Le choix


épisode 2
_04
idée et rédaction : Jade

 

 

    Je m'appelle Lucie Anderson.

Je suis née le 27 aout 1981, à Philadelphie. Ma mère s'appelait Vanessa. Mon père Daniel. Mon frère Marc.
Ma seconde mère se nomme Lisa Phillips.
Quand j'étais petite, je voulais être pilote d'avion. Je suis devenue éducatrice.

J'aime les voix de Simon et Garfunkel. Ma chanson préférée est The Boxer.
Je suis nulle en cuisine. Je vis dans un désordre permanent et je conduis une voiture beige presque plus âgée que moi.
Je sais jouer du piano mais je ne le fait jamais.
Je porte souvent du violet parce que c'était la couleur préférée de ma mère.
Elle, mon père et mon frère sont morts un jour de novembre. Un jour très froid.

Ma meilleure amie et moi nous sommes rencontrées un jour de novembre également, il y a de ça neuf ans. Elle s'appelle Jessie. Elle aime autant qu'on l'appelle Jess.  Elle a des yeux bleus clair, et parfois argenté.
Les miens sont d'un marron assez pâle, qui tire de temps à autre sur le vert.

Aujourd'hui quelqu'un d'autre peut voir par mes yeux. Une femme. Humaine. Nommée Cassandre O'Connor.
J'ignore de quelle couleur étaient ses yeux à elle. En vérité si ce n'est son nom je ne sais rien ou presque de cette personne. Elle est en moi, mais m'est totalement étrangère.
Je m'appelle toujours Lucie Anderson. Mais Cassandre s'attache à me le faire oublier, à faire disparaitre toutes ces choses qui font de moi celle que je suis. Lucie. Née le 27 aout 1981. Qui voulait être pilote.

Et qui pour survivre se nourrit du sang des anges.

 

*

 

    - Ça va bientôt faire six heures Lucie.

La jeune femme leva la tête, sortant de ses songes, pour voir la Daeren aux yeux verts du nom de Tam lui désigner la pendule murale d'un mouvement de tête. Elle avait raison, dans une trentaine de minutes, il serait l'heure, déjà. Elle referma son cahier aux premières pages noircies de petits morceaux de vie.
Depuis son retour, la veille au soir, sa notion de temporalité lui faisait défaut. Elle ne parvenait même pas à l'évaluer par ce singulier repère : toutes les six heures, Tam devait lui redonner du sang préalablement prélevé à Lauren. C'était la seule chose à leur connaissance qui pouvait repousser Cassandre, l'obliger à se retrancher loin de sa conscience et de son âme. Et c'était une idée que quelque part, Lucie trouvait assez effrayante. Mais elle aurait tout supporté pour ne plus être Cassandre.
Car c'était bien de cela qu'il s'agissait : plus elle avançait dans le temps, plus elle avait le sentiment, non plus d'être prisonnière d'un corps contrôlée par une autre, mais de devenir, lentement mais sûrement, cette autre. Comme si chaque fois que Cassandre reprenait le dessus, elle lui enlevait un nouveau petit morceau d'elle-même. Alors Lucie avait accepté le sang, et s'était mise à noter ces choses que voulait lui prendre O'Connor.
Un temps elle n'aurait pas cru remporter la bataille. Mais la donne avait changé. Elle n'était plus seule. Comme pour donner plus de poids à cette pensée, la porte d'entrée s'ouvrir pour laisser passer Sébastien, puis Jessie.
Elle n'aurait su dire à quel point la jeune fille lui avait manqué.
En lieu et place du grand sourire qu'elle lui réservait d'ordinaire, Jess lui adressa un demi-sourire presque timide. Son regard n'en était pas moins chaleureux, mais elle semblait...
différente.

- Tu vas bien ? lui demanda-t-elle d'un ton sincère, qui la rassura quelque peu.

Lucie répondit par l'affirmative d'un hôchement de tête. Elle pensait comprendre le pourquoi de cette distance. Cassandre ne convoitait rien d'autre qu'Angel. Et celle-ci ne pouvait se permettre de laisser passer la moindre information la concernant. Lucie l'avait bien lu dans l'esprit de son indésirable hôte : si cette dernière s'emparait d'Angel, alors tout serait joué. Elle ne parvenait à définir ce dont il s'agissait au juste, mais il apparaissait que la Daeren avait quelque chose d'unique qui lui conférait une puissance potentielle supérieure à ce qu'ils avaient au départ tous imaginé. Un instant Lucie se demanda si Jess, et Angel elle-même, étaient au courant.
En fin de compte il y avait un inconvénient à sa nouvelle façon de lutter contre Cassandre : à présent, elle ne pouvait plus lui extirper de secrets.

Eve déposa un baiser amical sur la joue de celle qui avait été la meilleure amie de Jess. Elle ressentait instinctivement une grande affection pour la jeune femme, mais se sentait mal de ne pouvoir lui dire la vérité. Pour Cassandre, et donc son hôte, elle n'existait pas, cela ne devait pas changer, et ce mensonge empêchait Eve de se sentir aussi proche de Lucie qu'elle l'aurait voulu. A dire vrai c'était le cas pour la plupart des anciennes connaissances de Jess, à commencer par sa propre famille.

- Les autres ne sont pas avec vous ? s'étonna Lucie.

- Ils arrivent. Ils assistent Diana, expliqua Sebastien.

Si son opération s'était bien déroulée, Diana n'avait pas recouvert l'usage de ses yeux. A en croire son médecin ce n'était pas forcément permanent. Curieusement, Lauren en paraissait beaucoup plus préoccupée que sa compagne, qui prenait la chose avec un détachement apparent presque troublant. Eve songea que son passage dans le niveau sept lui avait sans doute appris à regarder autrement. Un songe qui devint une certitude alors que la jeune fille franchissait le seuil, flanquée de ses deux anges-gardiens improvisés. Diana ne portait ni bandage ni lunettes noires, et si ses yeux ne voyaient pas, son regard était aussi expressif qu'à l'accoutumée.

- Hello tout le monde !

Et même sa bonne humeur n'en semblait pas particulièrement affectée. Peut-être n'était-ce qu'une façade après tout. Eve aurait été bien en peine de le dire. Après avoir posé ses scellées mentales sur les esprits de ses amis, elle avait beaucoup de mal à déterminer ce qu'ils pouvaient ressentir. Comme si elle était allée trop loin en érigeant sa barrière autour de leurs âmes, et ne pouvait même plus les lire à la manière d'un humain : par l'écoute et l'intuition. 

Tous prirent place tout autour de la table, et alors que Tam allait commencer, Lucie fit mine de se lever. Eve posa la main sur son avant-bras.

- Tu peux rester tu sais. Tu dois rester.

- Ce que j'apprend Cassandre l'apprend également.

Tam secoua la tête.

- Le temps que l'effet du sang dure, Cassandre n'a pas accès à ton esprit, d'aucune manière. Elle ne peut donc rien savoir de ce que nous te disons, sauf si elle revenait à prendre le contrôle.

Le regard de Lucie se fit perplexe et Lauren s'empressa d'ajouter d'une voix entendue :

- Ce que nous ne laisserons pas arriver.

- On ne peut rien prévoir...

- Quand bien même cela arriverait, elle serait confinée ici. Quoi qu'il arrive à présent, elle ne pourra plus faire de mal à personne.

- D'accord...

La jeune femme rapprocha de nouveau sa chaise de la table, non sans jeter un nouveau coup d'oeil à l'horloge. Vingt-cinq minutes. Elle serra les dents, détail qui n'échappa pas à Eve. Tout en adressant un sourire réconfortant à Lucie, cette dernière regretta en l'instant de ne pas être Jess.

- Peut-être même devrais-tu commencer, reprit Tam. Nous parler de ce que tu as pu apprendre de Cassandre.

- Pas grand chose malheureusement. Je sais que son dernier hôte s'appelait Elizabeth Wyner. Et qu'elle était une haute fonctionnaire du département de police de la ville.

- C'est un bon début. Nous avions perdu sa trace depuis un moment déjà.

David se racla la gorge

- Pourquoi avoir abandonné un hôte aussi influent pour... [il s'interrompit pour lancer à Lucie un sourire d'excuse] un hôte moins influent ?

- Parce que je l'ai conduite à Angel. Ou du moins je l'aurais fait sans l'intervention du Médiateur.

- Qui l'a conduite à moi, termina Lauren. Et à ce propos j'aimerai savoir si le sang qu'elle m'a injecté risque d'avoir d'autres... effets secondaires que ceux déjà expérimentés.

- Pour être franche Lauren je n'en sais rien, répondit la daeren. D'abord parce que ce n'est pas une chose très courrante... Ensuite parce qu'il n'y a pas de règle générale. Tout dépend des personnes. Mais je crois que tout se passera bien pour toi.

- Tu crois ? répéta Sébastien. Il n'y aurait aucun moyen d'en être sûr ?

- Je suis désolée. Tout ce que l'on peut faire c'est attendre et régler les situations qui se présenteront une à une. Christal pourrait sans doute mieux que moi parvenir à...

- Christal n'est plus là, rappela Eve.

- Je sais, et je voudrais que l'on en parle aussi. Il faut absolument que nous la ramenions. Son... emprisonnement, si l'on peut dire, n'a que trop duré.

- Comment on la récupère ? s'enquit David.

- Je l'ignore. Seul Oz sait exactement ce qu'il lui a fait. Mais on peut tenter plusieurs approches dans le niveau sept pour essayer de la localiser.

- Vous voulez retourner de votre plein gré dans le niveau sept ? s'étonna le jeune homme.

- C'est la meilleure solution, acquiesça Eve.

- Jess avait...

Il se mordit la lèvre, maudissant sa stupidité. Certes Cassandre ne pouvait avoir conscience de ce que se disait, mais la règle était malgré tout de ne rien dire à propos d'Eve. Pour une raison inconnue, Oz n'avait rien dit à son alliée de la disparition d'Angel, et de Jess. Si dans l'avenir, Cassandre parvenait malgré tout à reprendre le contrôle, le secret devait être préservé

- Je pensais que tu craignais le niveau sept, corrigea-t-il.

- Je me suis rendue à l'avis d'Angel. Le niveau sept est un ... outil très précieux en vérité.

- Et Cassandre ?

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il se tourna vers Lucie.

- Peut être sait-elle ce qu'Oz a fait.

- C'est possible, admit Tam, mais Eve ou moi ne pourrions lire son esprit que lorsqu'il est en surface... or dans ces moments là il lui serait aisé de prendre celui de Lucie comme bouclier. Ce serait prendre le risque de la blesser.

