calme à présent. Même en elle-même. Ne restait qu'une écrasante sensation de solitude. Lorsqu'elle... lorsqu'elles étaient deux, qu'elle était Jess ou Angel, l'une comme l'autre avait au moins l'impression de ne jamais être seule, même ici. Elle se rappela leur terreur à chacune lorsque le niveau sept les avaient séparées. Lucie avait rejoint Jess et Christal aidé Angel, elles n'étaient certes pas restées seules longtemps, pourtant cela demeurait l'un des plus perturbants de ses souvenirs.
A présent, Angel ne pouvait plus être séparée de Jess, mais jamais Eve ne s'était sentie aussi seule. Alors elle laissa la lumière pénétrer ses pupilles.
Ah. Elle ne s'était pas attendue à ça. Sous ses pieds du carrelage, derrière elle, cinq petites cabines parfaitement identiques. Il n'y avait pas de pluie ou de flaques, mais une série de lavabos alignés, certains mal refermés ou fuyants. La lumière froide tombait artificiellement des néons encastrés au dessus. Quelques-uns clignotaient, comme en proie à l'épilepsie. Entre lavabos et lampes étaient accrochés quelques miroirs écaillés qui renvoyait à Eve l'image de la surprise imprimée sur ses rétines.
Elle se trouvait dans des toilettes. S'il y avait là un message ou une symbolique cachée... elle ne lui apparaissait pas évidente. Le bruit devenant agaçant, elle resserra les robinets pour le faire cesser, mais certains lavabos fuyaient désespéramment. Elle se dirigea vers les cabines et entreprit de vérifier que personne ne les occupait. Les quatre premières étaient vides. La cinquième aussi en vérité, mais pas de la même façon. L'ouverture ne donnait pas sur des murs de plastiques couverts de graffitis mais sur le néant. Une abysse noire et tremblante. Eve réalisa que sa main tremblait elle aussi, et elle claqua violemment le battant. Se retournant, elle interrogea son reflet du regard. Et lorsque ce regard passa du bleu à l'argenté, elle comprit.
Elle n'était peut-être pas dans le niveau sept en fin de compte. Ce qui était sûr c'est qu'elle n'était pas dans n'importe quels toilettes. C'était ceux du rez-de-chaussée du lycée de Jess. Le lieu où pour la première fois, la jeune fille avait vu ses iris changer de couleur.
Elle était dans un souvenir.

 

* * *

        - Doucement...

Après l'avoir saisie par les épaules et les chevilles, les deux garçons allongèrent Eve sur le canapé et sous le regard inquiet de Tam. Sébastien repartit de l'autre côté tandis que David surveillait le souffle lent de la semi-humaine.

- Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

- Je n'ai pas de réelle certitude, mais je crois fortement qu'elle a essayé de ravoir des phases.

- Et ?

- Je ne suis pas sûre...  Je pense qu'elle n'a pas su gérer le "flux."

- Le flux ?

- Elle n'avait jamais tenté de se... "reconnecter" auparavant. Ce n'était sans doute pas un hasard si en tant qu'Eve elle n'a jamais eu de phases. Son esprit ne sait pas gérer les signaux comme pouvaient le faire ceux de Jessie et d'Angel.

- Où est Lucie ? demanda alors le garçon.

- Lucie dort.

- On devrait peut-être...

- Elle a besoin de se reposer. Et en toute franchise je pense qu'il serait mieux de ne rien lui dire. On ne peut pas aider Eve si on doit toujours agir comme s'il s'agissait de Jess et Angel. Il faut procéder différement maintenant

Sébastien emergea de la seconde chambre, un oreiller à la main qu'il alla glisser sous la tête de la jeune fille.

- Pourquoi ne se réveille-t-elle pas ? demanda-t-il, intrigué.

- Elle est dans le coma ?

Tam posa doucement la main sur le visage de son élève.

- Non, je ne crois pas. Je la sens toute proche...

- Alors elle serait coincée dans le premier... ? Dans un rêve ?

- Possible mais invérifiable. Le premier niveau est individuel, pas d'interactions possibles...

David hoqueta.

- Pas forcément ! Diana a réussi à intégrer le rêve de Fanny, quand elle était inconsciente.

- Parce que Fanny ne rêve pas de la façon qu'on connait, elle passe par le niveau sept pour...

- Et c'est peut être bien ce qui arrive à Eve. C'est pour ça qu'elle serait proche mais lointaine à la fois...

- Je n'avais pas du tout pensé à ça...

- Tu sais ... rêver dans le niveau sept ? interrogea Sébastien.

- Absolument pas, répondit sans détour la Daeren. Je ne sais pas comment cette jeune fille y arrive mais je pense décidément que si nous pouvions le comprendre nous aurions fait un immense pas en avant.

Elle tendit la main vers le téléphone.

- Nous avons besoin d'elle. Maintenant. Si Eve a demandé aux filles d'aller lui parler c'est qu'elle la pensait liée à tout ce qui se passe. Elles sont parties la voir, il faut qu'elles nous la ramène...

Elle composa le numéro de Lauren et passa le combiné à David :

- Dis leur de rester avec Fanny, et que tu viens les chercher avec ta voiture. Toutes les trois.

- Comment la faire sortir ?

- Je te fais confiance pour improviser...

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, et quelques instants plus tard, il était déjà parti. Sébastien attendit qu'ils furent seuls pour interroger Tam d'un air sceptique.

- Tu penses vraiment pouvoir apprendre quelque chose d'une femme qui n'est plus capable de vivre dans le monde réel ?

- Je n'en sais rien, mais au point où nous en sommes...

Elle eut un soupir de découragement.

- Il faut aider Eve. La sortir de là.

- Elle n'a pas tout à fait l'air de rêver, fit remarquer Sébastien, constatant les yeux grands ouverts et le regard lointain de la jeune fille inanimée.

- Non... murmura Tam en passant la main dans les cheveux de sa protégée, elle semble... en autisme.

Elle se retourna vers le garçon.

- Je crois qu'elle est coincée en elle-même. Elle n'est dans aucun niveau, elle est dans son propre esprit, et s'il est toujours relié aux autres, toujours en phase, ça doit être...

- Un vrai bordel, acheva Sébastien.

