Ces vies fragiles


épisode 2_03
idée et rédaction : Jade

 

        Debout, sous la pâle lueur d'un néon clignotant, devant un miroir écaillé, Cassandre O'Connor observait longuement son reflet. Elle sondait avec attention son propre regard, essayant de déterminer ce qui, dans l'éclat étrange de ces yeux, appartenait encore à Lucie Anderson.
Elle n'y parvenait pas. Chaque fois qu'elle pensait être la seule maîtresse de ce corps, une lueur de détermination, un éclair de Vie passait dans ses pupilles, un message de Lucie :
Je suis toujours là.
Oh oui, elle était toujours là. Et Cassandre n'avait pas connu un moment de répit depuis cet instant où Katia l'avait trahie et injecté à son hôte le sang de Daeren. Jusqu'à ce que les effets de la solution ne se dissipe, Lucie avait fuit, était partie le plus loin possible, sachant qu'il ne s'écoulerait que peu de temps avant que sa rivale ne reprenne les rênes.
Depuis elle n'était pas parvenue à reprendre le contrôle, mais elle luttait de son mieux. Il était difficile à Cassandre de contrôler sa nouvelle hôte. Lucie se débattait dans sa prison de chair et de sang, et toutes les deux jouaient au chat et à la souris. La jeune femme savait où se cacher, comment échapper à son étreinte. Elle avait eu le temps d'explorer à loisir chaque recoin de son propre esprit durant son coma et mettait cette expérience à profit : elle dissimulait informations, souvenirs, émotions...
Jamais Cassandre n'avait eu tant de mal à percer les secrets d'une âme humaine. Quelque part, le défi était intéressant. Mais le temps était une donnée trop rare pour être perdue ainsi.
Cela faisait plusieurs jours qu'elle demeurait dans cet hôtel miteux et vide, apprenant à se battre contre la conscience de Lucie. Elle avait trouvé cet endroit dans la mémoire de la jeune femme : c'était l'endroit même où son amie Holly Stewart était morte, c'était là qu'elle-même s'était faite tirer dessus. A dessein, Cassandre avait choisi de s'installer dans la chambre où avait eu lieu l'agression de son hôte. Un coup bas certes, mais elle ne s'embarassait pas de loyauté dans la lutte qui les oposait. Sur le sol, le sang n'avait pas totalement disparu et il demeurait une marque sombre là où Lucie était tombée. Chaque fois que ses yeux se posaient sur cette marque, Cassandre la sentait reculer instinctivement.
Elle profitait de cet instant de faiblesse pour attaquer plus violemment et extirper de son esprit ce dont elle avait besoin pour pouvoir endosser pleinement son indentité, et sortir à nouveau au grand jour.
Lentement, elle avançait. Il fallait qu'elle soit patiente, et bientôt viendrait le moment. A cette idée, Cassandre adressa un sourire à son reflet.
Alors l'étincelle de Vie passa dans son regard, et, le temps d'un battement de coeur, Lucie revient. Un temps qui lui fut suffisant pour briser le miroir.

 

 

* * *

 

        Lauren redoutait le sommeil. Quelques jours après son retour, les cauchemars s'étaient mis à l'assaillir. Le plus souvent ils n'avaient pas vraiment de sens précis, ils se constituaient de successions de scènes étranges et qui ne semblaient pas avoir de quelconque lien entre elles. Mais la peur émanait d'elles toutes et Lauren émergeait de ses rêves en proie à une vive terreur qui ne se dissipait jamais instantanément.
Aussi faisait-elle toujours en sorte de reculer le moment où il lui fallait dormir, et pour aborder le sommeil avec paix et sérénité. Parfois cela marchait.
Diana entra dans la chambre et lui adressa un petit sourire :

- Ça va ?

Elle hocha timidement la tête et sa petite amie leva un sourcil septique. Elle n'avait pas encore réussi à raconter l'un de ses cauchemar, pas même à Diana. Mais dormir à ses cotés l'aidait beaucoup. Elle avait accepté de passer la semaine chez la jeune fille, en partie pour la soutenir ces quelques jours qui précédait son opération, mais aussi pour elle. Pour ne plus avoir peur du noir.

- Ça va, répondit-elle de façon plus convaincante.

Diana se glissa sous les draps et déposa un baiser sur son front.

- Par moment je me demande vraiment ce qui se passe dans cette petite tête, murmura t-elle en faisant glisser ses doigts le long de la joue de Lauren.

- Oh, tu ne voudrais pas le savoir...

- Et pourquoi ? fit-elle avec un sourire malicieux.

- Tu partirai en courant et en hurlant et je ne te reverrai plus. Tu referai ta vie avec une fille normale.

- Aucun risque. Aucune fille normale ne peut me supporter.

- Il y a du vrai dans ce que tu dis.

Elle plongea son regard amoureux dans celui de sa compagne. Toute perspective de mauvais rêve avait déserté son esprit.

- Tu sais que si je ne t'avais pas rencontrée je serai encore à me morfondre seule en chantant Mr Sandman...

- Bring me a dream... make him the cutest than I ever seen...chantonna la jeune fille, tout sourire.

- Give him two lips, like roses and clover...

- Then tell him that him lonesomes nights are over ! conclut Diana en joignant ses lèvres à celles de Lauren avant d'éteindre la lumière.

 

*

 

        La douleur réveilla Diana. Une douleur sourde, qui avait pris naissance à l'arrière de sa tête pour se diffuser dans tout son crâne. Avec un soupir las, elle se leva. Le contact froid du carrelage de la salle de bain sur ses pieds nus acheva de désembrumer son esprit. Elle dénicha une boite d'aspirine au fond de l'armoire à pharmacie et en fit glisser deux dans un grand verre. Tandis que les comprimés se disolvaient elle jeta un regard à son reflet. Ses yeux cernés et son visage blafard lui donnait l'air d'un spectre. Elle savait bien ce qui la mettait dans cet état : l'angoisse de perdre la vue. Elle se faisait opérer demain et jouait ses yeux à quitte ou double.
Lauren sera là, pensa t-elle pour se redonner confiance. Les autres aussi. Elle leur avait finalement parlé de son problème. Demain ils seraient tous là. La jeune fille s'arracha à ses pensées et vida son verre avant de regagner son lit. Elle resta assise au bord quelques secondes, attendant que l'antalgique fasse effet. A ses cotés, Lauren dormait profondément. Rien si ce n'était un contact ne pouvait jamais la réveiller, et c'était heureux car Diana n'était pas toujours des plus discrètes. Mais on pouvait faire exploser une bombe dans la chambre, la jeune femme n'émettrait pas une plainte. Diana esquissa un sourire à cette pensée et contempla affectueusement la dormeuse. Sa respiration lente et régulière se fit soudain légérement plus audible. Elle s'agitait dans son sommeil, et bientôt son visage se contracta en un rictus de douleur et de peur.
Elle devait faire un cauchemar. Depuis qu'elle était revenue du Dôme, il arrivait souvent à Lauren de se réveiller au milieu de la nuit, tremblante, et il fallait de longues minutes à Diana pour l'apaiser. Cette dernière ignorait à quoi rêvait sa compagne exactement mais elle ne comptait pas la laisser en proie à ses peurs une minute de plus. Elle posa sa main sur l'épaule de Lauren et la secoua doucement.

- Lauren...

Celle-ci ouvrit de grands yeux effrayés.

- Ce n'est rien ma grande, juste un rêve.

Lauren reprit doucement son souffle. Elle semblait avoir échappé à la noyade.

- Ça va ?

- C'était si réel... balbutia la jeune fille.

- Je sais. Mais c'est fini.

Elle prit Lauren dans ses bras.

- C'est fini, répéta t-elle.

Elle lui caressa doucement les cheveux.

- C'est fini...

Oh oui, elle aurait vraiment voulu savoir ce qui se passait dans cette petite tête.

 

 

* * *


        David se réveilla avec la sensation désagréable d'avoir oublié quelque chose. Pas vraiment un souvenir ou une chose à faire non il avait oublié... Son rêve. C'était ça. Il ne parvenait plus à se remémorer ce dont il avait rêvé cette nuit, mais la certitude que c'était d'une grande importance s'imposait à son esprit. Ce qui lui sembla totalement incohérent : s'il ne se rappelait rien, comment pouvait-il savoir que c'était important ? Il secoua la tête, fatigué. Peut-être bien qu'il perdait la raison. Ç'aurait été plus qu'excusable avec ce qu'il subissait...
Décidé à garder les idées claires, il choisit de ne plus penser au rêve disparu et se leva. De la cuisine jusqu'à sa chambre s'était faufilée une odeur de café. Sa mère n'était pas encore partie. Assise devant une tasse fumante, elle semblait l'attendre à dire vrai. Il alla l'embrasser avant de s'asseoir à son tour.

- Bien dormi ? demanda Lisa.

- Je crois...

- Tu crois ? répéta sa mère avec un petit rire.

Mais David sentait bien que sa bonne humeur était forcée. Elle était troublée et il savait bien par quoi.

- David... commença t-elle plus sérieusement.

Il se tendit instinctivement. Elle allait lui poser des questions dont il ne pouvait révéler les réponses. Pas tant parce qu'il tenait à garder le secret, mais parce que ses réponses allaient la blesser.

- Est-ce que tu sais où est Lucie ? Pourquoi elle ne vient plus ici ?

Comment lui dire ? A peine avait-ils retrouvé Lucie qu'ils la perdaient de nouveau, et d'une façon plus terrible encore.

- Il faut... il faut lui laisser du temps. Elle a besoin de se... retrouver un peu.

L'ironie de ses propos le blessa cruellement.

- Mais... tu l'as vue ces jours-ci n'est-ce pas ? Elle va bien, elle n'a besoin de rien ?

- Je... je n'en sais rien maman. Mais je vais essayer de le savoir.

Lauren, Diana et Sebastien tentaient de localiser Lucie... Cassandre depuis plusieurs jours. Pendant qu'il cherchait un moyen de ramener Jess à la vie. Il se sentit honteux de ne pas avoir aidé ses amis : ils devaient parer au plus urgent, et Lucie avait besoin de leur aide. Comment avait-il pu l'abandonner de la sorte ?

- Et toi tu vas bien ?

David tenta d'esquisser un sourire.

- Je crois que j'ai besoin d'un peu de temps aussi. Mais ça va aller.

Lisa lui passa la main dans les cheveux comme lorsqu'il était un petit garçon.

- Je l'espère...

Son fils parvint enfin à lui sourire. Elle le dévisagea quelques secondes, attendrie. Ni elle ni David n'étaient conscients que par les yeux de ce dernier, un ange déchu nommé Oz ne perdait rien de leur conversation.

 

 

* * *

        Le ciel n'était pas d'un noir uniforme percé par la lueur des étoiles, il était fait de bien des couleurs que déclinait la lumière des astres, et traversé par toutes sortes de corps celestes plus beaux les uns que les autres. Mais Tam ne regardait qu'une seule chose : la petite planète bleue parcourue de formes blanches mouvantes.
Elle avait déjà pu voir la Terre ainsi bien sûr, mais c'était toujours le même ravissement qui la parcourait, comme s'il s'agissait de la première fois.
A coté d'elle, Eve relacha sa souffle et par là même sa concentration. La voute celeste s'évanouit tout doucement tandis que le mur beige foncé de l'appartement réaparaissait.

- C'était une très belle projection, murmura Tam.

- Merci.

Pour sa première tentative de projection mentale, Eve avait choisi un clair de Terre, sa planète vue de la Lune, une des images qu'Angel préférait et qu'elle avait contemplée lors de l'un des cours de Jack Willis.

- Tu apprends réellement très vite, ajouta son mentor.

- Peut-être parce que nous n'avons pas beaucoup de temps.

Elle devait faire au plus vite, pour pouvoir se remettre à la recherche de Lucie. Elle avait cessé toute tentative de la retrouver à l'aide de ses nouveaux dons : l'esprit de son amie envahit par celui de Cassandre était trop instable, et Tam jugeait que si Eve usait de ses pouvoirs sans encore les contrôler parfaitement, entrer en contact avec Lucie pouvait s'avérer dangereux pour la jeune femme. Aussi laissait-elle Sébastien et les filles la chercher de façon plus classique tandis qu'elle apprenait à maitriser les étonnantes capacités que lui avait donné la fusion.

- Pas seulement. Angel était une daeren exceptionnelle. Et elle est toujours là, répondit Tam en posant ses doigts sur la tempe de son élève.

- A ce sujet... Il y a quelque chose qui m'échappe. Pourquoi n'ai-je pas accès à la totalité de la mémoire d'Angel ? Oz l'avait pourtant débloquée.

- Comment ça ?

- Il ne parvenait pas à lui faire retrouver ses souvenirs parce qu'il en était un qu'elle refusait de se rappeler. La mort d'Holly, précisa t-elle en un souffle. Oz l'a forcée à le revivre et depuis la mémoire d'Angel revenait peu à peu.