- Et Oz ne viendra pas nous apporter la solution sur un plateau d'argent.

- Alors demandez au Médiateur, intervint Diana.

Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle qui ne les voyait pas mais dont le regard était tout de même fixé sur eux et qui n'en était que plus fort.

- Il exerce un réel contrôle sur les différents niveaux. Et en théorie, rien ne permet d'être sûr qu'il ne nous aidera pas.

- Je ne suis pas sûre que...

La série de bips étoufés d'un téléphone les interrompirent. Eve porta la main à sa poche à la recherche de son portable, mais réalisa que la sonnerie venait d'un autre appareil. Fouillant son sac, elle en sortit le téléphone cellulaire de Jessie. Il n'avait pas sonné depuis la disparition de cette dernière, et Eve en avait jusqu'à oublié sa présence dans ses affaires. Elle le fixa quelques secondes avant de finalement décrocher.

- Oui ?

- Jessie ? C'est Kathleen Mallory.

Passé le bref instant de surprise, Eve déglutit. Elle restait en terrain inconnu avec Mallory. Son esprit protégé par le Médiateur, celle-ci échappait à son contrôle de l'information, pour autant, elle n'arrivait pas à la considérer comme une véritable menace potentielle. Avec un geste d'excuse à ses amis, elle se leva pour aller s'isoler dans la chambre de Tam.

- Je peux faire quelque chose pour vous ? articula t-elle une fois seule en essayant de paraitre naturelle.

- Je l'espère. Que je sache il n'y a que toi qui puisse m'éclairer sur tes... sur ce que tu es et ce que tu es capable de faire en conséquence.

- Ça ne marche pas comme ça. Vous m'aviez dit que...

- Je le sais, et je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit. Mais je dois savoir ce qui arrive exactement à ma soeur.

La jeune fille laissa reposer sa tête dans le creux de sa main libre. Une immense lassitude s'était soudain emparée d'elle. Elle avait sauvé la vie d'Helen Mallory, et maintenant elle payait le prix de ce geste défendu.

- Est-ce qu'il s'est passé quelque chose d'anormal ?

- Elle est... différente. Autre. Je ne saurai vraiment le décrire. Elle fait aussi des rêves qui semblent la tourmenter même lorsqu'elle est éveillée. Je sais que ça peut ressembler à une forme de... stress post-traumatique. Mais je suis intimement convaincue que c'est en réalité lié à ce que tu lui as fait.

Eve expira lentement et détourna le regard, un instant, comme si la juriste pouvait la voir via le téléphone.

- Dans le métro j'ai... Je n'avais pas le droit de la sauver. Je l'ai fait. Il y a des conséquences à ce geste.

- Et plus précisément ? s'enquit Mallory d'une voix qui se voulait neutre sans réellement y parvenir.

- Je l'ignore encore. Je l'ignorais à vrai dire, au moment où je l'ai aidée. Mais je vais faire tout ce que je peux pour le découvrir et tenter d'annuler le changement qui s'opère en Helen.

Mallory garda le silence quelques secondes. Il semblait à Eve qu'elle avait même cessé de respirer.

- Trouve vite, lacha t-elle simplement avant de raccrocher.

 

 

* * *

 

    Mallory referma son portable avec un soupir de frustration. D'un pas ralenti par le lourd plâtre lui enserrant la jambe, elle alla entrouvrir la porte de la chambre d'amis et constata qu'Helen s'était rendormie. Mais son sommeil n'avait rien de paisible : son visage était légérement crispé, et parcouru d'une fine pellicule de sueur. Elle faisait un autre cauchermar, à n'en pas douter. Kathy l'aurait bien réveillée mais sa soeur avait besoin de repos. C'était d'ailleurs à cette seule condition que le médecin lui avait permis de quitter l'hôpital. Mais dormir de la sorte lui était-il réellement reposant ? Son aînée en doutait.
Ce dont elle ne doutait pas en revanche, c'était de la plus grande fiabilité de son instinct par rapport aux directives d'un toubib qui ignorait tout de la situation. Toujours avec une précautionneuse lenteur, elle s'avança jusqu'au lit, prit place assise sur le bord et entreprit de réveiller sa jeune soeur. Alors qu'elle posait avec douceur les mains sur ses épaules, celle-ci commença à se débattre, comme aux prises avec un adversaire imaginaire.
Jessie Wells qu'as-tu fait à ma soeur ? songea-t-elle une nouvelle fois alors qu'enfin, Helen se réveillait.

- Ça va ?

La jeune femme voulu se redresser mais tout son corps se contracta sous l'effet de la douleur. Elle porta une main à sa gorge, l'air effrayé.

- Tu veux quelque chose à boire ? ajouta Kathy de son ton la plus apaisante.

Helen acquiesça de la tête, sans prononcer un mot. Tandis que sa soeur remplissait d'eau le verre posé sur la table de chevet, elle se redressa tout doucement et frotta de la main ses yeux encore ensomeillés. Elle se saisit ensuite du verre et le vida d'un trait avant d'adresser un sourire reconnaissant à Kathy.

- Merci... murmura-t-elle d'une voix inhabituellement rauque.

- Ça va ? répéta alors Kathy.

- Oui, oui...

- D'accord, répondit-elle.

Mais son regard montrait clairement qu'elle n'en croyait pas un mot.

- Je vais bien Kathy ! Ce n'était qu'un rêve.

- Un autre.

- Oui, un autre.

Elle esquissa le geste de se lever mais Kathleen la retint par les épaules.

- Où tu crois aller ?

- Aux toilettes, répondit séchement Helen.

Se mordant les lèvres pour ne rien répondre, Kathy la lâcha pour passer son bras autour de ses épaules.

- Laisse moi t'aider au moins.

- Je vais bien, répéta sa soeur en détachant les syllabes.

Elle se dégagea doucement.

- Je n'ai pas besoin de ton aide.

Kathleen la regarda quitter la chambre pour la salle de bain d'une démarche hésitante. Lorsqu'Helen fut hors de son champ de vision, elle lâcha un soupir triste. Voilà en quoi sa soeur était différente.
Tout à coup, elle lui ressemblait.

 

 

* * *

   

    Quand Eve regagna la pièce principale, la discussion n'avait pas repris. Tous l'attendaient, comme si elle avait figé le temps et était la seule à pouvoir lui permettre de reprendre sa course. Elle se réinstalla, presque timidement.

- Je crois que l'idée de Diana se tient, fit-elle comme personne ne disait rien. Je viens de contacter l'Informateur, et je vais le voir d'ici une vingtaine de minutes, pour Helen Mallory. Je suppose que ça ne couterait rien de voir si son patron peut nous aider aussi pour Christal.

- Ça ne coute rien en effet, admit Tam. Mais je pense que ce serait trop s'impliquer, et casser l'équilibre qu'il met tant de soin à entretenir.

- Voyons ce qu'il a nous dire, et improvisons ensuite.

- D'accord...

La daeren se tourna alors vers David :

- La... fenêtre qu'Oz avait ouvert dans ton esprit n'est plus un problème, je pense l'avoir correctement refermée. Néanmoins il faut tous vous montrer prudent. Si quelque chose de bizarre, dans votre perception du temps, vos rêves,   arrive, une sensation de déja-vu ou quoi que ce soit du même genre... Aussi infime que cela paraisse venez me le dire. Je pense qu'Oz n'en restera pas là.

- Sans doute pas, reconnut Eve, qui était de tous la seule autre personne à avoir rencontré l'ange déchu. Je n'aurai pas cru que nous aurions fini par le craindre plus que le Médiateur.

- Mais il ne faut pas craindre le Médiateur, lâcha Diana.

Elle s'éclaircit la gorge.

- Lorsque je l'ai rencontré dans le niveau sept, il m'a parlé d'un certain nombre de choses. De toi, entre autre.

Elle fixait Eve comme si elle pouvait la voir.

- Il m'a expliqué que s'il ignorait ce qu'était le niveau six, c'est parce qu'il avait choisi d'effacer l'information de sa mémoire, et condamné le passage qui lui permettait de s'y rendre. Selon lui la seule autre personne qui puisse l'ouvrir c'est toi.

Face au malaise naissant de sa révélation, elle embraya :

- Il m'a aussi parlé de la façon dont cette femme, Fanny, se rendait dans le niveau sept. Il m'a dit qu'en temps voulu, nous comprendrions que c'était important. Il faut que je retourne à l'hôpital, j'ai un examen à passer. Je devrais essayer de retrouver Fanny. Je crois qu'elle me parlera.

- Je vais t'accompagner, proposa David. Je sais à quoi elle ressemble et... je commence moi aussi à croire que ce n'est pas un hasard si tu l'as rencontrée.

- L'un de nous croit-il encore au hasard ? demanda la jeune fille d'un ton presque amusé.

Tam lui adressa un sourire qu'elle ne pouvait pas voir mais dont elle eu tout de même conscience.

- Vous deux, vous essayez de voir ce que cette jeune femme peut nous apprendre. [Elle posa son regard sur Lauren] Il faut que tu restes avec moi et Lucie, nous allons avoir besoin de ton sang dans les prochaines minutes. Jess...

Eve serra les dents. Qu'il lui était étrange de s'entendre appeler par ce nom, douloureux presque...

- J'y vais, acquiesça-t-elle. Et je vais avoir besoin de ton aide, Sébastien.

Le jeune homme se leva à sa suite, sans poser de questions.

- On passe chez toi prendre ton polaroïd, je t'expliquerai en route.

Avant de partir, elle adressa un dernier sourire à Lucie, comme pour lui souhaiter bon courage.

Sur le chemin qui les menaient elle et Sébastien vers la demeure de ce dernier, elle tourna et retourna les paroles de Diana dans sa tête, leur cherchant un sens. Le Médiateur attendait-il d'elle qu'elle rouvre ce fameux passage vers le niveau six ? Elle n'était en rien certaine de vouloir savoir ce qu'il y avait derrière, et plus important encore, de vouloir faire ce que le Médiateur attendait d'elle. Lui revint alors en mémoire sa récente... conversation avec Holly. Et ce qu'elle lui avait dit du niveau six :
"Ne soit pas si pressée de percer le secret de la Mort, Eve."
Elle n'avait jamais été moins pressée.

 

 

* * *

    - On ne devrait pas tarder nous non plus, fit Diana à l'intention de son meilleur ami. Mon rendez-vous n'est pas pour tout de suite mais si on veut espérer parler à Fanny, on devrait viser les horaires de visites.

- Ma voiture nous attend, lui répondit David. De l'aide ? ajouta-t-il en lui tendant son bras tel un parfait gentleman.