 

 

* * *

    La porte de sortie refusait de façon non négociable de s'ouvrir, et Eve sut alors qu'il lui faudrait passer par l'abîme béant de la dernière cabine. Peut-être était-ce d'ailleurs là la véritable sortie, mais elle doutait que ce fut aussi aussi simple. Elle revint sur ses pas, croisant une dernière fois son reflet. Il avait cette fois les yeux de Jessie, iris bleu pâle mêlés de jaune, pupilles rétractées pour mieux se protéger de la lumière, et regard de petite fille perdue.
Eve détourna le sien. Et alla ouvrir la porte de la cabine.
Le trou noir de tout à l'heure avait fait place à un long couloir sombre, parcouru de quelques flaques de lumière affable et rougeatre. Elle posa précautionneusement son pied sur le sol et le sentit s'enfoncer de quelques millimètres. C'était comme de marcher sur de la terre battue. Un second pas, et elle s'engeagea de façon plus franche dans le tunnel. Quelques mètres plus loin, elle s'accroupit pour tater sol, qui lui semblait de plus en plus granuleux, et ramena une main grise de poussière. De poudre plutôt... elle ne savait de quoi, mais c'était suffisament dense et compact pour lui permettre de marcher. Elle poursuivit son chemin, lente mais déterminée. Calme. Arrivée à hauteur de la première source de lumière rouge, elle ne put pourtant retenir un cri.
Une sorte de fenêtre était comme découpée dans la paroi, d'où émanait la lueur. Elle donnait sur toute petite pièce aux murs rouges eux aussi, dans laquelle un homme se débattait, tentant d'échapper à l'étreinte meurtrière de ce qui ressemblait à un serpent. Un serpent sans yeux ni crochets. Eve tendit la main vers l'ouverture mais une décharge parcourut alors tout son corps, du bout de ses doigts à son estomac, et elle recula, étouffant un cri de douleur. Il n'y avait pas de séparation nette et palpable, comme une vitre, mais il n'en demeurait pas moins que le couloir et la pièce n'appartenaient pas l'un à l'autre. Elle ne pouvait pas passer. Gardant ses distances, elle attendit que le regard de l'homme se tourne dans sa direction pour lui faire signe qu'elle était là, qu'elle allait tenter de l'aider, mais les yeux du prisonnier passèrent sur elle sans jamais s'y poser. Elle lui était invisible.
Elle ne pouvait que le regarder avoir mal.
Elle le regarda. Et puis, finalement, le reconnut. Elle avait croisé son visage très peu de temps auparavant, il appartenait aux quelques personnes qu'elle avait vues lors de sa tentative de "reconnexion". Quelques instants avant de se sentir glisser ailleurs, et d'attérir ici.
Un de ces mêmes visages que voyait Helen.
Eve sentait les pièces du puzzle se mettre en place. Elle n'était défintivement pas dans le niveau sept. Elle était dans sa propre tête. Et elle venait de quitter un morceau de sa mémoire pour une sorte de pont, une partie de son esprit reliée aux autres. Elle devina que toutes les autres lumières rouges devaient donner sur de semblables alvéoles. Sur des gens demandant de l'aide.
Qu'elle ne pouvait leur donner.
Il lui apparaissait deux possibilités : elle était là pour découvrir comment atteindre ces gens, pour faire cesser leurs cris. Ou pour fermer définitivement le couloir. Se contenter de ne plus les entendre.
Elle reprit son avancée.

 

* * *

        Le parking de l'hôpital n'était pas bondé, et David songea que la chance était peut-être avec lui, finalement. Il glissa sa voiture à coté d'une camionnette bleu délavé et ne prit même pas la peine de la verrouiller avant de franchir les portes automatiques du hall.
Lauren l'y attendait déjà. Elle le rejoignit d'un pas empressé, les traits du visage crispés par l'inquiétude.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- On n'en est pas sûr... Tam pense qu'Eve a tenté de ravoir des phases... quoi qu'elle ait fait ça l'a mise salement K.O. Où est Diana ?

- Avec Fanny. Elle est en train de lui expliquer qu'on... l'emmène.

Elle le guida vers les ascenseurs.

- Tu es sûr que c'est une bonne idée ? ajouta-t-elle quand ils furent seuls dans la cabine.

- Je serais même plutôt sûr du contraire, mais je n'en ai pas d'autres alors...

- Eve m'a appelée, peu de temps avant que ça n'arrive... Elle disait qu'il était important de parler à Fanny. Et c'est déjà ce que le Médiateur avait dit à Diana.

- Oui lui parler, pas l'enlever dans un hôpital où on ne la garde sûrement pas pour rien !

- On la ramènera au plus vite.

- Ouais, sauf qu'on ne sait pas ce que sera ce "au plus vite."

L'ascenseur les déposa au 4ème étage, et ils firent en sorte que leur démarche ne trahisse pas leur anxiété.
Il était difficile de ne pas courir alors qu'Eve était peut-être en train de mourir.
Dans la chambre, une Diana accroupie semblait fixer des yeux ceux d'une jeune femme assise sur son lit, l'air profondément perdue. Si les pupilles de Diana étaient devenues insensibles à la lumière, son regard était toujours là, plus vivace que jamais.

- Ce n'est pas surveillé ? s'étonna David.

- C'est un hôpital, pas une prison, répondit Lauren en allant ouvrir l'armoire murale.

Elle en sortit quelques vêtements qu'elle déposa doucement sur le lit, à coté de Fanny. Comme si elle avait pu la voir, Diana fit un signe de tête dans sa direction.

- Il faut que tu t'habilles, murmura-t-elle à Fanny, qui s'exécuta aussitôt.

Un léger mais très joli sourire flottait sur ses lèvres. A n'en pas douter, elle était heureuse de partir.

- Comment on la fait sortir ?

- Par la porte, lâcha Diana en se relevant. Du moment qu'elle n'a pas l'air d'une patiente, je ne vois pas pourquoi nous rencontrerions des problèmes à lui faire franchir le seuil.

Elle posa ses yeux aveugles sur le jeune homme.

- Ne t'inquiète pas.

Un désagréable tressaillement parcourut la colonne vertébrale de David.

 

* * *

    - Elle bouge.

Tam lâcha le dossier qu'elle était en train de parcourir pour rejoindre Sébastien au chevet d'Eve. Celle-ci basculait en effet sa tête de gauche à droite, et l'on devinait ses yeux bouger sous ses paupières closes.

- Eve ? appela le jeune homme.

- Elle n'est pas en train de se réveiller, soupira tristement Tam. Mais il doit se passer quelque chose... là-bas.

- "Quelque chose", répéta Sébastien.

- On dirait qu'elle est en train de se battre... ou plutôt de se débattre.

- Il y a un moyen de savoir contre quoi ?

- Non, je ne peux pas pénétrer son esprit... il n'est pas si ouvert qu'il n'y parait.

- Il n'y parait rien. Eve a toujours été quelque peu refermée sur elle-même.

Il y avait un rien de colère dans sa voix.

- Elle aurait pu au moins nous dire ce qu'elle allait faire...

Le cri de surprise de Tam l'interrompit.

Les yeux d'Eve ne bougeaient plus, mais elle avait commencé à trembler. Son corps s'arc-bouta, puis retomba sans douceur sur le divan. Prise de convulsions, elle roula sur le parquet. De l'écume apparut au coin de ses lèvres, à laquelle se mêla bientôt du sang. Tam tenta de plaquer ses épaules au sol et lança sans se retourner vers Sébastien, resté sans réaction :

- Aide moi ! Il faut l'empêcher de ...