- Et tu as perdu tout ça ?

- Non, j'ai la quasi-totalité de ses souvenirs depuis qu'Holly est devenue son hôte. Mais rien avant.

Tam détourna les yeux une fraction de seconde, mais son geste n'échappa pas à Eve.

- Il y a quelque chose que je devrais savoir ? demanda t-elle le plus directement possible.

- Je me le demande... Si cela ne tenait qu'à moi tu le saurai depuis notre première rencontre. Mais je pense que si Christal ne t'a rien dit c'est qu'elle avait une bonne raison... Je ne sais pas quoi faire Eve. Je ne suis pas Christal.

La jeune fille garda le silence.

- J'ai besoin de son aide, nous en avons tous besoin. Elle me manque, ajouta t-elle. Il faut que nous la retrouvions.

- Alors d'abord nous devons mettre la main sur Oz.

- Je crois qu'Oz ne se montrera plus de façon directe. Il a vu ce dont tu étais capable et il ne prendra pas le risque de s'exposer. Mais il y a une personne avec qui il garde forcément contact et que nous pourrions utiliser comme intermédaire.

- Cassandre, comprit Eve. Mais les autres la cherchent depuis plusieurs jours maintenant, sans résultats, tu n'as pas réussi à la localiser et moi je ne peux même pas essayer.

- Elle viendra à nous d'elle-même, l'assura Tam. Cassandre n'est pas du genre à rester dans l'ombre. D'autant plus si Oz l'a informée de ma présence. Mais je ne sais pas si on peut se permettre d'attendre, c'est aussi pour ça qu'il faut que tu apprennes au plus vite.

Elle inspira doucement :

- Je voudrais que tu viennes avec moi dans le niveau sept pour ramener Christal.

 

 

* * *

        Kathy vida d'un trait sa tasse et grimaça légérement au passage du café noir et brulant.

- Tu as l'air assez tendue sans avaler cet espèce de charbon liquide, sourit sa soeur.

Elles avaient dinées ensemble la veille et la voiture de Kathleen ne daignant pas redémarrer, elle avait passé la nuit chez Helen.

- Je ne suis pas tendue, je suis pressée, corrigea t-elle.

Elle était en retard même. Encore qu'elle n'avait pas pris de rendez-vous, mais le sujet qu'elle voulait aborder aujourd'hui avec le docteur Daniel Lewis s'en passait. Elle eu un sourire amer en réalisant qu'elle parlait d'un psychologue. Mallory avait décidé de l'interroger franchement au sujet de Jessie Wells. Il avait lui aussi été à plusieurs reprises en contact avec elle, il l'avait vue à l'hôpital, il était médecin. Il ne paraissait pas illogique de penser qu'il savait, pour le sang... Ni même qu'il était au courant de plus de choses encore.
Riker était sans doute le mieux informé quant à Jessie. Mais elle savait très bien qu'il ne lui dirait rien. Pas encore. Parler à Lewis restait donc sa seule alternative. Il fallait qu'elle avance. Il fallait qu'elle sache.

- Je pensais que tu choisissais tes horaires, nota Helen.

- Je ne vais pas au bureau ce matin, je dois passer voir Lewis et cette panne de voiture m'énerve.

Sa jeune soeur prit une expression de surprise.

- C'est aussi là que je vais aujourd'hui ! Il doit me dire comment ça évolue de son coté avec Michael. Normalement c'est sa dernière séance. S'il s'en sort...

- Nous fêterons ça au champagne, répondit Kathleen.

- Bref c'est à quelques stations de métro d'ici, allons-y ensemble.

- Pourquoi ne prends-tu pas ta voiture ?

- Pour réduire la pollution de l'air, économiser l'essence, évitez la circulation... égréna Helen. Tu viens avec moi ou non ?

Pourquoi pas ? Après tout il serait toujours temps de voir Lewis en privé plus tard.

- D'accord. Donne moi juste le temps de prendre un autre café. Je crois que je vais en avoir besoin.

 

 

* * *

        - Tu te sens prête ?

- Tu crois que je peux me sentir prête ?

Lauren se mordit la lèvre.

- D'accord, question stupide admit-elle.

Diana lui sourit.

- Pas de problème, tu es dans les limites du quota de questions stupides autorisées.

Parler de tout et n'importe quoi pour ne pas penser à ce qui lui faisait peur. Lauren reconnaissait bien sa petite amie dans cette façon de faire. Elle lui semblait toute frêle dans sa blouse d'hôpital.

- Ça va aller, lui murmura t-elle dans le creux de l'oreille.

- Je te crois.

La porte de la chambre s'ouvrit, laissant passer deux infirmiers poussant un brancard. Une jeune femme d'une trentaine d'année y était sanglée. Elle ne semblait qu'à demi-consciente, le regard dans le vide, elle murmurait quelques mots incompréhensibles.

- Du calme Fanny, ordonna l'un des aides-soignant en la déliant.

Ils l'installèrent sur le lit voisin à celui de Diana et le plus grand des deux allait l'attacher à nouveau quand l'autre l'interrompit.

- Ce n'est pas la peine, avec tout ce qu'on lui a donné, on peut bien la laisser comme ça. Ne vous inquiètez pas, lança t-il à Lauren en surprenant son regard intrigué, elle n'est pas dangereuse, juste un peu... agitée parfois.

Son collègue consulta la feuille de soin accrochée au pied du lit.

- Lewis a noté un nouveau dosage, signala t-il.

Diana et Lauren échangèrent un regard à l'évocation de ce nom mais ne dirent rien. Le premier infirmier se tourna vers elles :

- Diana Nolane ? Si vous voulez bien prendre place, fit-il en désignant le brancard d'un geste théatral. Et détendez vous : le docteur Bleeth est un véritable orfèvre.

- Bon, je vois que je te laisse entre de bonnes mains, sourit Lauren en accentuant une dernière pression sur la main de Diana avant de se lever. Je serai là quand tu te réveilleras.

 

Dans le couloir, assise entre Sébastien et David, Eve jettait des regards nerveux à chaque médecin qui passait devant eux.

- Qu'est-ce tu as ? s'enquit le jeune asiatique.

Elle n'avait pas parlé aux autres de sa dernière visite à l'hopital, pas même à Tam. Elle y avait appris que le sang de Jess avait été contaminé par une substance mortelle à présent disparue, et avait du effacer cette information de la mémoire de chaque médecin qui l'avait traitée. Seule Diana était au courant.

- Rien... je suis un peu tendue c'est tout.

- On dirait que tu n'es pas la seule...

D'un discret hochement de tête, il désigna Tam, assise face à eux. Elle dévisageait David avec un air inquiet et une légère lueur de méfiance dans les yeux. Eve se leva pour aller lui parler mais Lauren sortit de la chambre.

- Elle est endormie. Ils vont la sortir.

- Tu veux qu'on attende ici ? s'enquit son frère.

- Ca va durer plus de deux heures. Je crois que j'ai envie de prendre l'air.

- Allons-y.

Ils se levèrent et partirent en direction de l'ascenseur. Avant qu'il n'entre dans la cabine, Tam retint David par le coude.

- Je peux te parler un instant en privé ?

Les trois autres les regardèrent avec surprise. Tam leur fit signe d'y aller.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Lauren lorsqu'ils furent seuls dans l'ascenseur.

- Je n'en sais pas plus que toi, répondit Eve.

Les portes s'ouvrirent avec le tintement sonore habituel. Les filles s'avancèrent mais Sébastien leur bloqua la sortie de son bras.

- Ne bougez pas.

Les deux jeunes femmes suivirent son regard et Lauren sursauta. Les portes automatiques de l'entrée venaient de se refermer sur Cassandre.

- Qu'est-ce qu'on fait ? s'enquit Sebastien.

- On la suit avant qu'elle ne s'éloigne trop.

- Et si elle nous voit ?

- Je vais faire en sorte qu'elle voit autre chose. Allons-y.

Ils quittèrent à leur tour l'hôpital. Quelques mètres devant eux, Cassandre s'engouffrait dans la bouche du métro. Les trois jeunes gens descendirent à sa suite. La station était étrangement vide. Eve s'arrêta au milieu de l'escalier et ferma les yeux. Derrière elle, le frère et la soeur attendaient en silence. Lauren saisissait parfaitement ce que leur faisait Eve : le Médiateur le lui avait fait subir afin que le Dome la prenne pour Jessie.

- A quoi sommes nous censés ressembler ? demanda t-elle lorsque son amie eut rouvert les yeux.

- A nous. Mais sans être nous.

- Pardon ? fit Sébastien.

- Cassandre va nous voir, mais elle ne nous reconnaitra pas.

- Et Lucie ?

- Je ne sais pas dissocier leurs esprits. Lucie non plus ne saura pas que nous sommes là.

- Ne la perdons pas de vue, rappela Lauren.

La rame allait partir. Cassandre avait déjà pris place. Elle lisait ce qu'Eve devinait être le dossier médical de Lucie. Elle alla s'asseoir face à elle tandis que Lauren et Sébastien s'installaient un peu plus loin dans le wagon. A coté d'eux, un petit homme qui ne devait pas avoir quarante ans tenait vainement de refermer son attaché-case dont la serrure était cassée. Le métro démarra et prit de la vitesse, s'enfonçant plus prondément dans le sous-sol. Approchant de l'arrêt suivant, il ne ralentit pas. La rame se mit à vibrer, légérement tout d'abord, puis de plus en plus violemment. L'homme à l'attaché-case jeta un regard paniqué à Sebastien. Ce dernier et sa soeur se cramponnèrent à leurs sièges et interrogèrent Eve du regard. Celle-ci ferma de nouveau les yeux tandis que Cassandre levait les siens de son dossier.
A l'amorce du virage, les wagons penchèrent soudain sur le coté droit tandis que le métro quittait le sillage de ses rails. Les deux compartiments se percutèrent avec force et vinrent presque s'encastrer l'un dans l'autre. Tous les passagers allèrent se cogner contre la paroi quand l'engin bascula totalement. Emporté par son propre élan, il continua encore sur plusieurs dizaines de mètres avant de commencer à perdre de la vitesse. Puis dans un atroce hurlement de métal, semblable à mille cris de douleur, la rame s'immobilisa enfin.
A travers la tôle éventrée, les rares lampes murales encore intactes projetaient sur le sol torturé du wagon quelques flaques de lumière blafarde. Mais c'était malgré tout l'obscurité qui dominait. Au dessus de la carcasse du métro, une série de cables arrachés crachaient des étincelles bleutées, et leurs crépitements se joignaient aux gémissement du métal.
Mais pas un son humain n'était audible.

 

 

* * *

        On lui avait injecté elle ne savait quel anésthésique, et elle était partie, tout doucement. A présent elle était... elle aurait bien aimé le savoir à dire vrai. C'était différent d'un rêve, et ça n'était pas à la réalité même si la ressemblance était frappante. Elle se trouvait dans l'embrasure d'une porte, devant une chambre d'enfant. Tout y était jusque dans les moindres détails : des motifs du papier-peint aux jouets éparpillés sur le sol. Mais le décor possédait une essence particulière, une touche d'irréel que Diana percevait très nettement. Une voix montait du fond de la chambre, derrière un paravent orné de personnages de contes de fées. Elle n'osa pas s'avancer et attendit. Une silhouette se releva, et quitta la chambre, éteignant les lumières et refermant la porte derrière elle. Diana la reconnut immédiatement. C'était la jeune femme qui occupait le lit à coté du sien, et dont le visage endormi avait été le dernier qu'elle avait vu avant de perdre conscience.

- Fanny ?

Elle se retourna, et la dévisagea, visiblement méfiante.

- Comment sais-tu mon nom ?

- Je l'ai entendu... tu es une... amie du docteur Lewis ? demanda t-elle.

Fanny recula, à la manière d'un animal effrayé.

- Tu es avec lui ? Il t'a envoyé pour me chercher ?

- Non ! Non, répéta t-elle plus doucement en levant les mains en un geste d'apaisement. Je ne le connais pas vraiment. Je ne suis pas avec lui.

- Quel est ton nom ?

- Diana.

- Pourquoi tu es là, Diana ?

Elle haussa les épaules en signe d'impuissance.

- Je l'ignore. Peut-être juste pour te rencontrer.

- Tu ne peux pas rester. Personne ne peut venir ici normalement.

- Justement, où sommes-nous ?

La curieuse jeune femme la saisit par les épaules et la poussa en direction des escaliers.

- Tu es chez moi et tu devrais partir.

Elle la fit descendre et traverser une petite cuisine aménagée avant de l'amener jusqu'à la porte d'entrée.

- Attends, protesta Diana, je ne sais pas comment...