Il ne songea qu'une seconde plus tard qu'elle ne pouvait s'en rendre compte, mais déjà la jeune fille attrapait le bras offert.

- Comment tu as fait ça ?

- Intuition féminine.

Elle échangea alors un clin d'oeil avec Lauren, geste plus déroutant encore compte tenu de sa cécité, et ce fut elle qui guida un David plus que perplexe jusqu'à la porte d'entrée.

- C'est vrai que c'est pour le moins étrange, commenta Tam alors que le jeune homme refermait la porte sur lui.

- Diana a toujours été étrange, répondit affectueusement la petite amie de l'intéressée.

- Je te crois sur paroles...

Elle tourna la tête en direction de la seconde chambre, où Lucie était allée se reposer un instant.

- Est-ce que tu pourrais aller lui parler de ce dont nous avions discuté ? Je pense que ce soit mieux que ça vienne d'une personne qui la connaisse...

- Je m'en occupe.

- Merci, Lauren.

Et elle se rassit, soudainement l'air très las, tandis que la jeune fille rejoignait Lucie.

- Est-ce que ça va ? demanda cette dernière à la vue du trouble baignant le visage de Lauren.

Celle-ci referma la porte et vint à son tour s'asseoir sur le bord du lit.

- Lucie je dois te demander quelque chose d'assez difficile à concevoir.

Du regard, la jeune femme l'encouragea à poursuivre.

- Tam pense que Cassandre peut peut-être l'aider à ramener Christal. Ou tout au moins de localiser Oz.

Elle déglutit, de plus en plus mal à l'aise.

- Comme dit tout à l'heure... Elle ne peut pas "lire" son esprit sans risquer de blesser le tien. Mais elle voudrait essayer de lui parler.

- Et donc que je la laisse reprendre le contrôle ?

- Juste un petit moment. Ensuite nous te redonnerions du sang et tout reviendrait à la normale.

Lucie eut un petit rire très amer, qui ne lui ressemblait pas.

- A la "normale" ? Je ne peux pas sortir d'ici et je suis obligée de te prendre de ton sang pour rester moi-même. J'ai connu des jours plus normaux.

- Je suis désolée... répondit Lauren en baissant les yeux.

- C'est moi qui le suis. Je te dois ma... liberté si je peux dire, je ne voulais pas t'agresser.

- Ne t'inquiète pas pour ça.

- Et c'est oui.

- Quoi ?

- J'accepte.

Lauren leva la main en signe de modération :

- Tu n'es pas obligée de répondre tout de suite.... Prends tout le temps qu'il te faudra pour y réfléchir.

- Christal ne l'a pas, ce temps. Aucun de nous en vérité.

- Alors... tu es sûre ?

- Oui. Je préfère qu'on régle ça le plus vite possible. Je compte bien lui permettre de revenir pour la toute dernière fois.

 

* * *

 

            Eve abandonna Sébastien quelques dizaines de mètres avant de pénétrer le parc. La courroie de cuir de son appareil à développement instantané passée autour du coup, celui-ci était allé se mêler à un petit groupe de mitrailleurs au sein duquel le flash de son polaroïd passerait inaperçu. Un t-shirt orné du classique "I love New-York" achevait de lui donner l'air d'un parfait touriste. Il vit son amie rejoindre un drôle de type déguingandé parcourant un journal défraichi, assis sur un banc et caché derrière une paire de lunettes noires parfaitement obsolètes. Clic. Une première photo, puis il fit mine de reporter son attention sur la fontaine qui ornait le centre du parc.
Comme Eve arrivait à sa hauteur, l'étrange bonhomme referma son journal.

- Pile à l'heure ! l'accueilla l'Informateur avec un grand sourire.

- Oui, mon métro n'a pas déraillé aujourd'hui, lâcha-t-elle avec une pointe d'acidité.

Il ignora la pique et se décala sur le coté gauche du banc.

- Installe toi.

Elle s'éxécuta, puis commença sans détours :

- Je suis venue vous voir à cause des soeurs Mallory.

- Oh. Il t'es difficile d'entretenir une relation non conflictuelle avec une personne dont tu ne peux manipuler la mémoire ?

- Sûrement, et notre entente cordiale n'en est qu'un parfait contre-exemple...

Il rit.

- Je l'avais cherché, reconnut-il, comme si tout cela n'était qu'un jeu.

- Ce n'est pas tant de Kathleen que de sa soeur dont je veux parler.

- Celle que tu as sauvée.

- Oui, répondit-elle presque sur le ton de quelqu'un qui prononcerait des aveux. Le Médiateur peut-il...

- Il n'interviendra en rien dans cette histoire, la coupa l'Informateur. Tu as créé cette situation, c'est à toi de la gérer.

- Que je sache ce n'est pas moi qui ai provoqué le déraillement du métro et j'ai du le gérer aussi.

- Personne n'a dit que la vie était juste, lui répondit-il comme à une enfant.

Eve poussa un long soupir destiné à lui faire savoir qu'elle n'appréciait toujours pas son sens de l'humour.

- Et en ce qui concerne une situation créée par Oz ?

- Tu parles de ce qu'il a fait à Christal ?

- Oui.

Il haussa les épaules.

- Je n'en sais trop rien ! Mais le Médiateur a toujours apprécié Christal.

Oh, nous voilà bien avancés, songea Eve, avant de demander :

- Dans l'absolu, a t-il la capacité d'annuler ce qu'a fait Oz ?

- Dans l'absolu, il n'est rien qu'il ne puisse faire. Encore faut-il croire en un absolu, ajouta t-il après quelques instants.

- Alors dites lui que je suis prête à négocier la libération de Christal.

Un air quelque peu surpris mais surtout amusé se peignit sur le visage de l'informateur.

- Négocier ? Et quelle serait ta monnaie d'échange ?

- Des informations sur la seule donnée du problème qui lui échappe.

- Toi... comprit-il.

- Moi.

Il eut une moue dubitative.

- L'idée en elle-même est loin d'être bête. Mais n'espère pas trop. En général il édicte toutes les règles du jeu. S'il accepte de "négocier", je pense qu'il ne te laissera pas le choix de la contrepartie.

- Nous verrons.

- Retrouve moi ici en fin de journée. Tu auras ta réponse.

Elle leva un sourcil surpris.

- Il vous faut donc tant de temps pour le contacter ? Communiquer avec lui se fait en général sans contrainte de temps ou d'espace, non ?

- Tu poses trop de questions trop vite Eve. Soit un peu plus subtile.

- J'en ai moi, des contraintes de temps. Je ne peux pas me permettre de faire dans le nuancé.

- Tu parles comme si tu craignais une échéance. J'aimerai savoir : qu'est-ce qui va arriver et quand au juste ? demanda t-il, le sarcasme transparaissant clairement de ses mots.

Comme elle ne répondait pas, il enchaîna :

- Dis moi, depuis que tu ... es "née", as-tu pris une seule journée pour poursuivre le travail d'Angel ?

- Je n'ai plus de phases ! Comment pourrais-je...

- Tu as choisit de ne plus recevoir les signaux, consciemment ou non.

- Je ne contrôle pas le dixième de ce dont mon esprit est capable. Je ne prendrai pas le risque de...

Il se leva puis se mit à frapper ses mains brusquement l'une contre l'autre, et à plusieurs reprises.

- Bien joué ! Jolie trouvaille !

Se penchant vers elle il lui murmura à l'oreille :

- J'espère que tu y crois plus que moi.

Il tourna les talons et lança un dernier regard par dessus son épaule.

- A ce soir.

Eve le regarda s'éloigner, et sursauta au contact d'une main sur son épaule. Elle avait oublié jusqu'à la présence de Sébastien.

- Pardon, je ne voulais pas te faire peur.

- Ce n'est rien... Alors ?

La jeune homme leva son appareil photo et brandit de l'autre main les photos déjà crachées par le polaroïd.

- Je l'ai pris sous tous les angles imaginables. Riker devrait bien pouvoir en tirer quelque chose.

- Espérons.

- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

Elle haussa les épaules.

- De revenir ce soir.

- Je vais porter les photos à Riker, fit Sébastien tout en remettant le polaroïd et les clichés dans son sac. Tu devrais rentrer. Je crois que ce serait bien pour Lucie si tu étais là lorsque ce sera fini.

Eve hocha la tête, le regard quelque peu perdu, avant de demander :

- Tu crois que je devrais lui dire ?

- Quoi donc ?

- Que je ne suis pas Jess. Que Jess n'est plus là.

Sébastien pinça les lèvres, l'air dubitatif.

- Tu veux dire... indépendamment du fait que ce serait le révéler à Cassandre ?

- Oui.

- Je ne sais vraiment pas Eve. Je crois que tôt ou tard il faudra qu'elle sache. Mais qu'il y aura sûrement des moments plus opportuns que d'autres pour le lui dire. En attendant... sois juste là pour elle. S'il y a une chose dont je suis sure c'est qu'une part de Jessie demeure en toi. Et que Lucie en a besoin.

- D'accord...

- Va la voir. Je m'occupe de ton informateur.

Tandis que Sébastien partait dans la direction opposée, Eve le retint par le bras.

- Merci.

- Rentre vite, répondit simplement le jeune homme.

 

 

* * *

 

        Tam vérifia une dernière fois la solidité des liens qui enserraient les poignets et les chevilles de Lucie. Cassandre ne possédait pas les capacités propres aux Daerens, mais elle faisait montre d'une force souvent surprenante. Elle savait tirer le maximum de tout corps qu'elle habitait, et nulle doute que dès lors qu'elle aurait repris place dans l'esprit de Lucie, elle tenterait tout ce qui était en son pouvoir pour se libérer.

- Tu sais que tu n'es pas obligée, rappela t-elle une dernière fois à la jeune femme.

- Je sais.

Le regard de Tam se fit géné, honteux même, alors qu'elle hochait la tête en guise de remerciement. Elle fit un geste en direction de la seringue posée à quelques mètres.

- J'arreterai tout le plus vite possible, et instantanément si elle devait tenter quelque chose contre toi.

- Je te fais confiance, répondit juste Lucie.

- Je sais combien la... transition peut parfois être douloureuse. Je peux t'endormir si tu veux.

Elle eut un mouvement d'hésitation puis secoua la tête.

- Non je préférerai garder au moins ma position de spectatrice. Je veux pouvoir me rappeler tout ce qu'elle fera ou dira.

- D'accord. Le sang aura cessé de faire effet dans quelques minutes. Tu peux encore changer d'avis.

- Ça va aller.