Elle sentit le danger arriver, mais trop tard cependant. Se retournant, elle vit le soldat de bronze fuser sur elle, épée levée. Le socle de la statuette la frappa de plein fouet, ensanglantant sa tempe et lui faisant perdre conscience. Elle s'écroula aux cotés d'Eve, toujours secouée de spasmes.

Il se pencha sur le corps de Tam et porta deux doigts à sa carotide. Son pouls déjà faible ralentissait... Il leva la main, pour achever le travail, mais sa vue se brouilla soudain. Un terrible éclair lui vrilla le crâne, semblant le traverser de part en part. Il lâcha son arme improvisée et la douleur cessa aussi abruptement qu'elle était apparue.
Il n'avait pas imaginé que ce serait si difficile à combattre... Il n'arriverait pas à tuer la Daeren.
Peu importait. Elle avait un corps humain. Un crâne humain. Sans le moindre doute fendu. Elle était humaine, et c'est d'ailleurs ce qui avait tout de suite plu à Sébastien, ce qui l'avait... séduit. Aucune humaine ne pouvait survivre à un tel coup.
Il eut un regard pour la statuette au sol.
Le Massacre des Innocents.
Au fond Tam était déjà morte.

 

* * *

        A présent elle y était enfoncée jusqu'à la taille. Cela avait commencé, alors qu'elle reprenait la marche : chaque pas la faisait s'enfoncer un peu plus dans cette étrange poudre grisâtre à l'odeur amer. Eve ne pouvait qu'espérer atteindre le bout du couloir, et donc un rebord sur lequel se hisser, avant d'être totalement ensevelie. Pas après pas, son avancée se faisait de plus en plus laborieuse. Alors que ses épaules étaient prises à leur tour, elle sut soudainement et très exactement dans quoi elle s'embourbait. Cette poussière qui n'en était pas, c'était tout ce qui restait de squelettes humains. Des ossements réduits en poudre. Des particules d'être. Un monceau d'humanité. Eve réalisa ne plus avoir de voix alors que de sa gorge cherchait à s'échapper un long hurlement. Elle pensa un instant, avant que la terreur ne s'empare de tout son être, qu'il devait en être de même pour ces gens derrière les fenêtres. Crier sans espoir d'être entendu, voila qui était secouant.
Elle n'avançait plus, mais se débattait furieusement, ne faisant ainsi qu'accélérer le processus.
La poudre pénétra sa bouche, son nez, ses yeux. Bientôt, tout son être fut englouti.

A la surface, son corps cessa de trembler.


* * *

    Sebastien cligna des yeux à plusieurs reprises, étourdi. Il avait très froid, ce qui le sortit plus ou moins de la brume qui nimbait son esprit. Il réalisa qu'il était à l'extérieur, et qu'il pleuvait dru. Il était trempé, l'eau semblait s'être insinuée jusque dans la moelle de ses os. Il se recroquevilla un moment sur lui-même, dans l'espoir de devenir sa propre source de chaleur. Puis il desserra les poings et prit conscience de ce qu'il y avait dans et sur sa main. Les clefs de la voiture de Tam, et son sang.
La pluie effaça bien vite le sang, et le jeune homme se dirigea vers la voiture, garée quelques mètres plus bas. Une fois à l'intérieur, il mit le moteur en marche, pour pouvoir allumer le système de chauffage.
Bon. Il avait tué Tam.
Il avait tué Tam....
Il avait tué Tam il avait tué Tam il avait tué Tam il avait...
Stop.
Sébastien prit son visage dans ses mains, une poignée de secondes, puis releva la tête, l'air plus serein.
Les boites. Il ne pouvait pas les laisser là-bas. Il ôta sa veste et en couvrit sa tête afin de se protéger de la pluie, et sortit de la voiture. Ses jambes l'amenèrent très vite au pied de l'immeuble, et avalèrent plus vite encore les longues volées de marches qui séparaient le hall d'entrée de l'appartement de Tam.
Par terre, une flaque de sang impressionnante croissait peu à peu autour du crâne de cette dernière. Tout à coté, Eve ne bougeait plus. Il détourna le regard.
Eve. Il n'y avait plus d'Angel. A quoi bon ? Elle était de toute façon condamnée elle aussi. Tout n'était qu'une question de temps.
Il n'entendait d'ailleurs plus aucun bruit de respiration.
L'appareil photo traînait toujours sur la table. Il en effaça le contenu et se saisit du premier carton, quand son regard tomba sur la porte de la chambre.
Cassandre.
Il laissa tomber la boîte au sol, et, prenant garde cette fois à être silencieux, alla ouvrir la porte.
Lucie dormait toujours.
Parfait.
Passant dans la salle de bain, il fouilla minutieusement l'armoire à pharmacie de Tam, espérant bien y trouver un quelconque... Voila, il y était. Il imprégna d'éther un large morceau de gaze, appréciant une nouvelle fois le caractère humain de la daeren.
Il se surprit à penser qu'elle allait lui manquer, alors qu'il ne la connaissait au fond à peine.
Mais elle avait été intéressante.
Il n'aurait sans doute pas dû la tuer, il avait agit trop vite, sans réfléchir. Mais qui savait si l'opportunité qui s'était offerte à lui se serait représentée...
Il secoua la tête, y faisant tomber doutes et questions. Il n'avait pas le temps pour ça. Il regagna la chambre, et pressa avec violence le tampon d'éther sur le visage de la jeune femme endormie. Celle-ci ouvrit les yeux, mais commença à sombrer avant même d'avoir pu les écarquiller de surprise. Elle se débattit faiblement quelques secondes durant puis demeura inerte.
Il la prit dans ses bras, traversa l'appartement, opta cette fois pour l'ascenseur et alla la déposer sur le siège passager de la voiture. Il prit le temps de changer le véhicule de position, pour que Lucie reste à l'abri des regards, le temps qu'il remonte chercher les boîtes.
Il était en train de jeter la première sur la banquette arrière quand la voiture de David pénétra son champ de vision.
Et merde.
Tant pis pour le second carton. Il se glissa avec furtivité derrière le volant, et démarra, espérant qu'ils ne le verraient pas.
Qu'ils ne le verraient plus.



* * *

 

    - Qu'est-ce qu'il fabrique ? s'enquit David à voix haute alors que la voiture de Tam disparaissait dans un virage, Sébastien au volant.

- Ils sont probablement partis chercher quelque chose pour Eve, lâcha Lauren. Allez, dépêche toi...

A l'arrière, ni Diana ni Fanny n'avaient prononcé la moindre syllabe de tout le trajet. D'un coup d'oeil dans le rétroviseur, David avait même à plusieurs reprises vérifié qu'elles ne dormaient pas. Les mains à plat sur la vitre, Fanny avait détaillé du regard le monde extérieur comme si elle ne l'avait pas vu depuis très longtemps. Diana était restée plongée dans ses pensées. Ce qui ne lui ressemblait pas.