Mais elle était déjà dehors. Lorsqu'elle se retourna, la maison n'était plus là. Elle aurait voulu décrire ce qui l'entourait comme une sorte de néant, mais le néant en lui-même n'avait pas cet aspect si... chaotique.

- Je suppose que c'est ça, le niveau sept, murmura t-elle pour elle-même.

Rien aux alentours qui ne ressemblait à une sortie, ni même à un passage. Diana s'assit sur le sol pourtant intangible et choisit d'attendre de voir ce qui allait se passer. Peut-être la maison allait-elle réaparaitre. En attendant elle ne devait pas céder à la panique.
Ce ne fut pas la maison mais un homme qui se dessina devant-elle quelques minutes plus tard. Elle devina immédiatement de qui il s'agissait.

- Vous venez m'aider ? demanda t-elle d'emblée.

- Tout au moins vous parler, répondit le Médiateur. Répondre à quelques questions.

Bon.

- Cette femme, Fanny... elle était là comme moi ou bien est-ce que je l'ai rêvée ?

- Oh non, elle était bien là. Elle y est d'ailleurs assez souvent.

- Dans le niveau sept ?

- Dans son niveau sept.

Diana fronça les sourcils. Jess ne lui avait pas menti quant à son énigmatique façon de s'exprimer.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que je suis rentrée dans ses rêves ?

Il sembla chercher ses mots quelques secondes.

- Pas exactement. Le premier niveau est propre à chaque être, et on ne peut pénétrer les rêves des autres. En vérité vous étiez déjà dans le niveau sept, dans une partie du niveau sept que Fanny a modelé de toute pièce.

- C'est possible ça ?

- Il existe bien des façons de gagner le niveau sept. Cette jeune femme l'a fait en passant par le premier niveau. Il s'est produit une interaction des deux, des rêves et de l'inconscient collectif humain.

La jeune fille secoua la tête.

- Ecoutez, tout ça m'est égal pour l'instant.

- Sans nulle doute, mais peut-être que je n'aurai pas eu d'autres occasions de vous en parler.

- C'était donc si important ?

- Quand viendra le moment, vous comprendrez que oui.

Une partie d'elle-même enregistra l'information et tenta d'en imaginer les conséquences, mais sa frayeur à l'égard du niveau sept l'empêchait d'y réfléchir correctement.

- Et bien en attendant, je veux sortir d'ici, articula t-elle en bataillant pour que sa voix ne tremble pas. Je dois sortir d'ici.

Le Médiateur haussa un sourcil en une expression faussement surprise.

- Qu'est-ce qui vous fait donc si peur ?

- Ne pas me réveiller.

- Vous voulez dire mourir ?

- Oui.

Elle l'avait dit. Et de l'admettre était quelque part une sorte de délivrance, même si son interlocuteur se trouvait être un esprit immatériel qui semblait toujours en savoir plus qu'il ne voulait bien le dire. Celui-ci eut un petit rire triste :

- Ils sont rares, les gens que la mort n'effraie pas.

Diana se mordit la lèvre inférieure, hésitante.

- Je n'en suis pas aussi sûre. Des milliers de personnes ne craignent pas de mourir parce qu'ils sont persuadés de savoir ce qu'il y a de l'autre coté.

- Vous songez aux croyants ? devina le Médiateur. Certains il est vrai sont comme vous venez de le décrire. Mais les autres... Creusez plus profondément en chacun d'eux, la grande peur de l'inconnu est toujours là, plus ou moins bien enfouie. D'ailleurs qu'est-ce que sont ces croyances si ce n'est une façon de les rassurer ?

- Alors tout le monde a peur ?

Son sourire jusqu'alors curieux devint bienveillant.

- C'est humain après tout.

Une question vint à l'esprit de la jeune fille et franchit ses lèvres presque immédiatement.

- Est-ce que vous avez peur de mourir ?

- Je ne le peux pas.

- Avoir peur ? s'étonna t-elle.

- Mourir.

Elle aurait du s'en douter. Il avait bien l'air de quelqu'un d'immortel. Peut être parce que quelque chose en lui faisait qu'il ne paraissait pas réellement... vivant. Est-ce qu'un être qui ne vivait pas pouvait mourir ? Il lui semblait que non, cela ne serait pas logique. En même temps, Diana doutait qu'une chose comme la mort se soit souciée d'obéir à une quelconque logique.

- Qu'est-ce que mourir au juste ?

Un air songeur se peignit sur le visage du Médiateur.

- Les humains ont émis beaucoup de théories sur le niveau six. Certains pensent que lorsque qu''on le franchit, on retourne à la surface, sous une autre forme. Une réincarnation. D'autres s'imaginent que la mort se divise entre paradis et enfer, que certains d'entre eux accéderont à la félicité tandis que d'autres seront éternellement damnés.

- Et à votre avis, quelle théorie se rapproche le plus de la vérité ?

- Aucune de celles que j'ai énoncé n'est la bonne, je peux vous l'assurer.

Diana secoua la tête, incrédule.

- Comment pouvez-vous en être si sûr ? N'avez vous pas dit un jour à Jess que vous-même ne saviez pas comment était le niveau six ?

- J'ai dit que j'ignorais ce qu'il était. Mais je sais en revanche ce qu'il n'est pas.

- Je vous pensais omniscient... Vous qui pouvez aller et venir à votre guise dans tous les niveaux, pourquoi l'entrée du sixième vous est impossible ? Comment se fait-il que vous ignoriez ce qu'est la mort ?

Il plongea son regard dans le sien, et pour la première fois Diana crut y déceler une lueur, une petite et fragile lueur de vie.

- Je l'ai su. Il fut un temps où je pouvais aller dans le niveau six. J'ai délibérément choisi de m'en fermer l'accès, et d'oublier tout ce qu'il contenait.

- Pourquoi ?

- Comment le saurais-je si je l'ai moi-même ôté de ma mémoire ? Je ne le saurai qu'en retournant là-bas. Mais j'ai condamné ma porte. Et une seule autre personne est capable de l'ouvrir.

- Qui donc ? s'enquit la jeune fille.

Elle avait prononcé ces mots plus par réflexe qu'autre chose, car elle n'imaginait pas avoir une réponse. Ce fut pourtant le cas.

- Eve.

Qui est vraiment Eve ? eut soudain envie de demander Diana, mais cette fois c'était de son envie d'entendre la réponse qu'elle doutait.

- Comment ? demanda t-elle alors.

- C'est la même chose qui lui permettrait d'ouvrir ce passage qui m'empêche de la voir. Mais de quoi il s'agit, je ne vous le dirai pas. Pas aujourd'hui, se reprit-il.

- Vous êtes vraiment un drôle de bonhomme.

- Je prendrai cela comme un compliment, fit-il avec un sourire malicieux. Au revoir mademoiselle Nolane. J'ai été enchanté de faire votre connaissance.

Elle devina qu'il partait lorsqu'elle le vit devenir translucide. Elle avait l'impression de le regarder à travers une étendue d'eau mouvante.

- Attendez ! Vous ne m'avez pas dit comment sortir d'ici...

- Je ne pars pas. C'est vous qui êtes justement en train de quitter le niveau sept.

Et comme il disait ces mots, Diana réalisa que ce n'était pas seulement lui mais tout le décor environnant qui perdait de sa consistance et fusionnait avec le néant.
Pour laisser place aux ténèbres.

 

 

* * *

                Le silence, à peine rompu ça et là par quelques bruits métalliques, était oppresant. Kathleen avait l'impression qu'il allait la broyer. Elle n'avait pas perdu connaissance mais le choc l'avait sérieusement sonnée. Une vive douleur qui partait de son genou gauche et descendait jusqu'à sa cheville l'empêchait de sombrer dans le néant. Elle ouvrit prudemment les yeux. Le compartiment de métro donnait l'impression d'avoir été comprimé dans une gigantesque main d'enfant capricieux. Elle ne voyait pas Helen... Secouant la tête pour chasser la brume qui l'envahissait, Mallory s'accrocha à la barre métallique la plus proche et tenta de se mettre debout. L'explosion  dans sa jambe la fit retomber. Elle s'était sans doute cassée quelque chose mais la douleur était trop diffuse pour qu'elle parvienne à déterminer quoi.
Basculant sur son coté droit, elle remonta doucement le long du wagon en s'aggripant aux sièges. Il lui sembla que cela lui prit une éternité.
Etendue contre une rangée de sièges, Helen gisait immobile, le visage en sang. Sa soeur la regarda quelques secondes, les lèvres serrées, puis saisit son poignet entre ses doigts. Elle avait un pouls. Et elle respirait, lentement. Kathy expira profondément. Derrière celui d'Helen, un autre corps était étendu. Mallory parcourut les derniers mètres qui la séparait de la seconde femme.
Elle était morte. Ses pupilles dilatées étaient figés dans une expression d'étonnement intense. Mourir l'avait surprise, songea Kathy. La vue de ce corps sans vie fit remonter en elle de douloureux souvenirs et elle sentit son estomac se contracter sous l'effet d'un violent spasme. Ce n'était pas le moment de vomir. Elle tendit la main et ferma les yeux de la jeune femme avant de retourner aux cotés de sa soeur.
Elle avait peur de la bouger. Elle pouvait avoir une hémmoragie interne ou des cotes cassées. Ou n'importe quoi d'autre que son absence de connaissances en médecine ne lui permettait pas d'imaginer. Son sentiment d'impuissance la fit enrager. Bien. La rage lui donnerait de la force. Elle chercha son portable dans sa veste, mais il n'était plus qu'un amas de métal et de plastique. De toute façon elle n'aurait sans doute rien pu capter ensevelie sous les gravas...
Une série de coups sourds la firent sursauter. A l'autre bout du compartiment, quelqu'un frappait sur la cloison déchirée. S'ils n'étaient que trois ici il y avait surement plus de gens enfermés dans le wagon voisin.
Kathy hésita un instant, puis déposa un baiser sur le front d'Helen et se laissa glisser au fond de la rame. Sa jambe la faisait énormément souffrir, et elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour s'empêcher de crier.
Elle avait bien deviné : une personne essayait de passer de son compartiment à celui-ci. Elle n'osa pas espérer qu'il s'agisse de secours si vite. Elle n'était pas de ceux qui pensaient que l'espoir faisait vivre. S'arc-boutant contre la tôle à demi-éventrée, elle poussa de toutes ses forces sur sa jambe valide pour dégager le passage. Une forme se glissa par l'ouverture ainsi créée et se laissa retomber, haletante, ensanglantée. Son regard croisa celui de Mallory une seconde avant que ses yeux ne se ferment et qu'elle ne s'affaisse évanouie sur le sol.
C'était Jessie Wells.

 

* * *

 

        Tam avait posé ses paumes contre les temps du jeune homme, un geste presque uniquement rituel, mais qui l'aidait à sonder son âme. David demeurait immobile, même s'il était intérieurement en proie à une grande agitation.

- Alors ? finit-il par lacher.

- Je n'arrive pas à détecter ce... pourtant je suis certaine qu'il y a quelque chose, je le sens.... Ah !

Elle le lacha.

- Je crois que j'ai trouvé.

- Mais quoi ?

Elle le regarda gravement. Une expression qu'il ne lui avait pas encore vu.

- Rien de curieux ne t'es arrivé ces derniers jours ? Une sensation de déjà vu, du temps qui disparait ou des rêves que tu ne parviendrais plus à distinguer de la réalité ?

- Non, pas que je me souvienne...

Mais un événement qu'il avait cru jusque là anodin lui revint en mémoire.

- Si, il y a quelques jours... J'ai... perdu dix minutes. Mais je pensais avoir mal regardé l'horloge. Pourquoi ? Qu'est-ce qui m'arrive ?

- Je pense qu'Oz se sert de ton esprit. Il y a comme ouvert un passage.

David porta les mains à la tête, l'air paniqué.

- Quoi ?

- C'est pour ça que je n'arrive pas à le détecter. Il n'a en rien altéré tes capacités ou ta mémoire, du moins si l'on excepte ces dix minutes, ne t'en fais pas pour ça. Et il n'a pas accès à ton esprit en lui-même, je le verrai. Il peut juste, s'il le veut, voir ce que tu vois et entendre ce que tu entends... C'est très ingénieux. Nous n'aurions pas du nous en rendre compte.

- Alors comment tu as su ?

- Un truc bien humain : l'intuition féminine, fit-elle avec un clin d'oeil.

Le jeune garçon la regarda, septique.

- Il ne peut pas lire mes pensées mais il se sert tout de même de moi comme taupe. Je trouve que ça se prête mal à la plaisanterie...

- Moi qui croyais que le rire était le propre de l'homme... répondit-elle avec une moue faussement boudeuse.

- Tu peux me débarasser de ce... passage ?

Elle secoua la tête.