Tam posa un instant sa main sur la sienne, comme pour l'assurer qu'elle resterait là. Puis elle observa dans un silence torturé le visage de Lucie se contracter de douleur, puis tout son corps se mettre imperceptiblement à trembler une longue minute durant. Enfin elle demeura immobile, les yeux clos. Lorsque ceux-ci se rouvrirent, ce n'était plus Lucie qui la regardait. Tam ne pouvait pas ne pas reconnaitre cet éclat si étrange et si difficile à décrire propre au regard de Cassandre. Qui ne prononça qu'un mot.

- Tam !

Sa surprise était si sincère qu'elle n'avait même pas eu le temps de laisser passer dans sa voix la touche d'acidité qu'elle reservait habituellement à la Daeren.
Ainsi Oz ne lui avait rien dit quant à sa présence. Un geste que Tam était bien en peine d'interprêter. Elle ne parviendrait sans doute jamais à vraiment situer Oz, pas plus qu'elle ne saisirrait qui était réellement Cassandre. Elle doutait au fond de réellement souhaiter les comprendre.
Cette pensée la troubla un instant. Elle n'avait jamais imaginé trouver un jour la vérité dérangeante.

Typiquement humain, aurait probablement dit Oz.

Au silence qui suivit, Tam comprit que Cassandre avait eu le même raisonnement au sujet du daeren. Elles ne pouvaient pas plus l'une que l'autre lui vouer une parfaite confiance.

- Je n'aurais pas imaginé te revoir en ces circonstances, dit finalement Cassandre passées quelques secondes.

- Qu'est-ce que tu avais imaginé au juste ?

- Que tu te serais toujours arrangée pour rester le plus loin possible de moi.

Il n'y avait ni ironie ni sarcasme quelconque dans ses mots.

- Ce n'est pas totalement faux, reconnu Tam.

Elle avança une chaise et se positionna devant Cassandre.

- Qu'est-ce que tu veux ?

- Tu sais ce que je veux Tam. Angel. La vraie question c'est en fait de savoir ce que toi tu attends de moi.

La jeune femme inspira profondément, pour tenter d'évacuer sa tension. En l'instant présent, elle était en position de force, pas Cassandre, mais la peur que lui inspirait cette femme ne la quittait pas, jamais. La peur et... le remords.

- Je veux ramener Christal.

- Je ne suis pour rien dans ce qui lui est arrivé, répondit l'humaine d'un ton très détaché.

- Mais Oz t'as peut-être expliqué ce qu'il lui avait fait. Quand bien même ce ne serait pas le cas tu peux me mener à Oz lui-même.

- Pourquoi je le ferais ? Tu n'as rien à m'offrir. Ou plus exactement tu n'es pas prête à me céder quoi que ce soit.

Tam approuva d'un hochement de tête.

- Tu as absolument raison. Je ne suis pas ici pour passer un accord avec toi. Ce temps là est révolu.

- Et tu as à coeur d'oublier le passé, surtout quand il nous concerne toutes les deux.

Touché, pensa l'ange sans le prononcer, mais c'était si visible dans son regard que ce fut au tour de Cassandre d'hocher la tête.

- Voilà la situation telle que je la conçois : soit tu me donnes mes réponses, soit je te les extirpe par la force.

Se mordant la lèvre inférieure, Cassandre agita l'index en un signe négatif et moqueur.

- Tu risquerais de blesser mon hôte, je doute que tu veuilles prendre ce risque. En fait... je doute même que tu puisses me faire mal de façon intentionnelle.

L'espace d'une seconde, elle la regarda avec le plus grand sérieux.

- Je te connais Tam.

- Parfois j'aimerai pouvoir en dire autant de toi.

- Il ne tient qu'à toi de...

- Amène moi à Oz, la coupa la jeune femme.

- Qu'est-ce que tu imagines ? Je lui pose le moins de questions possible, et il fait de même. Ainsi fonctionne notre partenariat.

- Un curieux procédé.

- Un procédé censé. Parce que contrairement à toi, je n'ai jamais eu la bétise de me fier totalement à Oz. Il ne joue pas plus dans ton camp que dans le mien.

- Ce n'est pas un jeu, articula Tam en séparant nettement les syllabes.

Cassandre pencha successivement la tête de gauche à droite.

- Comment savoir ? A chacun sa vision des choses. Je vois ça comme un jeu. Ou plutôt comme une représentation. Un spectacle de marionnettes.

- Et qui tirerait les ficelles ?

- Je pense que ça dépend des jours. Cette semaine il est clair que ce n'est pas moi. Encore que...

Elle usa du peu de liberté de mouvement que lui laissaient ses entraves pour mouvoir les membres de Lucie avec les gestes saccadés qu'aurait eu une marionnette.

- Malgré la situation je dirige toujours à merveille mon petit pantin.

- Ça suffit ! cria Tam en enserrant de ses mains les poignets de Cassandre.

Elle plongea son regard vert dans les yeux de Lucie, semblant regarder derrière ses pupilles, fixant directement son âme.

- Je suis désolée Lucie. Je n'aurai pas du espérer retirer quelque chose d'une telle expérience.

Se saississant de la seringue posée sur la table de chevet, elle injecta sans brutalité mais sans douceur le sang vif argent des daerens à la saignée du coude de la jeune femme. Cassandre frémit mais son sourire demeura intact.

- Lucie n'est pas là et elle va l'être de moins en moins.

Elle eut un temps d'arrêt, et déjà la daeren s'éloignait d'elle.

- J'ai une proposition à te faire Tam : tu me laisse le contrôle totale de cette femme...

- N'y pense même pas, répondit l'ange sans même se retourner.

- Et je te dis comment libérer Christal.

La main posée sur la poignée, Tam demeura immobile une fraction de seconde, puis sortit en claquant violemment la porte derrière elle.

Dans les yeux de Lucie, le regard de Cassandre se fit étincelant avant de s'éteindre. Tous ses muscles se relachèrent, et sa tête retomba doucement contre sa poitrine.
Lorsque qu'elle revint à elle, Cassandre n'était plus là. Ni l'esprit de cette femme ni autre lien d'aucune sorte n'entravaient plus ses mouvements. Elle était allongée sur le lit, sa tête reposant sur les genoux de Jessie dont les yeux, bien que posés sur elle, ne semblaient pas la voir.

- Jess ? appela t-elle doucement.

Etait-ce une impression ou le bleu des iris de sa meilleure amie était différent de celui de ses souvenirs ?

- Elle est partie ? demanda cette dernière d'une voix un peu lointaine.

- Elle est partie.

Machinalement, la jeune fille continuait de lui caresser les cheveux, et si son regard ne se détournait pas du sien, Lucie avait la très nette impression qu'il était ailleurs. Comme si Jess voulait lui cacher son âme.
Pas à toi.
Cassandre. C'était sans doute d'elle que Jessie tentait de protéger son secret, quel qu'il fut. Et tout aussi douloureux que cela puisse être, Lucie était capable de l'accepter.

- Est-ce que tu vas bien, Jess ? demanda t-elle simplement.

- Oui.

Lucie n'avait pas besoin d'être télépathe pour savoir que c'était un mensonge. Pas plus que pour comprendre que ce n'était pas le bon moment pour poser des questions. Aussi choisit-elle de s'abandonner à la fatigue, ainsi étendue dans les bras de Jess.

 

* * *

 

    Malgré la fréquentation plus assidue qu'il pouvait en avoir, l'opinion de Sébastien quant aux postes de police ne changeait pas. Il ignorait pourquoi au juste - peut-être était-ce seulement du à la fumée de cigarette ? - mais il éprouvait toujours une sensation de malaise en pénétrant ces lieux.
Hum. Le fait d'avoir eu en plusieurs occasions une arme entre les mains n'y était sans doute pas étranger. Il tenta de ne pas y penser alors qu'il parcourait le chemin à présent bien connu qui menait au bureau de Riker. Riker et Flynn, corrigea-t-il pour lui même. Un instant il se demanda comment Riker vivait le fait qu'Holly Stewart ait été remplacée. La relève, c'était à ses yeux la dernière preuve qu'une page était tournée, que le départ de l'autre était définitif, sans possibilité de retour arrière.
Il frappa deux petits coups timides, et fut soulagé d'entendre la voix d'Andy et non de son nouveau coéquipier lui demander d'entrer. Le policier eut un regard surpris en le voyant franchir le seuil de son antre.

- Je suis un ami d'Eve, se présenta alors Sébastien.

Riker acquiesça d'un léger signe de tête.

- Je me souviens de toi.

- Vous avez dit que les recherches sur le portable n'ont rien donné, commença-t-il sans détour, alors nous vous amenons autre chose.

Il sortit de son sac les clichés pris au parc. Le visage de l'Informateur s'y dessinait de face, de profil, avec ou sans ses lunettes de soleil, et dans ce dernier cas l'on pouvait voir dans ses yeux une petite lueur d'amusement.

- Je suppose que vous avez une base de données photographique ou quelque chose dans le genre... fit-il en tendant presque timidement les photos.

- Quelque chose dans le genre oui, répondit le sergent avec un semblant de sourire. Je vais voir si ça donne quelque chose. Ca va sans doute prendre du temps mais je vais lancer une recherche tout de suite.

Il prit la toute dernière photographie de la pile où l'étrange homme se tenait face à l'objectif, son visage juvénile parfaitement cadré, et la passa dans le scanner. Quelques secondes plus tard, l'image de l'informateur était reproduite à l'identique sur l'écran de son ordinateur. Riker saisit plusieurs commandes sur son clavier et une série de traits de constructions se superposa à ceux du visage. Enfin le tout se décala sur la droite de l'écran tandis que sur la moitié gauche défilaient noms et portraits de la base de données de la police fédérale.
Sébastien n'avait pas bougé.

- Ca peut prendre beaucoup de temps. Et ne rien donner. Tu devrais rentrer, je vous appellerai si je trouve quelque chose.

Le jeune homme hocha la tête, le remercia et tourna les talons. Comme il franchissait le seuil de la porte, la voix de Riker le rappela.

- Hey ! Tenez-moi au courant vous aussi. Je ne tiens pas à rester à l'écart.

- D'accord.

- Et j'aimerai beaucoup qu'Eve revienne me voir. Nous avons à parler de certaines choses.

Un nouveau hochement de tête, et Sébastien sortit.

Tout en marchant vers le métro, il réalisa qu'il ignorait au juste jusqu'où Andrew Riker était impliqué dans leur histoire. De même que cette avocate à l'air implacable et sa jeune socur avec qui ils s'étaient retrouvés coincés dans le métro. Il savait qu'il s'était passé quelque chose avec cette dernière, de ce qu'il avait pu comprendre de la conversation d'Eve avec Kathleen Mallory. Mais de quoi il s'agissait... Si Jess comme Angel avec l'habitude de les tenir au courant, Eve restait des plus secrètes. Sans véritablement leur cacher des informations, il lui semblait qu'elle ne disait jamais rien par elle-même. Il fallait sans cesse l'interroger. C'était étrange de constater comme sa personnalité pouvait par certains aspects être très éloignée de celles qui la composaient. Elle n'était pas la simple addition de Jessie et d'Angel. Elle était véritablement une troisième personne. Une personne dont il ne savait que penser.