Il avait à peine arrêté le moteur qu'elle descendait déjà de la voiture, nullement ralentie par sa cécité.
Ça aussi, c'était un peu bizarre.
Il précéda les filles comme ils entraient, et manqua de s'étaler sur le sol en buttant contre...
La boîte de Cassandre.

- Qu'est-ce que ça fait là ?

Il se pencha pour la ramasser, et eut soudainement la sensation que quelque chose de terrible s'était produit. Quelque chose d'irréparable.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Lauren.

- Des documents qu'on a trouvé dans la chambre d'hôtel de Cassandre.

Il s'engouffra dans l'escalier, les autres sur ses talons. Diana avait passé son bras sous celui de Fanny et la guidait comme si c'était cette dernière qui ne pouvait voir. Lauren fermait la marche, ne quittant pas les deux jeunes  femmes du regard.
Lorsque David ouvrit la porte, le rouge lui sauta aux yeux. Eve était allongée sur le sol, du sang sur les lèvres et le coté du visage. Rien cependant comparée à l'impressionnante quantité qui s'échappait d'une terrible plaie à la tempe de Tam. Fanny poussa un cri perçant et se retourna, avant-bras dressé pour se protéger les yeux. Diana la prit tant bien que mal dans ses bras, essayant de la calmer, tandis que Lauren et David se précipitaient aux cotés des deux daerens.

- Elle respire ?

Lauren avait posé son oreille contre la cage thoracique d'Eve, et leva une main pour demander le silence.

- Plutôt faiblement, mais oui, elle est toujours en vie.

Elle fit tourner tout doucement la tête de la jeune fille.

- Elle n'a aucune blessure apparente. Et pour Tam ?

- Ça se présente plus mal. Mais elle est en vie elle aussi.

De l'autre coté de la pièce, Fanny s'était assise à même le sol, et semblait avoir retrouvé son calme. Diana posa une main rassurante sur son épaule et lui murmura quelque chose au creux de l'oreille avant de rejoindre ses amis.

- Il faut appeler une ambulance, lâcha-t-elle.

David secoua la tête.

- Et compromettre son secret ?

- Tam est physiquement humaine. Personne ne découvrira rien. Si on n'agit pas très vite, elle va mourir.

Ses mains parcoururent la table quelques instants et se saisirent du combiné.

- Je m'en occupe. Trouvez Sébastien tant qu'il en est temps.

- Quoi ?

- Il est parti, en laissant les filles dans cet état, il comptait visiblement emporter les dossiers de Cassandre et...

- Lucie, lâcha David.

Il alla ouvrir la porte sur une chambre vide.

- Il l'a probablement emmenée elle aussi.

- Lucie, ou Cassandre ? fit remarquer Lauren.

- Bordel de ...

- Je ne sais pas ce qui s'est passé ici, énonça calmement Diana, mais Sébastien doit le savoir, et il est probable que... Il fuit quelque chose, se reprit-elle. Il a dû penser ne plus rien pouvoir faire pour Tam et Eve, et Lucie et lui sont partis. Il faut le retrouver avant celui qui a fait ça.

David acquiesça.

- Ok... et pour Eve ?

- On ne peut rien faire pour Eve pour le moment. Allez chercher Sébastien, je m'occupe du reste.

- Toute seule ? Ça va aller ? s'enquit Lauren.

- J'ai l'air d'avoir besoin d'aide ?

- Je n'ai rien dit, rectifia la jeune femme. Par contre... comment on va retrouver Sébastien ? Il doit avoir pris de l'avance maintenant...

David eut un regard pour la boite, puis pour l'appareil photo de son ami gisant sur la table, allumé. Il s'en saisit et constata qu'il n'y restait plus aucune trace des photos prises plus tôt.

- Il cherche à effacer les traces de Cassandre.

Les murs.

- Je crois que je sais où il va.

Lauren lui emboîta le pas après un dernier regard à Diana. Un regard non rendu.
Diana se tourna vers Fanny, toujours immobile, et lui lança un triste sourire. Celle-ci se leva alors et se dirigea vers la salle de bain dont elle revint quelques secondes plus tard.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda Diana, intriguée par le bruit.

- J'enlève le sang.

Munie d'une serviette, elle entreprit de nettoyer avec délicatesse le visage de Tam, tandis que Diana, retrouvant ses esprits, composa le numéro des urgences.
Attente.
Pas de signal.

- Et merde !

- Tout cela est parfaitement inutile, lança alors une voix masculine.

La jeune fille sursauta, mais réussit à réprimer un cri de surprise. Fanny ne semblait pas avoir bougé.

- Qui est là ?

- Je m'appelle Oz, répondit la voix avec une douceur mêlée de tristesse.

Diana se raidit, sachant parfaitement où ce personnage se situait sur l'échiquier.
Ou pensant le savoir.

- Qu'est-ce que vous voulez ?

- Le temps qu'une ambulance arrive ici, Tam sera morte. Je veux empêcher ça, rien de plus.

- Est-ce qu'il est réel ? intervint la voix de Fanny.

- Il est bien réel oui, répondit Diana.

Elle eut l'impression que l'air frémissait autour d'elle.

- Je ne peux pas le toucher, fit alors Fanny.

- Ce n'est rien...

Elle tourna la tête dans la direction présumée d'Oz.

- Comment vous comptez faire ?

- Les Daerens ont la capacité d'agir sur le corps humain, de le soigner. Personne ne t'en a fait part ?

- Je pensais que ça vous était interdit.

- Je ne suis pas tout à fait un suiveur de règles.

Une étrange chaleur envahit alors lentement la pièce. Pourtant Diana se sentait trembler, à l'intérieur. Comme s'il se produisait en ces lieux quelque chose de foncièrement mauvais. Eve leur avait parlé de ce pouvoir, de ce qu'il avait fait à Helen Mallory. Et à Lucie lorsqu'Oz l'avait empêchée de mourir...

- Arrêtez ! cria-t-elle.

- C'est trop tard...

Diana se laissa tomber à genoux à coté de Tam, ses doigts courant le long de son poignet à la recherche d'un pouls.
Un battement de coeur. Un autre. Forts et réguliers.

- Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

- Je l'ai sauvée, rien de plus.

- Rien de plus ? Comme pour Lucie ?

Le Daeren ne répondit rien.

- Vous savez ce qui s'est passé dans cette pièce.

- Plus ou moins.

Elle le sentit s'éloigner.

- D'ici peu de temps Tam se réveillera. Et vous expliquera tout.

- Si c'est toujours Tam.

- Ce sera toujours Tam, assura le drôle personnage. Ce n'est pas elle qui a changé.

Elle aurait bien voulu demander qui alors, mais elle doutait qu'Oz ne lui réponde. Et encore plus d'aimer cette réponse.