- Si ça ne te gène pas j'aimerai... explorer ton esprit plus en détail. Je ferai de mon mieux pour ne rien y lire, mais je préfère ne rien tenter avant de savoir exactement comment il a fait. En attendant je pense qu'on peut retourner la situation à notre avantage.

- De quelle façon ?

- Puisqu'il n'a pas accès à ta mémoire, Oz doit ignorer que nous l'avons percé à jour.

- Je vois où tu veux en venir mais je préfererai de loin que tu rebouches ce... trou que j'ai dans la tête !

Tam le rassura d'un sourire emplit de confiance.

- Si vraiment je n'y arrive pas Christal saura le faire. Et Eve et moins ne tarderons pas à la retrouver.

- Eve... soupira David. Je ne me fais toujours pas à l'idée de... son existence.

- Je sais.

Il leva vers l'ange des yeux presque implorants.

- Il n'y a aucun moyen de faire revenir Jessie ?

Il ne songeait pas même à Angel, non, il lui semblait n'avoir perdu que Jess. Peut-être parce qu'il avait toujours eu du mal à considérer Angel comme un être à part entière.

- Je l'ignore. Je ne pense pas que cela soit possible sans que l'esprit d'Eve disparaisse.

- Tu considères que ce serait vraiment la tuer ? Après tout elle le dit elle-même, elle est en partie Jess.

- En partie. Elle est Eve, et c'est une personne comme toi ou moi.

- Mais elle n'aurait jamais du naitre !

Le regard de la Daeren se fit très lointain pendant quelques secondes.

- Tu vois... je n'en suis pas si sûre. Tôt ou tard Cassandre aurait pris Angel. Et si elle l'avait absorbé comme elle a absorbé Darlene, la première daeren dont elle était l'hôte... Angel était une daeren très particulière. Différente de nous tous. C'est pour ça qu'Eve est si puissante aujourd'hui. Et à présent Cassandre ne peut plus s'emparer d'Angel.

- Ça ne valait pas le sacrifice de Jessie.

- Personne ne peut le dire. Jusqu'à il y a peu, j'aurais dit comme toi que rien ne pouvait justifier le sacrifice d'une vie. La vie... la vie n'a pas de prix. Mais de ce fait, il y a bien une chose qui vaille qu'on donne la sienne : les autres vies.

David demeura silencieux un instant.

- Perdre une vie pour en sauver dix autres, c'est ça ?

- Ca semble si absurde et si injuste, je le sais. Mais parfois...

- Ca ne valait pas sa vie.

- Je sais que Jess n'a pas choisi ce qui est arrivé. Angel non plus d'ailleurs. Mais si elle avait eu ce choix, que crois-tu que ton amie aurait fait ?

- Je sais quel aurait été son choix.

Il s'interrompit de lui-même puis :

- C'est pour ça que sa vie était un prix trop élevé.

 

 

* * *

        - On va tous mourir.

Sébastien tenta d'ignorait les gémissements de l'homme à l'attaché-case. Tous deux allaient bien, même si son compagnon d'infortune semblait encore sérieusement sous le choc. Le jeune homme jetait régulièrement des regards en direction de Lucie, ou Cassandre, il ne savait dire, qui semblait dans un état second. Elle n'avait pas perdu connaissance mais ne semblait pas être vraiment là. Par moment elle lachait une phrase vide de sens, avant de replonger dans son étrange torpeur. Et je les trouve un peu drôles, je les trouve un peu tristes. Sa tête dodelinait au rythme de ses mots. Il avait renoncé à comprendre. Elle ne l'avait visiblement pas reconnu, pourtant Sébastien doutait que le leurre mental d'Eve fut encore actif. La jeune fille s'était retrouvée bloquée derrière la paroi torturée qui avait séparé le compartiment en deux. Elle lui avait envoyé un faible message télépathique pour lui dire qu'elle allait bien et qu'elle tentait de rejoindre le second wagon. Depuis plus rien. Il faisait de son mieux pour rester confiant tandis que l'air se rarréfiait tout doucement dans leur prison métallique. Avec l'autre homme, ils avaient bien tentés de briser les vitres mais le plexiglass ne cédait pas. Sébastien avait frappé jusqu'à ce que quelque chose dans sa main ne craque. Puis il était retourné auprès de sa soeur.
La tête de Lauren reposait sur ses genoux. Si l'on exceptait quelques plaies, la jeune fille ne semblait souffrir d'aucune blessure. Elle ne reprenait pas conscience, et cela aurait plongé Sébastien dans la panique la plus totale s'il n'y avait pas eu cette expression de sérénité sur son visage. Elle donnait le sentiment d'être dans le plus joli des rêves. C'était bien Lauren, songea son frère. Positive quoi qu'il se passait.

- On va tous mourir.

L'homme à l'attaché-case répétait cette phrase pour la quatrième fois. Sébastien poussa un soupir exaspéré. Mais il était reconnaissant au petit bonhomme de le distraire et de l'empêcher de trop réfléchir.

- C'est quoi votre nom ? lui demanda t-il.

- Barry. Barry Tanner.

- D'accord, Barry. Personne ne va mourir. Les secours ne vont pas tarder.

- On manquera d'air bien avant qu'ils ne dégagent le tunnel. Je le sais. Je suis consultant dans une société d'architecture. Je sens comment ce métro est fait je sais que...

- Personne ne va mourir, répéta le jeune homme en détachant les syllabes.

Barry se tut et il en fut soulagé. Cassandre continuait de psalmodier "Les rêves dans lesquels je meurs sont les meilleurs que j'ai jamais faits". Intrigué par le sens que pouvait avoir cette dernière phrase, Sébastien s'apprêtait à aller lui parler quand Lauren remua dans ses bras.

- Hello, fit-il simplement lorsqu'elle ouvrit les yeux.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda t-elle en se redressant, trop vite.

- Doucement, l'intima son frère alors qu'elle retombait. Le métro a déraillé.

- Où est Eve ?

- De l'autre coté, mais je crois qu'elle va bien.

- Comment le sais-tu ?

Elle n'eut pas de réponse. Le teint mat de Sébastien avait considérablement pali.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Lauren, ton poignet...

- Ce n'est qu'une égratignure... répondit -elle négligemment.

- Oui mais... ton sang, regarde...

Le mince filet de liquide rouge était strié de reflets argentés et mouvants. Lauren poussa un cri de surprise.

- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? balbutia Sébastien, effrayé à présent.

- C'est... je ne sais pas ce que c'est, mais Cassandre m'en a injecté lorsque j'étais au Dome. Quand elle pensait que j'étais Jessie.

Pris au dépourvu par leur découverte, ils en avaient oubliés la présence de Barry Tanner.

- Nom de dieu ! cria t-il en remarquant à son tour les stries argentées sur les quelques blessures de Lauren. Mais qu'est-ce que vous êtes ?

- Gardez votre calme monsieur Tanner, ce n'est rien.

Mais le petit homme était déjà complétement affolé, et il recula le plus loin possible des deux jeunes gens, se retrouvant ainsi juste à coté de Cassandre. Celle-ci ne parut même pas s'apercevoir de sa présence.

- Surtout ne vous approchez pas ! hurla Barry tout en ouvrant sa malette.

De laquelle il sortit un revolver qu'il pointa sur Lauren.

 

* * *

 

        Le vent pliait l'herbe sous ses pieds et amoncelait quelques nuages au dessus d'elle. Eve n'était plus dans le métro, coincée sous terre, blessée. Elle était dans un petit parc, à la lumière déclinante du jour. A par le bruissement du vent dans les arbres, tout était silencieux. Un silence apaisant. Eve se laissa tomber dans l'herbe humide. Elle avait le sentiment que le contact avec la terre lui rendait des forces. Plusieurs minutes durant, elle observa les nuages changer de forme avec ravissement. Angel avait toujours aimé ce genre de choses : les arc-en-ciel, les nuages... Eve était heureuse d'avoir pu garder cette capacité à s'emerveiller de cette façon. Elle ignorait où elle était exactement, et pourquoi elle se trouvait en ce lieu, mais pour la première fois depuis sa naissance, elle se sentit en paix avec elle-même. Plus rien n'était important, rien d'autre que de pouvoir sentir le vent et regarder les nuages.

- Elle va s'en sortir, murmura alors une voix, à la fois proche et lointaine.

Elle se redressa, cherchant l'origine de cette voix qui ne lui était pas inconnue.

- Je le crois aussi, répondit une seconde voix, presque la même, un peu plus basse peut-être.

Eve se retourna. Sous les saules, assise sur une balançoire, une jeune fille l'observait. Une jeune fille qui avait son visage. Une seconde, en tout point indentique, n'était l'argenté de ses yeux, était assise en tailleur à ses pieds. Jess, et Angel. L'humaine et la daeren.

- Comment... murmura Eve.

- Nous tenions à te rencontrer, Eve.

- Mais vous ne pouvez pas être là. Je veux dire...

Elle s'arrêta un instant, cherchant ses mots.

- Ce n'est pas comme si vous étiez morte, passées dans le niveau six. Vos esprit sont dans le mien, ils ne peuvent être en dehors, c'est... C'est impossible.

Elles échangèrent un regard. Puis Jess prit la parole.

- C'est vrai. Tu n'es pas dans le niveau six, mais dans le premier.

- C'est un rêve, expliqua Angel. Rien n'est impossible dans un rêve.

- Mais nous ne sommes pas vraiment là, reprit Jess. Nous ne sommes pas réelles.

Ses mains s'accrochaient aux chaines comme si elle avait peur de tomber. Pourtant, seul le vent faisait quelque peu aller la balançoire d'avant en arrière. Angel se leva et vint poser sa main sur son épaule, comme pour l'empêcher de basculer, ou tout simplement lui faire savoir qu'elle était là.

- Donc c'est en fait moi qui voulais vous voir, comprit Eve. C'est étrange... je veux dire, je suis vous, d'une certaine manière. Et je vous connais, mieux que personne d'autre. Ce n'est pas comme si je devais vous... rencontrer.

- Une partie de toi veut se convaincre que nous existons toujours, à part entière, fit la daeren.

- Parce que tu te sens responsable de notre disparition, poursuivit son hôte.

Angel acquiesça.

- Pourtant c'est l'inverse, c'est bien moi qui ai provoqué cette fusion. Tu es la conséquence, pas la cause. Ne l'oublie pas.

- Alors pourquoi est-ce que je me sens si mal ?

Jess eut un sourire sans joie et prit la main d'Angel dans la sienne :

- Angel se juge responsable du fait que je n'existe plus. C'est sa culpabilité qui te ronge. Qu'importe ce que tu es ou ce que tu fais, il y aura toujours une part de nous deux en toi.

- Si je suis bien en train de faire un rêve, c'est de moi que vient toute cette conversation n'est-ce pas ?

- Oui, mais il fallait un intérmédiaire. Tu n'es pas enclin à croire ce que tu penses. A cause de ce mal-être. Tu n'as aucune raison de t'en vouloir Eve. Il est temps de t'en rendre compte si tu veux avancer.

La jeune femme hocha la tête.

- Je ferai de mon mieux.

Mais déjà les deux silhouettes s'étaient évanouies. Ne restait que la balançoire qui dansait au gré du vent. Eve y prit place et demeura immobile, perdue dans ses songes durant un temps indéfini. Puis l'herbe et les nuages sans disparaitrent à leur tour, semblèrent changer autour d'elle. Leurs couleurs, leurs formes... les images étaient les même mais elle avait la sensation que leur texture, leur réalité n'était plus la même. C'était comme si l'air lui-même était devenu autre. Eve comprit.
Elle n'était plus dans un rêve. Cette certitude s'imposait à elle, sans qu'elle en comprenne la provenance. Elle était passé dans un autre niveau. Et la personne qui venait de se matérialiser devant elle lui fit craindre qu'il s'agissait du sixième. Eve se leva brusquement, sans lacher la balançoire.

- Holly...

Le premier hôte d'Angel lui offrit son sourire en guise de salut.

- Est-ce que je suis morte ?

- Non, non... Ne t'inquiète pas. Nous ne sommes pas dans le niveau six. Dans le sept en fait, ajouta t-elle avec un air d'excuse.

- Comment peux-tu être là ?

- Ici rien n'est impossible.

Elle regarda tout autour d'elle, ferma les yeux un instant pour mieux sentir le souffle du vent.

- C'est un bel endroit...

- Pourquoi es-tu venue ?

- On m'a envoyée. Dans ce compartiment de métro, expliqua t-elle. Pour aller chercher quelqu'un. Et je t'ai vu étendue au sol, alors j'ai tenté de te rejoindre ici. Et j'ai réussi.

Une expression d'incompréhension se peignit sur le visage d'Eve.

- "Chercher quelqu'un ?"

- C'est ma nouvelle fonction. Accompagner des personnes qui meurent.

- Oh c'est... l'au-delà est bien organisé.