... Et qui devrait mourir s'ils voulaient revoir Jess un jour.

Il avait eu une discussion à ce sujet la veille, avec David. David à qui la disparition de Jessie semblait chaque jour un peu moins supportable, un peu plus douloureuse. Il l'avait aimé. Il ne lui avait jamais dit.
Et ce devait être une terrible sensation.
Lui-même avait en tête bien des choses qu'il aurait voulu dire à Jess, et à Angel aussi. La remercier, peut-être, de ne pas l'avoir laissé plonger. De lui avoir fait comprendre une chose très particulière à propos de lui, à propos des humains. Il ne se souvenait pas non plus avoir jamais dit à Jess à quel point il était heureux de l'avoir pour amie. C'était une vérité stupide, que l'on ne songeait jamais à dire aux gens ce que l'on ressentait pour eux tant qu'ils étaient là, tant qu'on pouvait le faire. Il fallait les perdre pour le réaliser.

C'est humain, songea-t-il, petite phrase qui depuis l'arrivée d'Angel dans leur vie, prenait un double sens, et lui traversait souvent l'esprit. La Daeren en aurait probablement ri. Il avait aimé sa candeur et son aptitude à rire et sourire des choses les plus simples. Jessie n'avait jamais été quelqu'un de négatif en soi, mais elle avait perdu au fil du temps cette vision optimiste des gens qui avait été la sienne à une époque. Peut-être parce qu'elle savait lire en eux avec de plus en plus de précision.

La rame arriva avec quelques minutes de retard. Il faudrait du temps avant que les dégats de la ligne parallèle soient réparés.

Sébastien ne considérait pas la faculté d'empathie comme un mythe, il en savait tout humain pourvu, la différence d'une personne à l'autre ne tenait qu'à l'acceptation ou non de ce que l'on percevait. Mais les capacités de Jess l'avaient toujours surpris... Non, ce qui l'avait surpris c'était sa non-confiance en ces capacités quand l'expérience lui avait maintes fois prouvé que ses intuitions étaient fiables. Il se souvenait d'un jour, quelques années auparavant, où Jess était venu le voir, l'air triste et gêné à la fois, lui expliquer qu'elle pensait que Mr Hermann, le professeur de physique de leur établissement scolaire de l'époque, avait envie de mourir. Elle n'avait pas plus d'explications à lui fournir. Il lui avait répondu que, si elle en était sûre, elle devait prévenir la police, ou un de ses proches. Ce à quoi elle avait rétorqué que non, elle n'en était pas sûre. Ensuite elle s'était véritablement rétractée, avait dit que tout cela était stupide, qu'elle avait trop d'imagination. Le fait était qu'elle ne connaissait pas cet homme (il n'était même pas son professeur), ni sa famille, et ne s'imaginait pas allait trouver quelqu'un pour lui dire qu'elle avait "lu" cette sensation en lui. Elle n'en avait plus reparlé.

Deux semaines plus tard Mr Hermann manquait à l'appel. On l'avait retrouvé pendu chez lui.
Là encore, Jess était restée muette. Lorsqu'on leur avait appris la nouvelle, elle s'était contenté d'échanger un long regard triste avec lui. Il ne lui avait rien dit de plus. Mais il était allé en parler à Lucie. Lucie savait toujours quoi faire.
Lucie qu'il avait mise en joue dans le métro... Non, son arme était dirigée sur Cassandre. Il n'aurait jamais fait de mal à Lucie. Le regard effrayé de Lauren, lorsqu'il avait tiré, revient à sa mémoire.
Par moments, Sébastien Adams songeait qu'il n'aimait pas ce qu'il devenait.

 

 

* * *

 

    "Niveau sept". Ce n'était pas désagréable de pouvoir maintenant lui donner un nom, si bizarre fut-il. Aux yeux de Fanny, nommer les choses, c'était leur conférer le droit d'exister. Reconnaitre leur réalité. Alors oui, cet endroit existait, et si elle en croyait la jeune fille qu'elle y avait rencontrée, il s'appelait "niveau sept". Et il était parfait. Fanny s'y immergea de toute son âme, le laissant effacer sa conscience d'un monde extérieur abimé et douloureux. Elle était si bien, ici. Et Will était avec elle.
Elle était justement en train de lui faire un gâteau. Un brownie aux noix, son préféré. Lui regardait Tom poursuivre inlassablement Jerry, sagement assis dans le canapé. L'odeur du chocolat impregnait doucement la maison. Ecartant les rideaux de la cuisine, elle regarda par la fenêtre le vent jouer dans les balançoires du jardin.
Oui, c'était véritablement un endroit parfait. Une maison construite sur les fondations du bonheur. Certes, lorsque l'on franchissait la clôture de bois blanc qui l'entourait, le décor devenait flou, et sombre. Mais quelle importance ? Fanny ne tenait nullement à aller aussi loin. Sortir était dangereux. C'est parce qu'il était sorti qu'elle avait perdu William.
Non.
Non, son fils n'était pas perdu, il était là, dans le salon, il regardait la télé...
Elle chassa du revers de la main la première larme s'aventurant sur sa joue. Ce n'était pas juste. Elle ne devait pas se rappeler, ici elle avait le droit de tout reprendre à zéro. Pourquoi cette pensée absurde revenait lui faire mal ? Elle ne l'avait pas perdu. Pas ici. On était dans le niveau sept.
Mais alors que la couleur désertait les rideaux de la cuisine, puis les murs et enfin tout ce qui s'offrait à son regard, elle comprit qu'encore une fois, on l'arrachait de force de son monde parfait. Le parfum du brownie fit place à l'odeur aseptisée de l'hôpital.
Elle était revenue, et elle n'avait pas besoin d'ouvrir les yeux pour s'en assurer. Deux larmes de rage s'échappèrent d'entre ses paupières closes.

- Tout va bien Fanny, fit la voix familière du médecin, Lewis de son nom.

- Non, souffla-t-elle. Vous deviez me laisser là-bas.

- Vous avez de la visite, répondit-il simplement.

Elle se décida à ouvrir les yeux, par curiosité, et vit alors la première bonne surprise que le monde extérieur daignait lui offrir depuis bien longtemps. Diana. La seule autre personne qui avait été capable de pénétrer sa maison parfaite. Et de comprendre ce qu'elle représentait. S'il était évident que ses yeux ne la voyait pas, la jeune fille paraissait pourtant la regarder, réellement. Ses lèvres en revanche ne bougeaient pas. Jusqu'à ce que le médecin accepte de quitter la pièce, et ne referme la porte derrière lui.

- Bonjour, fit alors gentiment Diana.

- C'est le matin ?

- Oui. Enfin, la fin de la matinée, répondit-elle, nullement desarçonnée par l'absence de retour de politesse de son interlocutrice.

Décidément, Fanny l'aimait bien.

- Il était plus tard, là-bas.

- Ah oui ?

Et elle était sincère dans l'intérêt qu'elle manifestait.

- Assied toi, proposa Fanny.

Elle lui prit la main pour la guider vers le rebord de son lit.

- Merci.

- Tu vas rester aveugle ? demanda-t-elle sans détour, se rappelant que lors de leur dernière rencontre, un bandage recouvrait les yeux de la jeune fille.

- Je n'en sais rien.

- Pourquoi tu es venue me voir ?

Elle ne lui mentit pas.

- Parce que je crois que tu peux m'aider. Et que moi aussi, je peux t'aider.

- De quelle façon ?

- Si tu fais ce qu'il faut pour pouvoir sortir d'ici, je peux t'amener à quelqu'un qui t'aidera à contrôler à ta guise tes allées et venues "là-bas".

- Et si je voulais un aller simple ?

Elle haussa les épaules, comme si la réponse allait de soit.

- Le choix t'appartiendrait.

 

* * *

 

    Assurée que Lucie dormait profondément, Eve la souleva précautionneusement pour mieux l'allonger sur son lit. Puis tout en prenant soin de ne faire aucun bruit, elle quitta la chambre et referma la porte en douceur. De l'autre côté, Lauren semblait l'attendre.

- Diana vient d'appeler, elle a put voir Fanny et lui a laissé de quoi nous contacter. David l'a ramenée à la maison, et je ne veux pas la laisser toute seule...

- File, lui intima Eve. Tam est partie ?

- Oui, elle veut vérifier que ni toi ni moi n'avons laissé de sang... bizarre dans le métro.

- Je suis contente qu'elle soit là pour gérer tout ça...

Son portable sonna de nouveau, et reconnaissant la voix d'Andy alors qu'elle décrochait, elle fit signe à Lauren que la conversation pouvait durer. Celle ci hocha la tête et partit après un dernier salut. Eve prit place sur le canapé.

- Je t'appelle à propos de ton informateur, commença Andy.

- Vous avez trouvé ?

- Oui et non.

- Mais vous vous mettez à parler comme lui, répondit-elle d'une voix plus amusée que sarcastique.

- A défaut d'identifier, on a trouvé ton bonhomme. Le problème, c'est qu'il n'y a paradoxalement aucune information sur cet "informateur". Pas de nom pas d'âge pas de date ou de lieu de naissance. Juste son dossier médical et le lieu d'où il a disparu.

- C'est à dire ?

- Une petite clinique privée sur la côte ouest. La suite est plus que bizarre, Eve. Tu es sûre que cet homme est un être humain ?

- Absolument certaine. Pourquoi était-il dans ce centre médical ?

- Il y était hospitalisé dans un état végétatif depuis 1999. Mort cérébrale, EEG plat, aucune possibilité de retour, mais maintenu en vie sur ordre d'on ne sait qui. Il y a quatre semaines, un des infirmiers chargé de s'occuper de lui a trouvé le lit vide. Depuis il est dans le fichier des personnes disparues, mais il semble qu'aucun membre du personnel soignant ne sache qui il est.

Eve fit un rapide calcul. Quatre semaines, cela correspondait à peu de choses près à la date de sa naissance. L'étrange résurrection de l'informateur ne pouvait être que l'oeuvre du Médiateur. Il lui avait fallut un intermédiaire pour la contacter elle.
Non, quelque chose ne collait pas... N'obéissait-il donc pas à la règle qui interdisait de ramener quelqu'un à la vie ? Il avait dit à Diana que même lui ignorait ce qu'était la mort.