* * *

 

    Eve ne pouvait rester les yeux ouverts. De nouveau, la lumière autour d'elle était si crue et si intense qu'elle craignait de devenir aveugle si elle ne gardait ses paupières closes.
Il lui semblait être revenue à son point de départ, furieux mélange de bruits et de couleurs agressives. Il lui semblait qu'un long moment s'était écoulée entre l'instant où le sol l'avait avalée et celui où elle s'était retrouvée ici. Elle ignorait ce qui lui était arrivé dans cet intervalle.
Lorsque le chaos autour d'elle s'apaisa, et elle se demanda si elle allait à nouveau atterrir dans les toilettes. Ou dans un quelconque autre souvenir. La lumière déclina à son tour, et Eve ouvrit les yeux.
La nuit. Des murs gris, suintant l'humidité. Une fenêtre donnant sur un escalier de secours rongé par la rouille. Elle était dans un lieu qu'elle connaissait, mais elle n'y avait jamais mis les pieds. Une faible plainte la fit se retourner. Un jeune garçon tremblait de tous ses membres sur un matelas sale et élimé.
Michael Nyman.
Un souvenir, donc. Pourquoi en revenait-elle toujours à Michael ?
Soudain il appela son nom.

- Jess....

Son ancien nom. Qu'importait d'ailleurs, il n'aurait rien dû savoir de Jess.
Quelque chose avait marché de travers.
Eve se rapprocha de la fenêtre et aperçut l'escalier au même vide mouvant que la cabine de son souvenir précédent. Elle enjamba le rebord, et entama précautionneusement sa descente. La dernière marche disparut, cédant la place à un sol granuleux.
Poudre d'os humains.
Le couloir, encore.
Mais une seule fenêtre. D'où s'échappait non plus une lueur rougeâtre, mais une intense lumière blanche.
Il n'y avait de toute façon pas d'autre chemin. Eve s'avança à hauteur de l'alvéole. Et regarda par l'ouverture.
Sébastien. Il n'y avait que Sébastien de l'autre coté, et la clarté s'échappait de ses orbites.
De ses orbites vides.
Elle voulut le rejoindre, mais fut à nouveau repoussée, par une force plus violente que jamais. Une sensation de brûlure parcourut chaque centimètre carré de sa peau, et elle lâcha prise. Des larmes de rage glissèrent le long de ses joues. Pourquoi ne pouvait-elle pas ouvrir son esprit ?
Qu'est-ce qu'avaient Jess et Angel qui lui faisait défaut ?
Elle se releva et retourna vers la fenêtre, mais ses pieds s'enfoncèrent alors dans le sol.
Pas encore...
Elle eut la sensation que le monde entier se désagrégeait, devenait poussière. Alors que son abdomen y était pris à son tour, une main attrapa la sienne.
Une main noire.

- Christal...

- Tout va bien, Eve, répondit l'ange d'une voix apaisante.

D'un geste sûr, elle dégagea la jeune fille du sol mouvant. Qui se solidifia soudain, redevenant carrelage.
Elles étaient revenues dans les toilettes.

- J'aurais voulu pouvoir intervenir plus tôt...

Eve ne répondit rien. Elle frissonnait, toujours en état de choc.

- Tout va bien, répéta la Daeren.

Elle releva la tête. Sa voix tremblait elle aussi :

- Non... je suis coincée et... et Sébastien...

Christal posa son index sur ses lèvres.

- Je crois que je sais comment te sortir d'ici.

- Alors dépêchons-nous, il faut...

- Ce n'est pas aussi simple...

Son regard était inhabituellement grave. Eve pencha la tête sur le côté.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Un risque à prendre.

 

* * *

   
        Une chambre sordide au premier étage d'un hôtel sordide.
Un malaise palpable s'empara de Lauren alors qu'elle se remémorait les évènements liés à cet endroit. D'une certaine façon, tout avait commencé ici. Elle espéra que tout n'y finirait pas.
Ils se rapprochaient de la chambre de Cassandre. D'ici ils pouvaient en voir la porte, qui était grande ouverte. Alors qu'elle arrivait à sa hauteur, Lauren n'eut que le temps de se baisser pour éviter une bouteille qui explosa contre le mur en dizaines de petits morceaux de verre. David ramena la jeune fille vers lui, à couvert.

- Reste-là, lui intima-t-il.

- Sûrement pas.

- Lauren...

- C'est mon frère !

- Je n'en suis plus si sûr. Je ne crois pas qu'il ait fuit quelque chose, ou qu'il ait emmené Lucie pour la protéger de ce qui a attaqué Tam. Je crois que c'est lui qui l'a fait... ou quelque chose en lui.

Il reprit son souffle une seconde.

- Je vais... lui parler. J'aimerais que tu restes prête à agir... ou à repartir, au cas où...

- Où quoi ?

- Nous allons bien voir.

Il se releva et, mains levées, se plaça dans l'embrasure de la porte. Puis entra.
Sébastien était là, jetant tout ce qui lui passait sous la main contre les murs. Presque machinalement, et sans un cri. Malgré la brutalité de ses gestes, il semblait parfaitement savoir ce qu'il faisait.

- Sébastien... l'appela-t-il.

Celui-ci se retourna. De son autre main, il tenait un revolver.

- David, le salua-t-il.

Puis il fit de nouveau face au mur, et lâcha deux syllabes.

- Va-t'en.

- Non. On doit parler.

- Je n'ai plus le temps pour ça...

Il se pencha et de sa main libre, ramassa le cendrier, afin de le lancer à son tour, mais la voix de David stoppa son geste.

- Arrête. Retournes-toi.

Il s'exécuta, à sa grande surprise.

- Ne me provoque pas.

- Je ne te provoque pas, je suis ton ami et je veux te parler. Et... Et pose ton arme nom de dieu !

- Ce n'est pas mon arme, répondit-il très posément. C'est la sienne.

D'un geste de la main, il désigna une forme sombre derrière David. Lucie gisait au sol, inconsciente, ce qui était peut-être un moindre mal, considérant qu'elle n'avait pas eu sa dose de plasma. A cette distance il ne pouvait voir si elle était blessée. En tout cas il n'y avait pas de sang.

- Tu sais comment on appelle l'intérieur du canon d'un revolver ? demanda alors le garçon.

- Sébastien...

- L'âme... ça s'appelle l'âme.

- Qu'est-ce que tu as fait à Lucie ?

Comme Sébastien ne répondait pas, il ajouta :

- Est-ce que c'est toujours Lucie ?

- Est-ce que c'est toujours moi ? Est-ce que tu es toujours toi ?

- Je ne comprends pas.

- Ça parait évident.

Sa tête bascula en arrière, et il partit d'un très long soupir.

- Je ne moquerai pas ceci dit. Je ne comprends pas tellement moi non plus.

- Arrête ça... viens avec moi. Rentrons.

- Je ne peux pas... J'ai...

Sa voix ne tremblait pas, elle était posée, d'un calme presque glaçant. C'était à l'intérieur que son âme titubait tandis qu'il continuait :

- J'ai tué Tam.

- Quoi ?