Le sujet la terrifiait. Elle le réalisa alors qu'elle tentait de le prendre à la légère, de plaisanter à son propos. Eve avait peur de la mort. De la recevoir, mais aussi de la donner. Ne devait-elle pas son existence à la disparition de deux autres ? Et elle portait en elle la certitude qu'Angel avait d'avoir tué Holly.
Holly qui était là.

- Est-ce que tu sais que je ne suis pas Angel ? demanda t-elle alors.

- Oui. Mais je n'étais pas au courant de ce qui était arrivé à Jess et Angel jusqu'à il y a... Je n'en sais rien, acheva t-elle. Le temps ne passe pas de la même façon lorsque l'on est mort que lorsqu'on est vivant.

Sa dernière phrase figea de nouveau Eve. La mort d'Holly se rejoua alors devant ses yeux, ce terrible souvenir qui avait hanté Angel, et qui à présent la rongeait elle. Le coup de feu, la douleur... et cette sensation terrible d'abandon, l'impression que ce n'était pas sa vie mais la vie tout entière autour de soi qui s'effaçait.

- Eve ?

- Je te demande pardon. Enfin, je crois qu'Angel aurait voulu... elle aurait voulu te demander pardon.

- Elle n'a rien fait que je doive lui pardonner.

- Ce n'est pas ce qu'elle pensait.

- J'aurai aimé pouvoir lui dire qu'elle se trompait.

La jeune fille secoua la tête.

- Pourquoi n'es-tu jamais venue voir Angel ?

- C'était impossible. C'est justement parce que tu n'es pas Angel que je peux te parler.

- Je ne comprends pas...

- Tu comprendras en tant voulu. Ne soit pas si pressée de percer le secret de la Mort, Eve.

- Je n'y tiens pas.

Holly la prit doucement par les épaules.

- Tu as peur ? Ne te laisse pas piéger par la mort. C'est de notre vivant qu'elle peut-être la plus perfide.

- Comment ça ?

- Je sais ce que tu as vécu. Je sais que tu es consciente que la vie peut s'arrêter à chaque instant, sans raison. Et qu'il n'y a aucun moyen de l'empêcher, si ce n'est en ne sortant jamais de son lit, ajouta t-elle avec un léger sourire. Ce que je veux dire c'est que ce n'est pas tant la mort qui est puissante mais...

- La vie qui est fragile ?

Elle acquiesça.

- Oui. Mais si cette pensée ne te quitte jamais, tu risques de cesser tout simplement de vivre pour te protéger de la mort. Parce que... La vie est fragile, c'est vrai. Mais à trop vouloir ne pas la briser... on lui enlève finalement ce qui fait d'elle la vie.

- C'est une chose que Jess se disait souvent je crois. Je n'en suis pas sûre.

- Ce n'est pas grave...

Levant la tête, comme interpellée par un son qu'elle seule pouvait entendre, Holly s'interrompit.

- Je dois repartir. Mais je te ramène dans ton niveau un.

Pour la seconde fois la réalité sembla se modifier. Sous les pieds d'Eve, l'herbe parut plus tangible. Le rêve, à nouveau. Où elle était seule. Personne ne pouvait pénétrer les rêves. Pourtant la voix d'Holly résonna une dernière fois, à la manière d'un adieu.

- Je te souhaite une belle vie.

 

 

* * *

 

        Le choc avait été si violent que Cassandre avait perdu connaissance. Et Lucie, jusqu'alors enfouie en elle-même, avait repris le contrôle. Mais il n'avait fallut que quelques secondes à O'Connor pour se remettre, et, furieuse de s'être laissée piégée par son hôte, elle avait ré-attaqué avec plus de violence que jamais. Lucie ne cédait pas. Elle était comme remontée en surface de son être et s'y accrochait, bataillant contre Cassandre pour ne pas perdre ce précaire contrôle. Et à cette fin elle concentrait tout son esprit sur une seule chose, qu'elle se répétait encore et encore en un cercle que Cassandre ne pouvait rompre. Elle avait choisi les paroles de la première chanson qui lui était venue à l'esprit.

And I find it kinda  funny, I find it kinda sad, the dreams in which I'm dying are the best have ever had, I find it hard to tell you, I find it hard to take, when people run in circles it's a very very... mad world.

Elle chantait à voix basse dans le wagon éventré. Elle avait à peine conscience des lieux et des gens qui se trouvaient avec elle. Elle ne pouvait se permettre de lacher prise. Mais une voix et un nom l'obligèrent à quitter sa bulle autiste.

- Lauren, ton poignet...

C'était la voix de Sébastien. Lucie était torturée par l'envie de simplement tourner la tête, les regarder, s'assurer qu'ils allaient bien, mais elle ne pouvait pas, si Cassandre réalisait qu'ils étaient là... Comment avait-elle pu ne pas les voir avant ? Non, non, se concentrer, c'était tout ce qui importait... When people run in circles it's a very very... mad world. Une troisième personne, qui lui était inconnue, vint se poster tout près d'elle mais elle l'ignora. No one knew me, no one knew me. Jusqu'à ce qu'elle entende le déclic bien connu d'un chargeur qu'on armait. Lucie oublia la chanson et se jeta alors sur le petit homme pour le désarmer. Surpris, celui-ci lacha son arme et la jeune femme la récupéra en un éclair. La lancer vers Sébastien maintenant... mais le contact froid de la crosse dans sa paume avait fait remonter trop de souvenirs, et Cassandre porta son ultime coup.

Elle était revenue. Enfin. Le type à coté d'elle ne cessait de crier. Elle fut tentée de l'abattre, purement et simplement. A la place elle lui assena un coup de crosse sur le sommet du crâne, et il s'écroula sur le plancher. Satisfaite, Cassandre se releva et fit face aux deux amis de son hôte. Une des premières choses qu'elle avait volé de la mémoire de Lucie était les visages de tous ceux qui pouvaient s'avérer génants. Ces deux-là faisaient inconstestablement partie du lot. Elle connaissait leurs noms : Lauren et Sébastien Adams, elle connaissait bien d'autres choses à leur propos. Pourquoi ne les avait-elle pas reconnus ?
Le Médiateur. Evidemment. A sa connaissance, lui seul pouvait manipuler les esprits de la sorte, et il ne s'était pas privé de le faire lorsqu'elle avait voulu s'emparer d'Angel. Mais pourquoi faire tomber la protection mentale de ces deux-là maintenant ?

- Lucie ? essaya timidement la fille.

Peu importait dans l'immédiat de connaitre les intentions du Médiateur. Elle devait avant tout sortir d'ici.

- Il n'y a plus de Lucie, répondit-elle froidement.

- Ce n'est certainement pas vous qui nous avez protégé à l'instant, lança l'autre, avec un certain cran elle devait bien l'admettre.

Sa soeur lui posa la main sur l'épaule pour l'apaiser. Elles s'étaient déjà rencontrées toutes les deux, et Lauren avait visiblement compris qu'elle pouvait être dangereuse. Cassandre approuva son geste d'un hochement de tête.

- Je ne vous ferai pas de mal, pour l'instant votre sort m'est indifférent. Il faut quitter ce cercueil grand format avant que comme ne le fasse remarquer l'autre imbécile, nous mourrions tous étouffés.

- Les issues sont bloquées et les vitres incassables.

Elle tira deux fois, les faisant sursauter. La vitre arrière du compartiment était légérement fissurée mais toujours intacte.

- Ré-essaye, ordonna t-elle à Sébastien.

Prenant son élan, celui-ci projeta avec force son épaule sur le plexiglass qui encaissa le choc sans problème. Le jeune homme haussa les épaules.

- Convaincue ?

Mais Cassandre ne le regardait déjà plus. Son regard était rivé sur les blessures de Lauren, d'où s'échappait le sang ocre et argent. Ce sang qu'elle lui avait elle-même donné, et qui pouvait la mettre hors-jeu.
La conscience de Lucie la frappa de plein fouet, Cassandre vacilla mais tint bon. Il ne fallait pas, pas même une seconde que... Tuer Lauren. Là, maintenant, avant qu'il ne soit trop tard. C'était la seule solution. L'abattre avec l'arme de l'autre type, et lui faire endosser le meurtre. Non, trop compliqué. Il y avait un autre moyen, plus prudent : elle serait la seule survivante de l'accident de métro.
Un cri déchira son esprit. Cassandre tomba à genoux.

Lauren avait vu leur ennemie se figer à la vue de son sang. Pourtant c'était elle qui était responsable de son état, elle n'expliquait pas la surprise qui s'était peinte sur son visage. Peut-être n'était-ce pas de la surprise. A mieux y regarder, elle y décelait...
de la peur ?
Aussi étrange que cela paraisse, Cassandre O'Connor avait peur d'elle. Elle vacilla soudain, et ressera sa prise sur le revolver comme s'il allait l'empêcher de tomber. Lauren recula de quelques pas. Quelque chose n'allait pas, elle le voyait bien. La jeune femme la fixait sans la regarder, semblant réfléchir intensément. Puis elle tomba à genoux.
Un éclair étrange, quelque chose que Lauren aurait décrit comme une lueur de vie traversa son regard.
Lucie.
Elle lacha le revolver et le fit glisser sur le sol en direction de Sébastien. Lauren se précipita sur Lucie et prit ses mains dans les siennes. Le regard brûlant de Cassandre donnait aux yeux de la jeune femme un aspect effrayant que la jeune fille ne leur avait jamais connu. Cette dernière tenta de l'ignorer et se concentra à l'inverse sur tout ce qui faisait que Lucie était Lucie. S'adressant directement à cette dernière, comme si Cassandre n'existait pas, elle lança :

- Regarde-moi. Et reviens vers nous.

- Pourquoi lutter ? lui répondit la voix déformée de Cassandre. Elle ne peut pas revenir.

Lauren l'ignora, et poursuivit, une farouche détermination dessinée sur son visage d'ordinaire si souriant.

- Ne l'écoute pas. Moi je ne l'écoute pas. Tu peux la combattre. Et d'ailleurs tu n'as pas intérêt à perdre !

Le visage de Cassandre se contracta sous l'effet d'une douleur dont Lauren ignorait l'origine. La respiration de la jeune femme se fit saccadée, et elle se laissa glisser le long de la paroi, comme à bout de forces.

- Tu peux revenir, tu viens de le faire ! implora Lauren.

- Je ne peux pas...

Les mots semblaient lui coûter un terrible effort, mais c'était bien Lucie qui les avait prononcés.

- Mais toi, continua t-elle, tu peux... souffla t-elle en désignant le bras blessé de son ami.

Une lueur étrange émana soudain de ses yeux bruns et elle sembla se ressaisir. Elle se releva. Cassandre était revenue.

- Ecarte toi de moi immédiatement et je ne te ferai pas de mal, lâcha t-elle froidement.

Mais Lauren avait pu entendre une petite note de terreur transparaître de sa voix. Et elle comprit. C'était elle qui pouvait faire du mal à Cassandre. Avec ce sang justement. Sébastien s'avança vers les deux femmes et mit celle qui avait été son amie en joue.

- Ne bouge pas.

Son ton était implacable.

- Tu n'oseras jamais me tirer dessus, affirma Cassandre sans le moindre doute dans la voix.

- N'en sois pas si sûre, répondit-il, toujours aussi froidement.

- Je sais ce que tu as déjà été confronté à ça. Je l'ai lu dans sa tête. Je sais que tu ne tireras pas.

Il secoua la tête.

- La situation était différente. Si je tire sur toi ce ne sera pas pour me venger. Mais pour nous protéger. Si tu fais un geste vers Lauren je tirerai sans la moindre hésitation.

Sa soeur se tourna vers lui.

- Sébastien, je sais comment aider Lucie...

- Explique-moi, dit-il sans détacher son regard de Cassandre.

- Je dois lui donner de mon sang. Je pense que si je le lui fait boire Cassandre en sera affaiblie.

Le jeune homme haussa les sourcils surpris.

- D'accord, je te fais confiance, lâcha t-il. Mais pas à elle. Lève toi, lança t-il à l'intention de Cassandre.

Celle-ci ne bougea pas. Il tira. La balle alla se ficher juste à coté de sa tête. Lauren étouffa un cri. Elle était choquée par son habileté à manier l'arme. Comprenant qu'il était résigné, Cassandre se leva. Sébastien se mit derrière elle et d'une main, lui maintint les bras dans le dos tandis que de l'autre il pointait toujours l'arme entre ses omoplates.

- Vas-y Lauren.

Prudemment, celle-ci approcha son poignet blessé des lèvres de Lucie et laissa le sang s'écouler. Paralysée par le canon du revolver qui appuyait contre son dos, Cassandre ne se débattit pas. Elle savait qu'elle n'avait pas le choix. Et les effets du sang ne seraient pas éternels. Au bout de quelques secondes, elle tomba au sol sans que Sébastien ne puisse la retenir. Les deux adolescents la regardèrent avec inquiétude convulser pendant plus d'une minute avant qu'elle ne cesse de bouger. Lauren s'agenouilla pour prendre son pouls tandis que son frère la gardait en joue.