- Eve ? fit la voix d'Andy dans le combiné.

Elle en sursauta presque.

- Je suis là. Excusez-moi.

- Tout va bien ?

- Je ne sais que trop penser de vos découvertes.

- A dire vrai ce ne sont pas les miennes. Ce n'est pas mon ordinateur mais Ethan qui a identifié l'informateur.

-  Comment ?

- Avant d'être promu ici, c'est lui qui était chargé de l'enquête sur sa disparition. Il l'a reconnu. Et même s'il n'est plus responsable de cette affaire j'ai peur qu'il ne veuille savoir ce qui se passe. Parce que sur les photos de Sébastien, ce type apparait tout ce qu'il y a de plus vivant.

Eve déglutit.

- Il a dit quelque chose quant à ses intentions ?

- Non, on lui a confié l'enquête sur l'accident du métro. Enfin, "accident"... il y a tellement de trucs qui ne collent pas dans cette histoire qu'il en a pour au moins plusieurs jours à boucler son rapport, mais ensuite...

- On avisera.

Un problème l'un après l'autre, c'était bien ce qu'avait dit Tam. Et Eve s'en remettait à elle pour ce genre de chose. Ni Jess ni Angel ne lui avaient légué le sens de l'organisation.

 

 

* * *

        Tout en constatant l'étendue des dégats, Tam songea que l'incrédulité des forces de police quant à la thèse de l'accident était parfaitement légitime. Et que des gens aient pu sortir vivants de l'amas de métal torturé qu'était devenu la rame de métro tenait pour le moins du miracle. Les deux compartiments étaient presque encastrés l'un dans l'autre, et à demi-écrasés contre la voute de pierre, en une sorte d'édifice "new-age" qui donnait l'impression de pouvoir s'écrouler à tout instant. La difficulté consistait maintenant à le pénétrer sans être vue des différents policiers et techniciens qui s'afféraient tout autour.
Tam se souvint que tous les survivants avaient quitté la carcasse par le premier wagon. Avec un peu de chance, aucun des investigateurs n'avait encore atteint le second, celui dans lequel Sébastien et Lauren s'étaient retrouvés coincés et où la jeune fille avait peut-être laissé quelque trace de son sang vif-argent. Les yeux à demi-clos, la daeren érigea une nouvelle image mentale autour de sa personne. De sorte que si son apparence n'avait en rien changé, chacune des personnes présentes dans le tunnel verrait à présent en elle une autre technicienne, presque indifférenciable de ses pairs dans sa combinaison brune chiffonée. Le premier compartiment était redressé, incliné à soixante ou peut-être soixante-quinze degrés, et les ingénieurs avaient du poser une échelle contre la paroi pour pouvoir en atteindre l'entrée. Elle grimpa nonchalemment jusqu'à la mince ouverture, qui lui évoquait une plaie sur de la chair métallique, et passa au travers.
De l'autre coté, prenant tant bien que mal appui sur les sièges, un petit homme au nez aquilin et au cheveu rare prenait mesures et photos, si concentré qu'il remarqua à peine la présence de la jeune femme et se contenta de lui faire un petit salut distrait. Tam hôcha la tête en réponse, et se entreprit de descendre le long du wagon éventré, s'accrochant prudemment aux barres métalliques. Elle étouffa un juron - un des mots humains qu'elle adorait secrètement le plus - alors que sa paume rencontrait douloureusement le rebord tranchant d'un dossier de plastique cassé. Elle venait ici pour s'assurer qu'ils n'avaient laissé aucune trace, inutile d'en laisser de nouvelles. De sa manche, elle essuya vivement le sang puis, consciente que ce ne serait peut-être pas suffisant, cassa le petit morceau de plastique qui alla rejoindre sa poche. Enfin, elle atteignit la paroi du fond faisant à présent office de sol, et vit le passage qu'avait dégagé Eve pour s'extraire de l'autre voiture. De petites taches rouges constellaient le plancher, mais ce sang était humain, Tam en était persuadée. Sans doute celui de Kathleen Mallory. Dégageant quelques débris de métal et de verre, l'ange s'engouffra à son tour dans l'étroit tunnel qui séparait les deux compartiments.
Le second avait de toute évidence moins souffert que son jumeau. Il avait su garder une position plus proche de l'horizontale, faisant subir un moindre choc à ses passagers. Se basant sur les indications de Sébastien, Tam essaya de mentalement reconstituer la scène. D'après le jeune homme, lui-même et sa soeur étaient assis dans le fond tandis qu'Eve et Cassandre se faisaient face de ce coté-ci. Elle sonda rapidement l'espace autour d'elle, mais ne détecta pas les filaments d'énergie qui parcouraient habituellement le sang de daeren, et se permit un léger soupir de soulagement. Ils avaient eu de la chance. Son regard se posa sur les deux impacts de balle fichés sur la vitre arrière.
Oui, ils avaient eu beaucoup de chance.
Il était inutile de modifier ce détail : le revolver appartenait à l'autre passager, et les coups de feu n'avaient été tirés que dans l'espoir de briser le plexiglass et de pouvoir sortir. En revanche, il serait peut-être bon de s'assurer que Barry Tanner ne gardait effectivement pas souvenir de ce qu'il avait vu. Elle regagna le premier wagon, et prit soin d'éviter toutes les échardes de plastique alors qu'elle entamait son ascension vers la sortie. Là-haut, le technicien prenait toujours des photos, assurant de plus en plus difficilement son équilibre. Tam lui adressa un sourire d'encouragement et redescendit pressement le long de l'échelle. Elle avait hâte de quitter ce sinistre tunnel.
Une fois à l'air libre, elle en inspira une grande bouffée et alla s'asseoir sur le bord du trottoir, quelques instants. La tête lui tournait un peu, sans qu'elle sache trop pourquoi. Se ressaisissant, elle sortit son portable et composa le numéro d'Eve.

- Oui ? répondit celle-ci après quelques sonneries.

- Tout va bien, ni toi ni Lauren n'avez laissé de sang. Mais je dois repasser voir Barry Tanner, m'assurer qu'il ne se rappelle pas la moindre information compromettante sur  ce qui s'est passé dans ce métro.

- Tu n'en es pas certaine ?

- Il était inconscient quand j'ai voulu dissimuler ses souvenirs... Il est pratiquement impossible d'être certaine de quoi que ce soit dans ces conditions.

Un silence, quelques secondes puis :

- D'accord.

- Peut-on se rejoindre dans le parc ensuite ? Je voudrais venir voir l'informateur avec toi.

- C'est une bonne idée oui...

- Tout va bien ? s'assura Tam, intriguée par le ton lointain de la jeune fille.

- Je crois. On en reparlera tout à l'heure, tu veux bien ?

- A plus tard alors.

- A plus tard.

Eve raccrocha la première, et Tam allait se mettre en route lorsqu'une main se posa sur son épaule, la faisant sursauter. Elle se retourna sur un jeune homme dans la trentaine, que le costume comme le regard vieillissait un peu. Il était vêtu en civil mais son insigne ne laissait planer aucun doute quant à sa profession.

- Vous avez déjà fini ? s'enquit-il.

Elle réalisa alors que son apparence était toujours altérée, ce qui n'était pas plus mal. Elle accrocha du regard le nom du flic. Ethan Flynn.
Ainsi c'était lui qui "remplaçait" Holly.
Il avait un joli nom.

- Je dois juste...

Elle ne put finir sa phrase. Une soudaine et intense douleur lui déchira le crâne et elle vacilla. Le sergent Flynn l'attrapa de justesse par l'avant-bras.

- Est-ce que ça va ?

Mais il n'avait pas fini de prononcer cette phrase qu'elle put voir un éclair de surprise traverser son regard. Se redressant péniblement, elle comprit que son "cammouflage" était tombé. Quelqu'un - Oz, pourquoi le nier ? - avait brisé les barrières de son esprit. Et cette intrusion mentale était des plus douloureuses.

- Qu'est-ce que...

Elle tenta de refaçonner son trompe-l'oeil, mais à nouveau la douleur la saisit, et prise de crampes, elle tomba à genoux. Le jeune policier se pencha sur elle, mais clairement plus intrigué qu'inquiet à présent. Tam se raccrocha à son bras pour ne pas tomber et dans un dernier effort, réussit enfin à ériger un rempart autour de son âme, repoussant les attaques invisbles d'Oz. Libérée, elle s'insinua au plus vite du mieux qu'elle pouvait dans la mémoire d'Ethan et seulement alors, s'autorisa à reprender son souffle.
Elle était de nouveau une technicienne de la police scientifique.

- Je dois juste retourner à la voiture récuperer du matériel, termina t-elle enfin.

- Faites vite, répondit simplement le sergent.

Elle hocha la tête puis le regarda s'engouffrer dans la station et repartit dans la direction opposée. Elle rassembla ses forces mentales pour scanner ce qui l'entourait mais il n'y avait aucune trace d'Oz. Une fois dans sa voiture, elle se débarassa de son "masque" pour redevenir Tam, et démarra.
Pourquoi avait-il fait ça ?
Il n'y avait pas à chercher bien loin en vérité : il voulait les démasquer. Si les humains venaient à découvrir l'existence des daerens, ils seraient forcés de repartir. D'abandonner le projet.
Et plus aucun de nous n'aurait à mourir, résonna la voix de son ancien partenaire dans sa tête.
Mais il n'y avait pas qu'aux yeux d'Oz qu'elle passerait pour folle si elle révélait que leur mortalité était l'une des choses qu'elle enviait le plus aux humains.

 

 

* * *

 

    Il n'y avait pas beaucoup de lumière, mais il ne faisait pas sombre pour autant. Le soleil se couchait doucement derrière la cime des arbres, ses rayons déclinants teintaient d'orangé le vert de l'herbe sous ses pieds. Dans le lointain, quelqu'un jouait du piano, une petite mélodie douce-amère qui évoquait à Helen le sentiment de nostalgie. Elle était consciente de rêver, mais avait l'impression de s'être perdue dans le songe de quelqu'un d'autre.
Au fond ce n'était pas très important. Elle se sentait bien ici, et c'était tout ce qui comptait. Debout au milieu d'un parc pour enfants, elle avisa une balançoire avec laquelle jouait le vent, puis lui préféra l'herbe et s'assit à même le sol. Les paumes à plat dans la rosée du soir, elle sentit tout son corps se rafraichir. Elle inspira tout doucement, savourant la douceur de l'air, pianota de ses doigts au rythme de la musique. Il lui sembla que des voix s'y mêlaient à présent. Elle n'aurait su dire s'il s'agissait de voix d'hommes ou de femmes, ou en quelle langue elles chantaient. Mais c'était beau. Apaisant et entrainant tout à la fois. Elle avait envie de se joindre à cette singulière chorale mais n'osait pas, par peur d'altérer l'harmonie du son par sa propre voix si... humaine. Alors elle s'étendit de tout son long dans l'herbe, et ferma les yeux pour mieux écouter.
Et puis quelque chose changea. Elle sentit que la lumière déclinait, derrière ses paupières closes. La température chuta brutalement, elle avait froid à présent. Helen rouvrit les yeux. L'orangé solaire était en train de virer progressivement au carmin vif, puis le tout fonça encore. L'ensemble du parc, arbres, pierres, balançoires, prit une teinte rouge sombre.
Un rouge qui devint soudain palpable. L'herbe était recouverte de sang. Elle se releva précipitamment, mais trop tard.
La petite mélodie tomba dans les graves.
Les chants devinrent des cris.
Celui d'Helen les couvrit tous.