- Je l'ai tuée, David. Ma main a pris le guerrier, l'épée, ma main lui a fracturé le crâne. Ma main s'est assurée qu'elle mourrait.

Il ne détourna pas le regard et leva son arme.

- C'est moi qui massacre les innocents.

- Je ne comprends rien... Sébastien... Descends et viens m'expliquer.

- C'est vrai, tu ne comprends rien ! Tu ne comprends pas que je pourrais te tuer toi aussi ?

Il pointa le revolver sur son ami et sa main se mit alors à trembler.

- Il suffit que je perde le contrôle, ne serait-ce qu'une seconde et...

Il ne tira pas, mais lança avec rage le cendrier de verre. Le projectile passa loin de David pour atteindre le néon mural qui explosa dans une gerbe d'étincelles, abandonnant la pièce à une semi-obscurité poisseuse.

- Va-t'en.

- Viens avec moi ! Tu n'es pas toi-même et on peut te sortir de là... Le sang de Lauren repoussera ce... peu importe ce que c'est, il le repoussera comme il repousse Cassandre !

- Il n'est pas coincé en moi comme Cassandre en Lucie ! Il peut... sortir et parasiter n'importe qui d'autre. Il peut transmettre à d'autres tout ce qu'il a déjà lu dans ma tête.

- On l'en extraira ! Eve peut probablement...

- Eve n'est plus là. Ou ne le sera bientôt plus. Elle ne peut pas survivre au choc. Et j'ai tué Tam, et Christal est condamnée elle aussi. Plus de Daerens... Plus que nous.

David fit un pas avant. Puis un autre.

- "Nous" pouvons faire beaucoup de choses. On se débrouillait très bien avant leur arrivée. Et on continuera, à notre manière.

- On ne peut pas l'arrêter...

Un demi-mètre de plus.

- Lui ?

- Le flux.

- Je ne saisis pas.

- Mais tu as raison, on ne peut pas l'arrêter lui non plus. Sauf en -

Il posa le canon de son arme contre sa tempe.

- Si je meurs maintenant que je le tiens encore... il partira avec moi. Nos deux êtres iront dans le niveau six.

Les pieds de David avaient quitté le sol avant même que Sébastien n'ait armé le revolver. Celui-ci lui échappa et alla glisser plusieurs mètres durant pour échouer sous la table, tandis que les deux jeunes gens roulaient au sol.

- Lâche-moi !

Le poing de Sébastien rencontra sa mâchoire. Le craquement sonore le fit frémir. La surprise l'abrutit plus que le coup en lui-même : Sébastien avait une force insoupçonnée pour sa carrure. Celui-ci recula de quelques pas, les phalanges en sang. Les lèvres closes mais le regard hurlant. David se releva péniblement, une main à son visage endolori. La  brume dans laquelle l'avait plongé le coup l'empêchait d'avoir réellement mal, il ne ressentait en cet instant qu'une pulsation sourde. Mais le sol sous ses pieds n'avait plus rien de stable. Il cracha du sang. Du sang épais et presque noir. Il voulut parler, et la douleur le sortit du brouillard. Il ne put retenir un terrible gémissement tandis que Sébastien s'avançait vers lui et le frappait de nouveau, à l'estomac cette fois. Cassé en deux, il tomba d'abord à genoux puis s'affaissa doucement sur le côté gauche.
Sébastien s'accroupit, son visage à hauteur du sien, et il en essuya le sang du revers de la main.

- Je veux que tu saches que c'est moi qui ai fait ça... pas lui... Je veux que tu saches que je l'ai fait pour te protéger, et que je suis plus désolé que je ne saurais le dire...

David toussa violemment et tendit la main vers son ami mais celui-ci s'éloigna, toujours à genoux, tâtant le plancher à la recherche de son arme.
Quelques syllabes désarticulées...

- Arrête...

Les sons s'échappaient péniblement d'entre ses lèvres ensanglantées, disloqués dans sa mâchoire brisée.

- Arrête...

Il tenta de se relever, sans succès. Encore. Prenant appuis sur son coude, il parvint à se redresser. Juste assez pour voit très nettement les doigts maculés de sang de Sébastien se replier sur la crosse noire, ceux de son autre main sur le percuteur, et puis le petit bruit devenu soudain si familier du mécanisme s'enclenchant. Les muscles de David le lâchèrent et il se laisse tomber, les yeux clos, attendant la détonation qui ne venait pas.
Un bruit sourd... Des murmures. Il ne sut pas exactement quel laps de temps s'écoula jusqu'à ce que...

Une longue plainte lui déchira les tympans, sorte de mélange de cris étouffés, fureur, désespoir et douleur. David ne rouvrit pas les yeux. Il avait le sentiment que si l'humanité toute entière s'était mise à hurler au même moment, elle aurait produit exactement ce son. Mais ce n'était que Sébastien.
Ou la chose qui avait pris possession de lui.
Il perdit connaissance. Le cri ne s'interrompit pas.

 

 

* * *

        Le bruit d'os en brisant d'autres arracha à Lauren un cri d'horreur, qu'elle parvient à étouffer de ses mains. Reprenant son souffle, elle pénétra la chambre à son tour. La lueur du jour disparue, elle ne voyait pas à plus d'un bon mètre devant elle. Elle trébucha sur quelque chose de souple et s'étala de tout son long.

- Lucie, murmura-t-elle, reconnaissant son amie au sol.

Elle la secoua doucement, dans l'espoir de la réveiller, puis entendit un nouveau bruit de coup, et un insupportable gémissement de douleur. La voix de Sébastien s'éleva dans le noir :

- Je veux que tu saches que c'est moi qui ai fait ça... pas lui...

- Arrête, lui répondit David.

Guidée par leurs voix, Lauren se rapprocha des deux garçons. Sébastien furetait le sol, sans doute pour retrouver son arme.
Non, l'arme de Cassandre. Dont Lauren avait elle-même ôté le chargeur quelques temps plus tôt. Y'avait-il une chance qu'elle n'ait jamais été rechargée ?
Elle entendit le cliquetis métallique indiquant que son frère avait ôté le cran de sécurité. Et plongea. Sa main agrippa le poignet du jeune homme.

- Arrête, murmura-t-elle.

Il la fixa longuement, et elle put malgré l'obscurité voir des larmes tracer deux sillons parallèles dans la poussière qui maculait son visage. Il répondit juste, chuchotant lui aussi :

- Il n'y a pas d'autres moyens.

- Bien sûr que si.

Ses doigts parcoururent à leur tour le plancher jusqu'à se refermer sur un morceau de verre. Serrant les dents, elle entailla maladroitement la paume de sa main, et la tendit à  son frère :

- Le sang des anges...

- Tu ne comprends pas. Je ne peux pas... prendre le risque.

- Quel risque ?

- Si ça ne marche pas...

Il serra les poings et recroquevilla ses bras, tremblant. Lauren tenta de gagner du temps.

- Pourquoi as-tu emmené Lucie ?

- Pas moi, lui, lui...