- Elle revient à elle...

La jeune femme ouvrit les yeux et Lauren y reconnut immédiatement le regard de Lucie.

- Merci, murmura t-elle.

Avec une lenteur douloureuse, elle se releva.

- Je ne tiendrai peut-être pas très longtemps... mais c'est bien moi.

Sébastien avait baissé son arme, enfin.

- Je suis désolé d'avoir du en arriver là, s'excusa t-il.

- Tu as eu raison. Et tu étais le seul à pouvoir le faire : Cassandre savait que Lauren n'aurait rien fait.

- Pourquoi ? s'enquit l'intéressée.

- Parce que tu as enlevé le chargeur l'autre fois, tu te souviens ?

La jeune fille acquiesça.

- Tu m'as sauvé la vie ce jour-là.

- Si l'on veut que ça ait servi, les interrompit Sebastien, il faut que l'on sorte d'ici.

Lauren se tourna vers lui.

- Angel, fit-elle, est avec nous.

S'il y avait la moindre chance qu'Oz n'ait pas révélé à Cassandre ce qui concernait la fusion, il ne fallait pas la gacher.

- Elle peut nous faire sortir.

- Jess est ici ?

- Elle est dans le second compartiment, expliqua Sébastien avant de tenter de contacter Eve par télépathie.

- Et comment ferait-elle pour...

- Elle a... beaucoup progressé depuis ton départ, bredouilla Lauren.

- Mais ça fait un long moment maintenant qu'elle n'a pas donné signe de vie...

 

 

* * *

        Elle voulut ouvrir les yeux, mais n'y parvenait pas. Portant la main à son visage, elle sentit sous ses doigts la texture souple d'un bandage, et se rappela alors où elle était. Diana poussa un soupir exaspéré et effrayé. Elle était comme piégée dans la nuit. Aveugle. Comme pour compenser, son ouïe et sa perception des choses lui paraissait plus accrues, et elle sentait avec certitude la présence de quelqu'un à coté d'elle.

- Lauren ? appela t-elle.

- Alors tu es bien réelle, répondit une voix féminine qui n'était pas celle de sa petite amie.

- Fanny ? reconnut la jeune fille.

- Oui, acquiesça t-elle.

Il sembla à Diana qu'elle s'était approchée d'elle. Elle la devinait en train de l'observer avec curiosité, son visage tout près du sien. Elle reprit :

- Je ne pensais pas que tu serais réelle. Les gens que je rencontre là-bas... parfois ils existent aussi ici, parfois non.

Fanny avait une voix apaisante malgré les émotions troublées qui en transparaissait. Diana était finalement rassurée par la présence de cette jeune femme, grâce à laquelle elle ne se sentait plus telle une petite fille seule dans le noir.

- Là-bas... le niveau sept ?

- Je ne sais pas comment s'appelle cet endroit. Niveau sept. Pourquoi pas après tout ?

- Ce n'est pas très important... Comment... comment as-tu fait pour aller là-bas ?

- Il suffit de le vouloir, je crois.

Diana se tut un instant, surprise. Le vouloir ? Après tout, compte tenu de la nature même du niveau sept, la réponse de Fanny ne lui paraissait pas illogique. Mais pour vouloir aller dans un lieu donné, il fallait tout de même en connaître l'existence.

- Et de dormir, continua Fanny. En fait maintenant je n'ai pas besoin de vouloir y aller. Chaque fois que je m'endors, j'y suis.

La jeune fille se rappela les paroles des infirmiers et songea que ce que Fanny désignait comme "s'endormir" pouvait bien être cette transe dans laquelle elle était plongée à l'arrivée de Diana.

- Tu y es allée à plusieurs reprises ?

- Toi pas ? demanda t-elle, sincèrement étonnée.

Puis sans attendre de réponse, elle poursuivit :

- La première fois, je ne comprenais pas où j'étais. Et après... quand j'ai compris que je pouvais y retourner... tu n'as pas envie d'y retourner ? Je ne comprends pas.

- Cet endroit me fait peur.

- Oh !

Elle l'imaginait écarquillant les yeux de surprise. Elle mourrait d'envie de retirer la gaze et de la regarder. Elle expira lentement dans l'espoir de se débarasser de sa frustration.

- Moi pas, continua Fanny. Qu'est-ce qui te fait peur ?

- Toutes ces choses qu'on y ressent... c'est comme d'être dans un mauvais rêve, et de se rendre compte qu'on ne peut pas se réveiller.

- Alors nous ne parlons pas du même endroit.

- Peut-être que nous ne le voyons pas de la même façon.

- Peut-être...

Elle resta alors muette, et Diana n'avait pas vraiment l'envie de relancer la conversation. Elle se sentait très lasse, et ne comprenait pas pourquoi Lauren n'était pas là. Elle songea à appeler un infirmier mais écarta l'idée. Elle n'y tenait pas tant que ça. Se rallongeant, elle tenta de retrouver le sommeil. Dans ses rêves, il ne faisait pas noir.

 

* * *

 

        - Est-ce que ça va ? s'enquit une voix qui se voulait froide sans réellement y parvenir.

Eve ouvrit les yeux sur ceux, inquiets, de Kathleen Mallory. Sans trop comprendre ce qui se passait, elle se releva. Tout son corps était endolori mais elle sentait qu'elle allait bien.

- Ça ira, répondit-elle.

Aussitôt l'avocate se détourna d'elle pour rejoindre l'arrière du wagon. Elle rampait presque, serrant les dents sous l'effet de la douleur. Eve s'approcha et lui tendit la main.

- Je vais vous aider.

Mallory prit apui sur son épaule, et elles avancèrent, un pas après l'autre, jusqu'au fond. Là, la soeur de Kathleen, Helen, était étendue, sans connaissance. Eve aida Mallory à s'asseoir auprès d'elle avant de l'examiner.
Il était déjà arrivé à Jess d'utiliser son empathie de façon... physique. Rassemblant ses souvenirs et sa concentration, Eve tendit les paumes au dessus de la blessée sous le regard intrigué de Kathleen. Une vive douleur la saisit alors au creux de l'abdomen.

- Elle s'est déchirée quelque chose, expliqua t-elle. J'ai du mal à dire quoi mais... c'est grave. Il faut la sortir tout de suite.

- Comment sais-tu ça ?

- Je ressens ce qu'elle ressent, répondit la jeune fille, peu soucieuse de révéler quoi que ce soit à Mallory.

Il suffirait d'ôter ensuite de sa mémoire toute information génante. Elle maintint le contact avec Helen encore quelques instants pour s'assurer qu'elle ne souffrait d'aucune autre lésion. Elle était blessée à la tête mais ce n'était rien de grave. Mais elle perdait du sang, trop vite. Elle ne survivrait pas jusqu'à l'arrivée de secours.

- C'est pas vrai, lacha t-elle entre ses dents.

- Elle va mourir ? comprit Kathleen.

Une idée folle traversa l'esprit de la jeune fille.

- Je... écoutez je dois essayer quelque chose. Ne me posez pas de questions, je vous en prie.

Elle ferma les yeux et tendit toutes ses pensées vers la seule personne capable de l'aider. Le contact s'établit avec une telle facilité qu'elle en fut presque surprise.

- Tam ?

- Eve ? Qu'est-ce qui t'arrive ? répondit aussitôt son mentor, percevant sans doute la panique et la peur dans l'esprit de sa protégée.

- Il y a eu un accident. J'ai très peu de temps il faut que tu me dises si je peux manipuler des cellules humaines.

- C'est à dire ?

- La télékinésie n'est pas un problème. Si je peux agir sur de la matière brute, est-ce que ça ne marcherait pas sur un corps humain ? Pour le soigner ?

Elle sentit Tam hésiter.

- C'est possible, et nous l'avons déjà fait. Seulement c'est très risqué : chez les humains le corps est intimement rattaché à l'esprit. Or si l'esprit rejette ce qui lui fait peur, le corps aussi. Et nous leur faisons peur... La réussite dépend donc plus de l'esprit que de l'état de la personne que tu veux soigner.

- Je vais tenter ma chance. Ou plutôt sa chance.

- Tu dois aussi savoir que cela peut avoir des effets secondaires...

Mais avant que l'ange ne puisse ajouter quoi que ce soit, Eve rompit le lien. Elle avait besoin de toutes ses capacités pour tenter de mettre à bien son plan. De nouveau elle plaça ses mains au dessus du corps d'Helen, là où devait être la blessure. C'était un geste plus symbolique qu'autre chose. Elle voulait visualiser son action pour mieux la contrôler. Bientôt elle eut la sensation d'avoir les tissus déchirés sous ses doigts, et elle rapprocha ses mains comme pour réparer la plaie. Le temps sembla s'arrêter, et Eve oublia le métro, l'accident, Kathleen à coté d'elle. Il n'y avait qu'Helen. Helen qui bientôt, remua, et toussa violemment. Du sang apparut à la commissure de ses lèvres mais Eve sut qu'elle avait réussi. Elle n'était pas certaine de l'avoir sauvée, elle avait perdu beaucoup de sang, mais elles avaient gagné du temps.
Alors seulement elle se rappela la présence de Sébastien, Lauren, piégés à coté avec Cassandre.

- Sébastien ? lança t-elle mentalement.

- Tout va bien, lui répondit la voix de celui-ci, plus apaisante que jamais. Lauren s'est réveillée et... nous avons fait revenir Lucie. Mais l'air va commencer à manquer ici.

- Je vais nous faire sortir. Mais il faudrait que vous rejoignez notre wagon. Ici le tunnel n'est pas bloqué et puis on ne peut pas faire passer les blessés.

- Combien de personnes ?

- Deux. Je vais dégager le passage et...

Elle s'interrompit. Pour la première fois son regard était tombé sur le corps sans vie de la seconde femme. Un instant elle crut aussi voir autre chose, qui flottait au dessus, une silhouette éthérée... le visage d'Holly. Elle cligna des yeux. Holly disparut mais la femme morte était toujours là.

- Eve ?

Elle secoua la tête et s'arracha à la contemplation du corps.

- Attendez encore quelques minutes, parvint-elle à répondre. Et éloignez vous tous le plus possible du passage.

Alors des mots prononcés par Christal à l'intention d'Angel lui revinrent en mémoire. Des mots que jamais la daeren n'avait répété à Jessie.

- Normalement il est interdit pour un Daeren ou quiconque de ramener quelqu'un à la vie.
- Si ça nous est interdit, cela veut-il dire que nous en avons le pouvoir ?
avait demandé Angel.

Mais l'ange avait déjà disparu, et jamais elle n'avait obtenu la réponse. Elle la connaissait pourtant : oui, ils savaient le faire, redonner la vie, repousser la mort... Oz avait ainsi ramené Lucie.
Elle aussi, devait pouvoir empêcher les gens de mourir.
La sensation d'une main sur son épaule la fit presque sursauter. Mallory l'avait tiré de ses songes.

- Elle est morte. Je doute que tu puisses la sauver.

Eve déglutit, et resta muette quelques secondes.

- Non, finit-elle par dire. Je ne peux pas.

- Je ne sais pas ce que tu as fait à ma soeur. Mais merci.

- Nous devons sortir, répondit simplement Eve, sans détacher ses yeux de la femme inanimée.

Pourquoi les daerens laissaient-ils mourir les humains ? Elle ne comprenait pas. Ils avaient les moyens d'empêcher ça. Il est interdit pour un Daeren ou quiconque de ramener quelqu'un à la vie. Qui interdisait ? Qui faisait les règles ?
...
Pourquoi Angel n'avait-elle pas sauvé Holly ?

 

* * *

 

        Le médecin était passé la voir, enfin. Selon lui tout s'était passé au mieux, mais il ne pouvait être sûr de rien. Des paroles de médecin quoi, avait songé Diana. A présent il fallait attendre. Elle ne pourrait retirer ses bandages avant plusieurs heures. Ni Lauren ni personne n'était encore venu. Diana  ne comprenait pas pourquoi ils n'étaient pas là, et l'inquiétude commençait à la gagner. Pour ne pas y penser elle ne cessait de songer à sa conversation avec le Médiateur, tentant de se rappeler chaque mot. Elle se demanda soudain si Fanny l'avait déjà vu et se tourna vers sa compagne de chambre, même si elle ne pouvait la voir.

- Dis, dans cet endroit où tu vas... est-ce que tu as déjà rencontré un homme qui... qui se faisait nommer "Le Médiateur" ?

- Je ne rencontre pas beaucoup de monde. Je suis toujours à la maison.

Elle n'ajouta rien d'autre, aussi Diana reprit-elle.

- Fanny ? C'est comment pour toi, le niveau sept ?