 

* * *

 

    Le hall d'accueil du Mémorial évoquait à Ethan une ruche dont les ouvrières ne se posaient jamais nulle part. Se frayant un chemin à travers les abeilles, il sortit sa plaque et éleva la voix pour se faire entendre dans le bourdonnement.

- Je voudrais voir monsieur Tanner, articula-t-il.

De l'autre côté du comptoir, un grand type martela sans douceur le clavier d'un ordinateur et lui marmonna la réponse désirée quelques secondes plus tard. Ethan lâcha un "merci" et partit en direction des ascenceurs. Perdu dans ses pensées, il appuya sur le mauvais bouton et etouffa un juron alors que la cabine descendait au lieu de l'emmener au niveau supérieur. Il fallait qu'il se ressaisisse. Il ne parvenait plus à se concentrer sur le boulot en cours depuis qu'il était tombé sur les photos de son disparu dans le bureau de Riker. Ce n'était certes plus son affaire, mais ce gars représentait sans nulle doute le cas le plus intéressant qu'on lui ait jamais confié au cours de sa carrière. Il se fichait bien qu'un autre le résolve, mais il voulait savoir. Comment un type mort, et ce sans aucune raison apparente, pouvait-il...
Il se figea, alors que les portes de l'ascenseur s'ouvrait sur son étage.

- Hey ! lui lança un homme d'entretien, le sortant de sa torpeur. Ça va ?

Il releva la tête, adressa un sourire au bonhomme et sortit de la cabine.
"Mort sans raison apparente." Presque mot pour mot la conclusion du rapport de la légiste sur le décès d'Elisabeth Wyner. Ethan secoua la tête. Il y avait peu de chance que les deux affaires soient liées mais... tout de même la coïncidence était troublante. Il nota mentalement de penser à comparer ses anciennes notes quant au disparu aux infos qu'il avait sur le meurtre de Wyner. Sans doute n'en sortirait-il rien d'intéressant mais ça ne lui coûtait pas grand chose de vérifier...
Comme il arrivait à l'angle du couloir, il ne vit pas la jeune femme qui marchait dans le sens inverse et le percuta brutalement. Elle aussi devait être plongée dans ses pensées.

- Désolée, s'excusa-t-elle. Je ne vous ai pas fait mal ?

La question était presque ridicule tant il paraissait invraisemblable, à la voir, qu'elle ait pu le blesser. Sa petite taille et ses épaules étroites contrastaient avec sa propre carrure. Et curieusement, son amical demi-sourire et ses yeux verts lui étaient comme familiers...

- Il n'y a pas de mal, répondit-il, tout en se demandant où il avait pu croiser ce visage auparavant.

Elle même semblait troublée par leur rencontre, et elle bredouilla un autre mot d'excuse avant de repartir d'un pas pressant. Ethan haussa les épaules pour lui même, et allait gagner la chambre de Barry Tanner quand son regard accrocha un éclat coloré sur le sol. De toute évidence, la jeune femme avait perdu un objet dans la bousculade. Il se pencha pour le ramasser et allait héler sa propriétaire, mais ce n'était qu'un bête morceau de plastique. Il cherchait une poubelle du regard quand deux détails l'arrêtèrent.
D'abord, il y avait du sang, sur ce bête morceau de plastique.
Et ensuite, il était couleur vert-métro.

 

* * *

 

        Debout juste à coté du banc de l'informateur, Eve guettait avec une certaine impatience l'arrivée de son mentor. Elle ne voulait pas voir l'informateur seule ce soir. C'était comme si connaitre son improbable passé le rendait soudain effrayant. La jeune fille savait à quoi tenait sa trouille absurde : il était passé par le niveau six, et il en était revenu.
Ou peut-être que non. Peut-être la personne qui habitait son corps n'était pas celle qui y était née. C'était bien son propre cas après tout.
Elle réprima un frisson qu'elle n'attribua pas au froid, et vit avec soulagement approcher Tam. Elle avait l'air épuisé.

- Ça s'est bien passé avec le type du métro ?

- Je crois que oui. Mais Oz a bien failli me faire prendre par le nouveau partenaire de ton ami Riker.

- Flynn ? Mais dans quel but ?

- Toujours le même je crois... Du neuf de ton coté ?

- Oui. Et d'ailleurs Flynn est...

Tam l'interrompit d'un petit coup de coude.

- C'est lui, l'informateur ?

La jeune fille se retourna et constata que la daren avait deviné juste. La nuit commençait à tomber et Eve fut presque déçue de voir que l'informateur n'avait pas chaussé ses lunettes noires. Il s'avançait vers elles, l'air étrangement sombre. Non, pas sombre en vérité, mais neutre, ce qui contrastait avec sa bonne humeur coutumière. Ainsi, il ressemblait plus à celui qu'il représentait. Arrivé à leur hauteur, il prit place sur son banc et salua Tam d'un léger signe de tête. Eve ne jugea pas utile de faire les présentations.

- Alors ?

- Il accepte.

- J'imagine que ce n'est pas aussi simple, fit elle, se mordillant la lèvre inférieure.

L'homme au regard enfantin secoua la tête, un petit sourire triste accroché aux lèvres.

- Tu sais bien comment ça marche Eve. Tu n'as qu'un mot à dire et il ramenera Christal. Mais il y aura un prix à payer.

- Qui sera ?

- Ça je n'en sais rien. Juste que comme toujours, ce sera une action qui rétablira l'équilibre pré-existant.

- Si ça doit "compenser" la libération de Christal... On peut s'attendre à quelque chose de foncièrement dangereux, avança alors la Daeren..

- Quelle est votre décision ?

Il regardait Tam à présent, et Eve en fut comme soulagée. Elle ne tenait pas à faire ce choix. Comme tous les autres qui se présentaient à elle, elle était incapable de déterminer quelle alternative était la meilleure. Peut-être d'ailleurs, n'étaient-elles pas comparables dans l'absolu.
La rousse la regarda une seconde, semblant s'enquérir d'une autorisation plus que d'un avis. Eve hôcha la tête. Quel que fut le choix de Tam, elle approuverait. Elle ne supportait pas l'idée de laisser Christal entre vie et mort un instant de plus, mais elle savait que l'ange elle-même aurait donné sa vie plutôt que de mettre quiconque en danger.

- Dites lui que nous acceptons.

L'informateur acquiesça.

- Je vais passer le message. Le retour de votre amie va prendre un peu de temps, ajouta t-il par dessus son épaule tandis qu'il s'éloignait.

Lorsqu'il ne fut plus à portée de voix, Eve dessera les lèvres, anticipant la question à venir de Tam.

- Il n'y avait pas de "bon" choix.

L'ange aux yeux vert soupira.

- Allons ailleurs. J'ai besoin d'un chocolat chaud.

 

 

* * *

        Diana n'avait pas besoin de la voir pour réaliser à quel point sa petite amie était sortie terrifiée de son sommeil. Son cri les avait d'ailleurs toutes les deux réveillées, et elle avait mis quelques instants avant de se situer. Elle et Lauren s'étaient endormies sur le canapé devant un mauvais film, du moins à ce qu'elle avait pu en juger par sa seule ouïe. Reprenant doucement ses marques, elle posa la main sur le visage encore crispé de Lauren.

- Ça va aller ?

- Oui... C'était juste un rêve.

- Raconte moi. S'il te plaît, insista-t-elle comme elle ne répondait pas.

- C'était un stupide rêve.

- Raconte moi quand même... Je vois bien que ces "stupides rêves" te... travaillent en ce moment.

Lauren frotta le dos de sa main sur ses yeux fatigués.

- Ok. Alors cette fois j'étais dans un parc. Un parc vide, parce que c'est le soir, tous les gosses doivent être rentrés chez eux j'imagine. Je ne saurai dire à quoi ça tient mais... je m'y sentais bien. En paix.

- Peut-être parce qu'il n'y avait personne ?

- Peut-être.

Diana devina son regard se faire plus lointain alors qu'elle fouillait ses souvenirs.

- Je me suis assise sur une balançoire. Il y avait de la musique, et des voix qui chantaient dessus. C'était magnifique, ajouta-t-elle dans un souffle.

Elle fronça les sourcils.

- Mais ensuite... Une espèce d'ombre s'est étendue sur le parc. Tout devenait rouge. Et la seconde d'après les chaînes de la balançoire étaient poisseuses de sang.

Un silence.

- J'en avais plein les mains, je voulais les essuyer sur mon jean mais je n'y arrivais pas, j'étais comme paralysée. Et puis les voix se sont mises à hurler. Je crois que c'est ça qui m'a réveillée. Les hurlements. Comme s'ils étaient à l'extérieur du rêve.

Diana passa une main dans les cheveux de sa compagne.

- Et tous des derniers rêves sont du même genre ?

- Ils sont tous très différents, répondit juste Lauren.

- Il faudrait peut-être prendre en compte l'éventualité que ce soit... autre chose que des rêves.

- Ce serait quoi alors ?

- Et bien... des messages ?

 

 

 

* * *

 

        Si l'on devait reconnaitre une qualité au Grey Dog Coffee, c'était bien ses horaires d'ouverture des plus souples, même pour un établissement New-Yorkais. Mais Eve en appréciait également la musique d'ambiance et la lumière suffisament tamisée pour ne pas lui blesser les yeux. Jess avait été une habituée, plus ou moins, mais Eve découvrait le café et bien que chaque détail fut gravé dans sa double mémoire, elle avait cette agréable sensation qu'était celle de la "première fois". Et cela la rassura et la troubla à la fois. C'était une sorte de... preuve qu'elle existait indépendament de ce qu'avaient été et de ce qu'avaient pensé Jess et Angel.
Un serveur au sourire fatigué vint leur apporter leurs commandes respectives : café pour elle, chocolat chaud pour Tam. Ce qui avait fait sourire sa jeune amie. Elle avait une sorte de coté enfantin qu'Eve trouvait touchant.