Sa voix semblait prête à se briser.

- Je le retiens, je le retiens de toutes mes forces, il faut que je l'emmène avec moi tant que je peux le retenir !

- L'emmener où ?

- Au niveau six.

- Sébastien tu ne...

Il la repoussa soudainement, la faisant tomber.

- Sébastien disparaît déjà ! Si je ne le fais pas, il ne restera rien de moi !

Elle le devina pleurer, ce qui à sa connaissance ne lui était jamais arrivé. Puis...

- Il ne restera rien de moi, répéta-t-il, plus calme soudain.

Il tira.
L'arme n'était pas chargée.
Un hurlement atroce prit naissance dans sa gorge, sans doute même plus profondément encore. Un hurlement sans fin. Il tomba à genoux, la tête entre les mains, comme en proie à la plus intense des douleurs.
Lauren savait qu'elle aurait dû se précipiter vers lui, le prendre dans ses bras, lui faire boire son sang, n'importe quoi...
Au lieu de ça elle recula de quelques pas.
Ce n'était pas lui. Cette voix, cette horreur, cette férocité, ce n'était pas Sébastien. Ce n'était pas son frère.
Ça lui ressembla pourtant alors que, le cri mourant, ça murmura à son attention :

- Va-t-en.

Comme David se relevait, péniblement, ça ajouta :

- Toi aussi. Emmenez Lucie. D'ici quelques minutes il sera trop tard.

Ça employa la première personne.

- Et je vous tuerai tous les deux.

 

* * *

        - C'est d'accord, trancha Eve.

- Tu es bien consciente des possibles conséquences ?

- Je sais surtout que je ne peux pas rester ici plus longtemps.

- Très bien.

Christal prit les mains d'Eve dans les siennes, et rapprocha son visage de celui de la jeune fille. Cette dernière ferma les yeux.
L'instant d'après, un millier de sensations avait envahi tout son être. Plaisir, douleur, goût, odeur, son esprit plus ouvert que jamais ne pouvait faire le tri. Elle ne savait même pas par quel miracle elle avait encore conscience d'être. Elle n'aurait même pas dû pouvoir se rappeler son  nom. Et c'était pourtant le cas. Elle était Eve. Elle était mille autres choses à la fois, mais ça n'enlevait rien au fait d'être elle, d'être tout court.
Elle était la feuille qui volait au dessus des toits, la pluie qui tombait dessus, la bouche de l'enfant qui tentait d'en avaler quelques gouttes, le reflet brisé dans les flaques, Tout et Un à la fois. Plusieurs et Seule.
Et c'était plus grisant qu'effrayant.

Au bout de quelques instants, elle retrouva la conscience de son  propre organisme, de chacune de ses molécules, et ouvrit les yeux. Ceux de Lauren, David et Tam étaient posés sur elle. Emplis d'inquiétude et de peine, aussi.

- Elle se réveille, murmura le garçon entre ses dents.

Tam se pencha vers elle, passa sa main sur son visage.

- Est-ce que ça va, Eve ?

Elle se releva, lentement, découvrant ainsi la présence de Diana, d'une jeune femme qu'elle devinait être Fanny, et de Lucie. Cette dernière semblait aussi sonnée qu'Eve l'était elle-même. Elle réalisé que Tam l'avait appelée Eve. Lucie était donc au courant. Plus de secrets. Pour personne, car il étaient tous là... tous sauf Sébastien.

- Je ne suis pas tout à fait...

Comme elle disait ces mots, le bleu acier de ses iris vira lentement au brun doré. Tam eut un imperceptible mouvement de recul.

- Christal, comprit-elle.

- C'était la seule solution, fit la voix chaude et grave de la Daeren.

David ouvrit la bouche mais Tam le coupa.

- Quelqu'un devait aller te chercher.

Ses yeux de nouveau bleus, Eve hocha la tête.

- Quelqu'un qui n'ait pas d'incarnation physique de laquelle il doive se détacher, oui.

- Christal.

- C'était la seule solution pour elle comme pour moi. Il fallait que je devienne son hôte. Ou nous serions repartis de zéro : si Christal ne peut canaliser son empathie, elle ne peut rester avec nous.

- Et... toi tu peux ?

- Pour le moment on dirait que ça va.

- Pour le moment ? répéta David.

Eve ne remarqua qu'à alors l'impressionnante ecchymose sur sa mâchoire. En vérité la moitié de son visage était comme tuméfiée.

- Pour le moment.

Elle prit ses épaules dans ses mains.

- C'est toujours le corps de Jess. Un corps humain. Il ne supportera peut-être pas nos deux esprits à la fois.

- Il le faisait bien avec Jessie et Angel.

- C'était différent, intervint Tam. Eve est déjà la réunion de deux esprits et Christal est...

Elle expira, un soupçon de désespoir perçant dans son souffle.

- Elle ne peut théoriquement pas prendre d'hôte, elle n'a jamais pu. Aucun humain ne peut... gérer sa puissance.

- Je ne suis pas tout à fait humaine, répondit Eve. Peut-être que tout se passera bien.

- Nous n'avons aucun moyen de le savoir.

- Ni aucun autre choix.

Lucie s'avança et prit la parole :

- Qu'est-ce qui peut se passer au juste ?

- A plus ou moins long terme, le corps d'Eve pourrait faire un rejet. En attendant il abrite une... puissance certaine.

- Qui peut sauver Sébastien ? demanda David.

Eve le dévisagea en silence, l'espace de quelques secondes.

- C'est lui qui t'a fait ça, comprit-elle.

-  Pas lui, corrigea Lauren. Ce n'est plus Sébastien. Nous en avons la certitude.

Elle ajouta, les yeux emplis de colère :

- Il a essayé de tuer Tam..

Les yeux d'Eve se posa sur cette dernière.

- Tu vas bien ?

- Oui... Oz... Oz m'a sauvée.

D'un regard, elle fit comprendre à son élève qu'elle n'en parlerait pas pour le moment.

- Oz ne peut être touché, s'éleva la voix fluette de Fanny.

- Quoi, elle l'a vu ? s'étonna Eve, faisant fi de la présence de la jeune femme.

- Il semblerait...

- S'il n'a pas de corps à lui il en prend peut-être d'autres, poursuivit Fanny.

Diana posa la main sur son épaule et elle se tut.

- Alors ce serait Oz ? hasarda Lauren.

- Non, Oz ne prend pas d'hôte. Il ne voudrait pas...

Une lueur de surprise mêlée d'horreur passa dans le vert des pupilles de Tam.

- C'est ça, la compensation. Le prix à payer pour avoir choisi de ramener Christal.

- Alors tu sais qui est en lui ?

La voix de Lauren avait tremblé tandis qu'elle posait cette question. Tam secoua la tête en signe de dénégation.

- Valentin Denton, lâcha alors Eve. L'homme du Dôme.

- C'est impossible, répliqua Lauren en secouant la tête. Il est mort avec tous les autres quand Lucie a...