- C'est comme avant.

Avant quoi ? eut-elle envie de demander, mais elle ne le fit pas.

- Au fond je sais bien que ce n'est pas réel, continua la jeune femme. Mais parfois, il m'arrive de l'oublier. Dans ces moments là, je suis heureuse. Seulement lorsque je reviens à la réalité, ça n'en est que plus douloureux.

Diana posa maladroitement sa main sur celle de Fanny.

- Je connais des personnes qui peuvent t'aider à revenir, à ne plus te retrouver dans le niveau sept.

- Tu ne comprends pas, je ne veux pas revenir. Je préfère rester là-bas définitivement.

- Mais ce n'est qu'une illusion !

La jeune femme se leva, et se mit à arpenter la pièce.

- Quelle importance ? Est-ce que c'est préférable de vivre dans un monde réel mais où tout n'est que douleur ?

- Mais tout n'est pas que douleur...

Diana entendit alors un fracas de verre brisé. Elle sursauta.

- Bien sûr que si ! cria Fanny.

- Qu'est-ce qui se passe ? Tu es blessée ? demanda la jeune fille, paniquée.

- Ce n'était pas toujours comme ça, fit-elle, comme si elle n'avait pas entendu la question précédente. Avant j'aimais la réalité.

Le silence se fit dans la chambre, se posant sur toutes choses comme un voile obscur. La question qui brulait les lèvres de Diana passa finalement au travers de ce voile.

- Avant quoi ? chuchota t-elle..

- Avant de le perdre. William. Mon fils.

 

Fanny ne comprenait pas pourquoi elle avait envie de parler à cette jeune fille qui ne la voyait pas. Elle avait le sentiment que ces yeux qu'elle ne pouvait voir ne la jugeait pas, n'essayait pas de la comprendre ou de compatir. Peut-être justement parce qu'elle était aveugle, ou peut-être que ça n'avait rien à voir, ce n'était pas important, Diana l'écoutait.

- Il avait disparu depuis presque une semaine. La police n'avançait pas... J'avais déjà fait mettre des affiches partout... il y avait mes coordonnées dessus, et une photo de lui que j'avais prise à son dernier anniversaire. Il souriait tellement... j'étais sûre que plus tard il ferait tourner toutes les têtes.

Elle souriait à son tour à ce souvenir. Puis une ombre passa dans son regard et ne s'en détacha plus.

- Et il y a eu ce coup de téléphone. Je ne comprenais pas ce qu'ils voulaient de moi : morgue, identification, passer le plus rapidement possible. Je n'y comprenais rien. Finalement un inspecteur est venu me chercher et il m'a emmené. Pour faire... l'identification.

Fanny leva les yeux vers sa jeune interlocutrice. Elle ne pouvait pas voir ses yeux mais tout dans son attitude montrait quelle était son attention. Et son trouble.

- Je suppose que tu sais comment ça se passe, on voit faire dans tellement de films... Sauf que ça n'arrive pas que dans les films. On m'a faite entrer dans la morgue et laissée seule avec un médecin. Il faisait tellement froid... j'avais l'impression de respirer des copeaux de glace. C'en était douloureux.

Elle porta la main à sa poitrine. Devant elle la scène se rejouait, encore, encore une fois, et elle savait que ce n'était pas la dernière, elle savait que quel que soit le temps qu'elle passerait dans ce que la jeune fille aveugle appelait niveau sept, elle ne pourrait oublier.

- Ensuite il m'a emmené tout au fond, devant une rangée de casiers. Il a regardé sa liste - oh il y avait tellement de noms ! Tellement de noms...

Elle pouvait encore les lire, et ils la hanteraient probablement à jamais.

- Il s'est approché d'un casier, l'a ouvert, et il a retiré le drap.

Elle relâcha sa respiration. Doucement. Au bout de quelques secondes terriblement longues, elle lâcha :

- Ce n'était pas mon petit garçon en dessous. Et avant même le dégout, l'horreur, la peur, tu sais quelle est la première chose que j'ai ressenti ?

- Non... répondit Diana en un souffle.

- Le soulagement. J'étais soulagée que ce ne soit pas mon fils. Que ce soit un autre enfant.

Toujours plongée dans le noir, Diana ne pouvait voir que Fanny restait parfaitement immobile, le regard plus fixe encore que le corps. Elle semblait presque morte elle aussi. Mais elle continuait à raconter.

- Et c'est là que s'est fait le déclic. Que tout m'est apparu si... clairement. A cet instant précis. Quand me suis demandée quel était ce monde où l'on peut être soulagé à la vue d'un petit garçon mort...

Une larme silencieuse roula le long de sa joue et s'écrasa au sol.

- Ce garçon là aussi, il devait avoir une mère qui se faisait du souci pour lui, et qui viendrait regarder sous le drap.

 

 

* * *

 

        Les toilettes de l'hôpital étaient vides. Devant le grand miroir, David scrutait son reflet, comme si la présence d'Oz pouvait être visible sur son visage. Il se sentait sali de l'intérieur par l'intrusion de l'"ange" dans sa tête. Non, pensa t-il, il y a ouvert une porte, il ne s'y est pas vraiment introduit. Le jeune homme se raccrochait à cette idée, aux mots de Tam. Oz ne pouvait lire son esprit. David osait à peinse songer à ce que le daeren aurait pu y trouver.
De la peur. De la haine aussi sans doute. Beaucoup de pensées dont il n'était pas fier. D'autres qu'il ne savait trop comment interprêter. Un visage enfin. Celui de Jess.
Il songeait aux paroles d'Eve. 
Tu n'as pas cru en Angel. Tu avais peur qu'elle te prenne Jess. Et d'une certaine manière, c'est ce qui est arrivé.
C'était la vérité, dans tout son cynisme. Il n'avait pas voulu y croire. Mais ce n'était pas lié à ses peurs pour Jess. Pas seulement. Ce qu'il avait eu tant de mal à admettre, c'était l'autre vérité. La leur, celle des humains. Il n'avait pas voulu croire en ce monde que leur montraient les anges.
Curieux anges en vérité, capables de se retourner contre les leurs, d'infester les humains, et de faire disparaitre leur conscience. Sauf que l'inverse était tout aussi possible : Tam leur avait expliqué qui était Cassandre. Une humaine qui avait tué la daeren dont elle était l'hôte. Finalement, leurs deux... espèces n'étaient peut être pas si différentes. Mais David ignorait s'il devait considérer ce fait comme une bonne ou une mauvaise chose.
Ses pensées restèrent accrochées à Cassandre. Et à sa nouvelle hôte, Lucie. Ce que lui avait fait Oz n'était rien en comparaison de ce que subissait celle qu'il considérait comme sa soeur. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit l'idée que la précédente femme dont s'était servie Cassandre était morte. Et cette idée le paralysait.
La porte des toilettes s'ouvrit sur un autre homme et l'écho de ses pas sur le sol carrelé tira David de ses songes. Il jeta un coup d'oeil à sa montre, même s'il était à présent conscient que le temps pouvait lui aussi jouer des tours. Cela faisait près d'un quart d'heure que Tam était partie en urgence, suite à un message d'Eve. Elle n'avait rien dit d'autre, et même s'il était en proie à une réelle peur, il avait choisi de rester pour Diana.
La jeune fille devait être réveillée maintenant.

 

* * *

 

        Diana était restée figée. Elle ne savait pas quoi dire, et elle ne savait pas quoi faire. Elle aurait voulu que le monde ne soit pas tel que Fanny venait de le décrire, ainsi elle aurait pu répondre quelque chose. Mais il n'y avait rien à répondre.

- C'est pour ça que je voudrais ne plus me réveiller. Plus jamais.

Une de ces grandes phrases toutes faites lui venait bien à l'esprit. La vie continue. Elle aurait aimé en être sûre, pouvoir dire avec certitude que quoi qu'il puisse arriver, la vie valait la peine d'être vécue. Mais elle n'y croyait plus. Et quand la réalité devenait à ce point douloureuse, pourquoi une illusion n'aurait pas été la bonne solution ? Une chose qu'elle avait confiée au Médiateur lors de leur rencontre lui revint à l'esprit :

- Qu'est-ce qui vous fait donc si peur ?
- Ne pas me réveiller.

La peur de Fanny était inverse, et Diana comprit qu'elle était plus terrifiante encore que celle de mourir.
La vie continue.
Et c'était ça qui faisait si mal.
La jeune fille sursauta presque en entendant la porte s'ouvrir. Mais la personne qui entrait lui redonna le sourire.

- David ?

- Comment tu le sais ? fit la voix étonnée de celui-ci.

- Intuition féminine.

- Décidément...

Il se tût, presque comme si on l'y avait forcé. Elle devina que son regard s'était posé sur Fanny.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit-elle.

- Rien... allez, j'ai l'autorisation de te ramener. Partons d'ici.

Elle acquiesça.

- Laisse moi quelques minutes, le temps de me préparer.

David posa ses affaires sur le rebord du lit puis tira le rideau avant d'aller l'attendre dehors. Avec tatonnements, elle identifia un à un ses vêtements et s'habilla tant bien que mal, quelque peu rassurée de voir que pour l'instant, elle se débrouillait plutôt bien. Elle parvint à quitter la chambre sans heurter quelque chose plus de deux fois et l'idée la fit presque sourire. Comme elle posait la main sur la poignée et ouvrait la porte, elle se tourna vers Fanny.

- Au revoir. Peut-être que...

- Si je te revois dans ce "niveau sept", je te laisserai peut-être rester.

Diana acquiesça. Elle n'avait pas fait un pas dehors que la main de David s'était posée sur son avant bras pour la guider.

- Est-ce que cette femme a bien parlé de niveau sept ? chuchota t-il sans pouvoir masquer une intense surprise.

- C'est une longue histoire, répondit son amie d'une voix lasse et triste. Je te la raconterai plus tard.

- D'accord.

- Rentrons s'il te plait.

- D'accord, répéta t-il. Ma voiture attend dehors.

Resserant son étreinte autour de son bras, elle le suivit jusqu'à l'extérieur. Encore comme sous le choc après les paroles de Fanny, elle ne songea même pas à se demander pourquoi Lauren et les autres n'étaient pas là.

 

* * *

        Les lueurs bleues et rouges des ambulances passaient à intermitences sur son visage, se refletant dans ses yeux brun clair. La station de métro était en proie à la plus grande confusion, de sorte que personne ne prêta attention à la petite femme rousse qui descendit les marches vers le tunnel. Des ouvriers avaient devancé les secouristes et s'activaient à dégager la galerie. Les sons assourdissants de leurs outils couvrait celui des pas de Tam. Elle fit de son mieux pour ignorer le bruit, les étincelles, le chaos environnant, pour mieux localiser Eve.
Cela ne prit que quelques secondes, en revanche elle eut plus de mal à entrer en contact avec la jeune fille. Toute la surface de son esprit semblait s'être fermée, à elle en particulier. Tam en fut troublée, mais elle cacha cette anxiété à Eve alors qu'elle parvenait enfin à lui parler.

- Est-ce que tu vas bien ?

- Nous allons tous bien... ou presque. Nous sommes de l'autre coté, dans le second wagon. Je vais pouvoir nous faire sortir. Mais je vais avoir besoin de ton aide.

- J'arrive.

Elle regagna la surface pour passer par la seconde entrée et gagner l'autre coté du métro. Couché sur le flan, arraché à ses rails, il lui évoquait un puissant animal qui aurait été abattu. Posant ses mains contre la paroi torturée, Tam put sentir la présence d'Eve, de Lauren et Sébastien ainsi que de quatres autres personnes, piégés dans le ventre du monstre de métal. Son élève se lia cette fois d'elle-même à son esprit et l'ange en éprouva un bref soulagement. Eve lui transmis sa vision interne du wagon, et sans un mot, lui expliqua ce qu'elle attendait d'elle. Joignant sa concentration à celle de la jeune fille, elles firent toutes les deux basculer les débris qui occultaient la sortie, avant de mentalement tordre le métal. L'entrée enfin dégagée, Tam pénétra à l'intérieur du compatriment.
Une grande femme était agenouillée auprès d'une seconde qui lui ressemblait un peu. La Daeren devina qu'il devait s'agir des soeurs Mallory, qu'Eve lui avait longuement décrit. Elle se tourna vers cette dernière qui d'un hochement de tête confirma son hypothèse. Derrière elle, Lauren et Sébastien soutenait Lucie. Son visage s'était vigé un instant en reconnaissant l'hôte de Cassandre mais Tam avait instantanément comprit que celle-ci était neutralisée. Lorsque Cassandre la regardait, elle ne pouvait s'empêcher de frissonner. Les yeux de la jeune femme lui donnait l'air perdu, mais on y trouvait aussi de la vie. Ce regard là ne pouvait qu'appartenir à Lucie Anderson.
Il y avait aussi un petit homme inconscient, et une autre femme. Sans vie.
Plusieurs ambulanciers et ingénieurs, alertés par le bruit, étaient descendus à leur tour dans le tunnel.