- Andy nous a trouvé un début de piste quant à l'informateur, commença-t-elle quand le serveur ce fut éloigné. Enfin... Flynn en vérité. C'est peut-être pour ça qu'Oz a voulu te démasquer devant lui...

Elle lui réexpliqua dans les moindres détails ce qu'avait découvert le policier.

- C'est une espèce de John Doe, conclut-elle. Pas d'identité, pas de casier, fiché nulle part et personne pour le réclamer.

- C'est plutôt triste. D'être seul à ce point. De mourir seul presque...

- Tu peux rayer le presque. Il était cérébralement mort. Pas comateux, pas inconscient, mort. Son corps n'habitait plus son esprit, il n'était... il n'était plus qu'une sorte de coquille vide, maintenu artificiellement en vie par des machines... et puis il a disparu.

- De toute évidence c'est à un être humain à part entière, et bien vivant, que nous avons eu affaire.

- Je ne crois pas vraiment à la résurrection... Tu as une idée de ce qui a pu se passer en réalité ?

- Peut être... Imaginons que pendant tout ce temps, son... âme n'est plus été dans son corps... parce qu'elle aurait été piégée dans un autre niveau.

- Et du jour au lendemain quelque chose...

- Le Médiateur...

- Lui aurait permis de réintégrer son corps. Pour qu'il puisse jouer les intermédiaires. Ça tient la route... ajouta Eve passé un instant.

Tam coinça une mèche balladeuse derrière son oreille puis son visage se fit pensif.

- Il m'a paru... familier, mais ce n'était pas comme si je le reconnaissais. C'était plutôt... comme si je mettais enfin un visage sur un être que je connaitrais sans l'avoir jamais vu.

- C'est... pour le moins curieux, fit Eve avec un petit haussement d'épaules.

- Je l'ai trouvé... sympathique, poursuivit Tam, lachant le dernier mot avec un petit sourire, comme s'il s'agissait d'un aveu.

Son amie fit mine de s'étrangler avec son café et reposa sa tasse un peu trop brusquement.

- Ne te moques pas de moi... C'est vrai il est... il est très...

- Humain.

- C'est exactement ça.

Eve leva les yeux au ciel, l'air faussement désespérée. Tam sourit.

- Ne me fais pas croire qu'il t'est totalement antipathique...

- Je n'ai pas dit ça...

Elle reprit un peu de café.

- Je ne parviens pas à lui faire confiance. Pas encore disons.

- Ça je peux comprendre. J'aimerai te dire d'ailleurs... j'ai apprécié que tu m'accordes si vite ta confiance.

Eve esquissa un sourire.

- C'était instinctif. Je crois que je suis plus proche d'Angel pour ce qui est de la confiance. C'est toujours... instinctif.

- Ça l'était pour moi aussi, fit Tam en baissant les yeux une demi-seconde.

La jeune fille hésita.

- Avant de découvrir ce que faisait Oz, tu veux dire ?

- Oui et non.

Sa façon d'éluder la question semblait sans équivoque, et Eve préféra ne pas insister. Elle ballada doucement son regard tout autour d'elles.

- Tu sais que c'était le café préféré d'Holly ? fit-elle alors.

- Je n'ai jamais rencontré Holly, répondit simplement Tam avec une juste petite pointe d'amertume dans la voix. J'aurai beaucoup aimé.

- C'était quelqu'un de ... particulier.

- Je le crois aussi.

Eve inspira profondément. Elle voulait le dire à Tam, et si le moment n'était peut-être pas idéal... en vérité elle doutait qu'il existait pour ce genre de discussion un "moment idéal". Elle ne prononça qu'un mot avant de s'interrompre.

- Tam...

- Oui ?

- Si Holly n'était pas morte cette nuit là... ça serait arrivé plus tard.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

La jeune fille passa la langue contre ses dents, cherchant une façon de se lancer. En vérité elle voulait par son annonce s'assurer de quelque chose.

- Angel l'aurait tuée.

Interdite, Tam reposa sa tasse si brusquement qu'un peu de lait chaud s'en échappa pour se répandre jusqu'au bord de la table et couler sur ses genoux. Elle ne bougea pas pour autant.
Sa surprise était bien réelle. Et teintée d'horreur.
C'est bon, tu es convaincue maintenant ? lacha intérieurement Eve pour elle-même. Elle n'en savait rien. Dire qu'elle l'avait remercié de sa confiance quelques minutes plus tôt ! Elle s'en voulut d'avoir douté de Tam, mais elle sentait bien que la Daeren ne lui avait pas tout dit. Ce dont elle ne se cachait pas par ailleurs. Leur conversation à ce sujet lui revint en mémoire.

" Si cela ne tenait qu'à moi tu le saurai depuis notre première rencontre. Mais je pense que si Christal ne t'a rien dit c'est qu'elle avait une bonne raison... Je ne sais pas quoi faire Eve. Je ne suis pas Christal."

Si elle pouvait comprendre les doutes de son mentor, elle aurait tout de même aimé savoir de quoi il retournait. Une chose était à présent certaine : cela ne concernait en rien le sang nocif d'Angel.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda alors Tam, sortie de sa torpeur.

- Holly souffrait sans le savoir d'une anomalie sanguine qui à long terme, l'aurait tué. Et je sais qu'Angel en était la cause parce que... Jessie aussi, était atteinte.

La Daeren secoua la tête, incrédule.

- Tu es en train de me dire que tu vas mourir ?

- Non. La fusion a fait disparaitre ce problème.

Passant la main sur ses yeux, Tam lacha un imperceptible soupir de soulagement.

- Si Holly elle-même ne le savait pas, comment toi tu...

- Il y a quelques semaines Jess a été renversée par une voiture. A l'hôpital ses analyses de sang ont révelé le problème, mais j'étais devenue Eve avant de le savoir. En fouillant la mémoire du médecin pour m'assurer que personne n'était au courant j'ai appris qu'Holly était la seule autre patiente à montrer de semblables anomalies. Mais j'ai du chercher ce souvenir très loin, quelqu'un l'avait... dissimulé, à défaut d'effacer.

- Si c'est le travail de l'un des nôtres, c'est normal. Nous n'otons jamais rien de la mémoire des gens Eve. Les Daerens ne se sont jamais attribués un tel droit.

- Je l'ai fait.

Elle attendit une réaction, qui ne vint pas. Aussi poursuivit-elle :

- J'ai... refait le ménage de façon à ce que plus personne ne soit au courant. Du moins j'ai essayé. Kathleen Mallory le sait, ajouta-t-elle avant que Tam ne le lui demande.

- Comment ?

- Je crois qu'elle se doute de quelque chose depuis notre première.. sa première rencontre avec Jessie. Angel avait du interagir sur son esprit pour protéger son secret et... c'était plus difficile qu'avec n'importe qui d'autre. Kathleen a un esprit très... fermé. Ou solide, je ne sais pas réellement comment l'expliquer... toujours est-il que ce qu'a fait Angel a du laisser une trace, parce que depuis Mallory fouille partout.

- Et à ton avis qu'est-ce qu'elle va faire de l'information ?

- Rien. Elle pense avoir une dette envers moi parce que j'ai sauvé sa soeur. De plus...

- Oui ?

- Je ne crois pas qu'elle ait un réel but autre que... comprendre.

Finalement, Tam se saisit de nouveau de sa tasse de chocolat et prit une longue gorgée.

- Quand Christal sera revenue les choses deviendront plus simples, murmura-t-elle d'une voix lasse.

- Je l'espère.

- Je sais que nous avons pris un risque mais on ne pouvait pas la laisser là-bas plus longtemps. Quel que soit ce "là-bas".

- Non...

- Nous n'avions pas réellement le choix.

Il sembla à Eve que l'ange tentait de s'en convaincre elle-même.

- Est-ce que tu as peur ?

Gardant le silence, Tam se contenta d'hocher la tête à plusieurs reprises.

- Tam... as-tu déjà rencontré le Médiateur ?

La jeune femme porta la tasse fumante à ses lèvres.

- Une fois, répondit-elle finalement.

- Et tu penses que...

- J'ai beaucoup de mal à le penser justement. Je crois que Christal avait une idée quant à son identité mais elle tenait pas à en parler avant d'en être sûre. Ce n'est pas tant le Médiateur que je crains Eve, mais plutôt mes propres décisions.

A n'en pas douter, elle lui tendait là une perche qu'Eve s'empressa de saisir. Elle ne l'avait pas compris immédiatement. Tam avait besoin de lui expliquer. Ou  peut être même besoin de se justifier.

- Quelle décision as-tu prise par le passé qui te fasse douter aujourd'hui ?

- C'est moi qui ai approuvé le choix Cassandre comme hôte de Darlène.

 

 

* * *

 

   Je m'appelle Cassandre O'Connor.

Je suis née avec des yeux couleur granit, une couleur un peu trop dénuée de vie pour être celle d'un regard. J'ai, depuis toute petite, une peur incontrôlée du vide et un gout immodéré pour le jazz. Dans le temps j'adorais danser.
J'ai été mariée une petite dizaine d'années avec un homme du nom de Benjamin Holden. Un "grand ténébreux" comme on dit dans les livres. Je l'ai beaucoup aimé. Jusqu'à la fin.

Maintenant mon regard passe par des yeux bruns clairs qui ne sont pas vraiment les miens. Lorsque je ne les habitent pas, c'est l'esprit de Lucie Anderson qu'ils reflètent. Je sonde les recoins de cet esprit en quête du moindre détail la concernant, pour me l'approprier, l'effacer de sa mémoire. Parce que le passé m'a appris qu'un seul de nos deux êtres survivrait à l'expérience.

Il n'y a pas si longtemps de cela, j'ai accepté de partager mon âme avec ce qu'il serait convenu d'appeler un ange. L'argenté mais surtout la chaleur de son regard donnaient l'impression qu'une étincelle de vie animait enfin mes yeux granit. Pendant un temps, je pense avoir été heureuse. Et jamais je n'ai regretté avoir accueilli Darlène en mon sein. Mais, encore aujourd'hui, ce qui a pu motiver ce choix demeure  flou à mon esprit.
La seule qui m'apparait clairement, en vérité, c'est le pourquoi de ce que j'ai finalement fait.

Finalement j'ai tué l'ange.

 

 

_________________________

fin de l'épisode 2_04
suite dans 2_05 : Etre et ne plus être