Elle ne finit pas sa phrase. Lucie détourna le regard. Et Eve baissa le sien tout en reprenant la parole.

- Son corps est mort, mais son âme, esprit, peu importe, n'y était pas au moment de l'explosion.

Elle passa la main sur le bleu acier fatigué de ses yeux.

- Lorsque Lucie s'est réveillée, avant qu'elle ne soit prise par Cassandre, Jess et Angel avaient compris qu'elle était revenue différente. Angel a réussi à convaincre Jess de l'accompagner dans le niveau sept pour demander une explication au Médiateur. Denton est venu, pour tenter de s'emparer d'Angel... mais ce sont elles qui l'ont ... en quelque sorte mis sous leur contrôle.

Elle s'arrêta un moment. Du regard, Tam l'encouragea à poursuivre.

- Elles ne voulaient ni le tuer ni le laisser dans le niveau sept où il aurait pu être dangereux... Mais elles ne pouvaient pas prendre le risque de le ramener à la surface. Alors Angel a déplacé son esprit dans le niveau quatre.

- Comment sais-tu que c'est lui qui a parasité Sébastien ?

- Parce que, le niveau quatre, c'est là que j'étais retenue, répondit Christal à travers Eve. Le Médiateur nous a libérés tous les deux.

Le regard de Lauren se fit incrédule, puis empli de rage, se portant tour à tour sur Eve et son mentor.

- Je n'arrive pas à croire que vous ayez pris une telle décision sans nous en parler... Vous saviez qu'il y aurait des conséquences, des conséquences graves, et vous ne nous avez pas demandé notre avis...

- Lauren... intervint Lucie, une main posée sur l'épaule de son amie en vaine tentative d'apaisement.

La jeune fille la repoussa.

- Tu ne te rends pas compte ? Et si le Médiateur avait choisi de "compenser" en redonnant le contrôle de ton corps à Cassandre ?

- C'est la première chose à laquelle nous avions songé.

- Et j'étais prête à prendre le risque, dit doucement Lucie.

Tam fut prise d'une quinte de toux avant de poursuivre :

- Nous allons nous occuper de Valentin. Il n'y a aucune raison que ton sang ne le repousse pas comme il repousse Cassandre.

- Sauf si le Médiateur a fait en sorte que non.

- Je ne pense pas... Il ne protège pas Denton, à mon avis il n'a fait que le "libérer", exactement comme il a libéré Christal. Une parfaite compensation.

- Une "parfaite compensation" ? répéta Lauren, incrédule. Il a mis ce type dans le corps de Sébastien tandis que Christal est réintégrée dans....

Elle s'interrompit, reprit son souffle, se mordit les lèvres.

- Sébastien a dit beaucoup de choses, avant que l'autre ne prenne totalement possession de lui. Il a dit qu'Eve et Christal étaient condamnées.

Du revers de la main, elle essuya quelques larmes qui s'étaient mise à couler malgré elle.

- Il savait ce que Christal allait faire, c'est évident. Le Médiateur vous a peut-être condamnées, mais il a laissé carte blanche à cet homme, il a piégé Sébastien. Et on se demande encore de quel côté penche sa foutue balance supposée neutre et égalitaire ?

- Le sang marchera, Lauren.

Celle-ci secoua la tête, en proie à un abattement de plus en plus profond.

- Pour ça il faut d'abord le retrouver. 

- Ce qui va être plus simple que tu l'imagines.

- Crois-moi, vu ce que j'imagine, faire plus simple n'a rien de compliqué, répondit la jeune fille, amère.

Avec des gestes empreints de maladresse, David la fit s'asseoir. Puis il se tourna vers Eve.

- Comment tu comptes faire ?

- Le détecter via le niveau sept. Je sais que ça semble impossible, puisque nos six milliards d'esprits y sont connectés mais... il suffira de chercher la double-âme. Sébastien est lié à Valentin à présent.

Le jeune homme lui lança un regard plus noir que sa peau.

- Si Angel l'avait tué, tout cela ne serait pas arrivé.

La voix de Diana s'éleva pour la première et unique fois.

- Si elle l'avait sauvé non plus.

 

 

 

* * *

    Son âme se désagrégeait. Il pouvait le sentir. Cela ne faisait pas physiquement mal, non. Logique après tout, son corps ne lui appartenait plus. Mais une autre forme de douleur s'était emparée de son être, une forme contre laquelle n'existait aucune arme.
Aucun recours.
Juste... se laisser aller. Ne pas lutter... alors cela faisait un peu moins mal. Sauf qu'il n'y parvenait pas plus de quelques instants. La peur reprenait possession de son âme, l'insondable terreur de disparaître, de ne plus jamais être. Car il le savait - d'où lui venait cette certitude il n'aurait su le définir avec précision, mais elle était là : son âme ne glissait pas lentement vers le niveau six. Elle se désagrégeait. Tout doucement. Il pouvait le sentir. Il n'allait pas mourir, il allait ... ne plus être.

Tout s'effaçait.... Les images, les odeurs, les sensations... Son corps était allongé sous l'averse, dans l'herbe mouillée du parc, mais il ne sentait pas l'eau couler sur son visage ou s'insinuer entre les fibres de ses vêtements, il ne voyait plus le ciel en couleur, les étoiles s'étaient comme éteintes, et l'odeur de la pluie qu'il aimait tant ne chatouillait pas ses narines. Il ne se rappelait plus le visage de ses parents, ni leurs noms. Il lui restait le sien, Sébastien, et il lui restait encore vivaces le souvenir du sourire de sa soeur et celui du visage ensanglantée de Tam.
Il gémit.
Bientôt l'image du sang disparut à son tour. Il se raccrocha à ce qui n'était pas encore parti. Lauren, Lauren...
Lauren qui l'avait empêché de mourir tant que cela était encore possible, qui avait condamné son âme. Par amour. Il disparaissait par amour. C'était cruel, et absurde.
L'or des cheveux de Lauren vira au gris. Les contours de son visage se firent flous.
Son sourire s'effaça, comme une flamme soufflée, emportant avec lui la dernière source de lumière de Sébastien. Certaines images et impressions demeuraient, mais rien de spécifique, rien qui ne faisait de lui Sébastien plus qu'il n'était n'importe qui d'autre.
Son monde était devenu stérile, inodore, incolore. Juste quelques traînées de gris, et cette douleur. Son âme. Un univers impersonnel et aseptisé. Peu importait, puisqu'il n'allait plus perdurer longtemps.

Son âme... Fractionnée, découpée en petits morceaux qui un à un s'en allaient... Elle ne pouvait rien contre celle, noire et damnée, de son hôte.
Chaque seconde... C'était d'autres souvenirs qui se dissolvaient... Un peu de vie en moins... Un peu de lui en moins.
Un petit morceau de plus qui s'en allait... Un autre, puis un autre...

 

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fin de l'épisode 2_05
suite dans 2_06 : Les rêveurs