- Cet accès était complétement bloqué il y a quelques minutes, commença un des ouvriers, que s'est-il passé ?

Tam échangea un bref regard avec Eve et toutes deux pénètrèrent dans un bel ensemble les mémoires des nouveaux venus. Quelques secondes plus tard, ils ne songeaint plus à poser de questions et s'affairaient à aider les blessés. La Daeren remonta à l'air libre avec les trois jeunes gens et Lucie. Aucun ne desserait les lèvres. Indemne physiquement mais mentalement épuisée, Lucie demanda à s'asseoir. Lauren et Sébastien restèrent à ses cotés tandis qu'Eve se frayait un chemin à travers la petite foule, suivie par Tam. Cette dernière renonça à parler à la jeune fille. Il était sans doute préférable d'attendre qu'elle en ait envie. Eve lui désigna de la main le petit homme qui était avec eux dans le métro.

- L'homme là-bas... tu peux t'occuper de lui ? Il a vu pas mal de choses... Moi je vais voir Mallory.

- D'accord.

Elles se séparèrent, et Eve rejoint l'avocate à qui une secouriste était en train de poser des atelles. Lorsqu'elle la vit arriver, Mallory lui fit signe de les laisser quelques instants. A quelques mètres, dans l'ambulance, deux autres hommes étaient en train de s'occuper d'Helen.

- J'ai une dette envers toi, commença Kathleen sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit. Je déteste devoir quelque chose à quelqu'un.

- Désolée de vous avoir mise dans cette situation alors, répondit Eve avec juste une pointe de sarcasme.

Mallory prit une grande inspiration.

- Je dois te prévenir, Jess... ou qui que tu sois. Il faut que tu le saches, tu as été empoisonnée.

Eve garda le silence quelques instants, avant de déglutir et de demander :

- Comment savez-vous cela ?

- J'ai mes sources. Et je n'ai mis personne d'autre au courant. Es-tu sûre de bien saisir ce que je dis ? Il y a dans ton sang une anomalie inconnue de la science qui te tue tout doucement.

Pour la première fois Eve décela dans le regard de la juriste de la peur, mêlée à de la peine, que Mallory n'était cette fois pas parvenu à dissimuler.

- Je sais, mumura la jeune fille. J'ai pu... arranger les choses. Mais merci. Merci beaucoup.

- Je ne sais pas qui tu es au juste, ou ce que tu es... avança l'avocate. Et je ne te demanderai rien.

Eve hocha la tête.

- Mais je continuerai à chercher des réponses, par mes propres moyens. Je ne peux pas te promettre que nous ne nous reverrons pas.

La jeune fille esquissa un petit sourire où se mêlaient amusement et tristesse. Elle commençait à cerner un peu plus cette Kathleen Mallory, et songeait qu'avec du temps, elle pourrait même finir par l'apprécier. Qu'elle aurait pu plutôt, car elle ne pouvait se permettre de laisser la juriste avancer dans son enquête. C'était presque à contrecoeur qu'Eve se préparait à modifier sa mémoire.

- Au revoir mademoiselle Mallory, répondit-elle simplement.

Mallory lui rendit son étrange sourire avant de monter dans l'ambulance. Une fois les portes refermées, Eve tenta de se lier à l'esprit de l'avocate.
Une violente douleur lui vrilla le crâne et elle recula de quelques pas, légérement sonnée. A la seconde tentative, elle tomba à genoux. Elle l'avait l'impression de s'être heurtée à un mur, une solide barrière mentale. Relevant la tête, elle vit l'ambulance s'éloigner à grande vitesse, emmenant avec elle Mallory et ses dangereux souvenirs.

- Eve, ça va ? s'enquit Sébastien en l'aidant à se relever.

- Non, nous avons un problème très grave, je n'ai pas réussi à altérer la mémoire de Mallory !

- Qu'est-ce qu'elle sait exactement ?

- Que mon sang est anormal, que j'ai soigné sa soeur juste par la pensée, que je ne suis pas ce que je prétend être !

Le jeune homme posa ses mains sur ses épaules.

- Restons calmes, Tam peut sûrement arranger ça. Elle est beaucoup plus expérimentée.

- C'est vrai...

Elle n'eut pas le temps de réfléchir plus longtemps : son téléphone cellulaire se mit à vibrer dans sa veste. Sans même songer à s'étonner du fait qu'il fut intact, elle sortit l'engin de sa poche pour voir un court message écrit s'y afficher. L'informateur voulait la voir.

- Ça tombe bien j'ai à lui parler moi aussi, grogna Eve. Bon sang, j'aurais du comprendre plus tôt.

- Comprendre quoi ?

- C'est le Médiateur qui a orchestré tout ça.

- Tu veux dire, l'accident ?

- Cassandre et Lauren piégées ensemble, quand le sang de l'une est la seule chose à pouvoir combattre l'autre, et de l'autre coté, pour conserver l'équilibre, Mallory qui sait tout...

Sébastien prit un air pensif.

- C'est peut être une coïncidence...

- Non, rien que le fait que nous soyons tous en vie tient du surnaturel... C'est lui qui tire les ficelles. Et depuis le début.

Elle enfouit son visage dans ses mains quelques secondes et poussa un profond soupir.

- Parle de Mallory à Tam s'il te plait... Je vais voir l'Informateur. Je vous rejoins tout à l'heure.

- Fais attention à toi.

- Ne t'inquiète pas.

Il acquiesça, mais ne put s'empêcher de s'inquièter justement, tandis qu'il la regardait s'éloigner. Lauren le rejoignit alors, et prit place assise sur le rebord du trottoir.

- Sébastien ?

- Oui ?

- Tu lui aurais tiré dessus ?

- Oui.

Elle ne posa aucune autre question et se releva, doucement. Puis elle ne prononça qu'un mot :

- Partons.

 

* * *

 

        La lumière du jour commençait doucement à décliner, malgré cela l'informateur portait ses éternelles lunettes de soleil. Eve se demanda s'il avait peur qu'à défaut de pouvoir lire son esprit, elle puisse déchiffrer son regard.
Il ne souriait pas aujourd'hui. Il était assis au banc habituel, semblant l'attendre et craindre son arrivée tout à la fois. La jeune fille avait le sentiment de découvrir une nouvelle facette de lui chaque fois qu'elle était amenée à le revoir. Comme elle avançait vers lui il se leva et ouvrit la bouche. Elle leva son index pour le faire taire.

- Je veux d'abord savoir, fit-elle.

Elle s'arrêta une seconde, pour prendre le souffle nécessaire.

- C'est lui qui a fait ça, n'est-ce pas ?

- Oui, répondit l'informateur.

Eve sentit ses dernières forces morales la lacher. Elle ne put contenir un cri de rage.

- Alors il a tué cette femme !

- Et il le regrette, je crois. Mais son sacrifice était nécessaire.

- Nécessaire ? Allez dire ça à sa famille ! A tous ces gens qui vont la pleurer... Rien ne justifie que l'on prenne une vie.

- Cette décision n'a pas été prise à la légère. Mais ce qui est arrivé devait arriver, quelqu'en soit le prix.

- Une vie n'a pas de prix...

Il ôta ses lunettes noires et plongea son étrange regard dans le sien.

- Et des centaines d'autres ?

- Que voulez-vous dire ?

- Ce que je veux dire ? Pour sauver des milliers, des millions de vies, seras-tu prête à en sacrifier une ?

- Mais ça n'arrivera pas ! C'est... c'est un truc que l'on voit dans les films ! Dans la réalité... Ça n'arrive pas...

- Valentin Denton ? lança t-il, et la jeune fille encaissa douloureusement. Et Lucie n'a t-elle pas tué les autres membres du Dôme ?

- Elle n'avait pas de choix.

- Ouvre les yeux Eve ! On ne l'a pas toujours, mais elle avait le choix. Eux ou toi.

Elle ne dit rien, et il poursuivit, toute trace d'amusement ou de gaieté semblant à jamais envolée de son regard :

- Ça arrive... et si ça devait t'arriver tu dois être capable de faire le bon choix.

- Si ça doit m'arriver ? Ou quand ça m'arrivera ?

- Je n'en suis pas certain... Mais... c'est plus que probable. Il te faudra choisir entre une vie... et beaucoup d'autres.

Et instinctivement, Eve demanda :

- Laquelle ?

- Tu vois ! Toi-même tu ne semble pas accorder la même valeur à toutes les vies.

- Laquelle ? répéta Eve en serrant les dents.

La réponse lui était évidente. Si Cassandre devait parvenir à ses fins, tout serait perdu. Elle n'aurait d'autre choix que de sacrifier Lucie. Mais elle voulait l'entendre de la bouche de l'Informateur. C'était la seule façon de l'admettre.

- Pas forcément celle à laquelle tu songes. Je ne connais pas l'avenir Eve, même le Médiateur ne peut le prédire, parce qu'il dépend de tellement de facteurs, et par delà, il dépend aussi du hasard.

Hochant la tête, Eve essuya quelques larmes qui s'étaient aventurées sur son visage sans qu'elle en prenne conscience. Il fit un geste vers elle, tendit la main, mais se rétracta soudainement.

- Autre chose ? demanda t-il, tel un serveur au restaurant.

Son ton était devenu radicalement différent. Il avait remis ses lunettes, et s'était éloigné de quelques pas pour s'installer à nouveau sur le banc, lui faisant l'effet d'un papillon qui serait trop approché de la flamme qu'elle était. Et cela la troublait plus qu'elle n'était prête à l'admettre. Elle fit de son mieux pour poser la question suivante d'un ton neutre.

- Kathleen Mallory ? s'enquit-elle.

- Tu n'arriveras pas à modifier sa mémoire. Son esprit est sous la protection du Médiateur. Tu ne peux pas l'écarter de l'histoire.

Eve écarta les mains en un geste d'impuissance.

- Pourquoi ?

- Parce qu'elle a encore un rôle à jouer.

 

* * *

 

        Andy poussa un soupir las avant d'éteindre son ordinateur. Il n'avait réussi à extraire aucune information du téléphone que lui avait confié Eve. Pas d'empreintes, le numéro de série de l'appareil inexistant, le modèle obsolète depuis longtemps... aucun moyen de remonter jusqu'à son propriétaire. A croire que cet informateur était un fantôme.
Son regard se voila à cette pensée. Il ne savait plus trop que penser à ce sujet. Pendant longtemps il avait embrumé son esprit avec la boisson dans l'espoir d'y voir survivre ses propres fantômes. Puis losrqu'il avait pris la décision d'accepter, de tourenr la page.. Holly était apparue.
Comme ce soir.

- Est-ce que tu es vraiment là ? demanda t-il à l'apparition.

- Je suis vraiment là, répondit Holly.

Au fond cette réponse ne lui prouvait rien, et il n'était pas plus avancé quant au fait de savoir s'il rêvait ou non. Mais il la dévisageait, son regard aussi souriant que ses lèvres. Il était tout simplement heureux de la revoir, même si ce n'était que pour un instant, même si ce n'était pas réel. Après tout, ce n'était pas ce qui importait.

- Tu es resplendissante.

Et c'était vrai : il émanait d'Holly quelque chose d'indéfinissable qui n'était pas de la lumière, une sorte de voile diaphane et scintillant qui évoquait le cristallin d'un rire d'enfant. La jeune femme transparaissait la joie.

- Merci Andy. Toi tu es très élégant.

Il rit. Il ne pouvait s'en empêcher. Il avait suffit qu'elle soit devant lui, cette joie qui l'entourait lui parvenait aussi clairement que son visage, et Andy se sentit en paix avec le reste du monde. Peut-être parce que le reste du monde n'existait soudain plus, le temps et l'espace ne se ramenaient alors qu'à Holly.

- Tu es revenue, dit-il, les yeux brillants.

- Mais tu t'en souviens, je ne peux pas rester.

- Ce n'est rien, répondit-il avec sincérité. Du moment que tu es là en cet instant. Et je sais que tu finis toujours par revenir.

- Pas toujours Andy, le reprit Holly avec un air grave. Les choses ne marchent pas comme ça lorsqu'on est mort.

- Raconte-moi, demanda t-il sans se départir de son sourire enfantin.

- Quoi donc ?

- La mort.

La jeune femme eut un rire un rien triste.

- Je ne peux pas.

- Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?

Elle hocha la tête.

- Je ne veux pas, tu as raison.

- Pourquoi ?

- Je transgresse déjà les règles en venant te voir. J'ai peur des conséquences.

- Mais tu es morte. Même après il y a donc des conséquences ?

- Des conséquences pour toi, Andy.

Il pencha légérement la tête sur le coté.

- Oh. Je vois...

- J'en suis désolée.

- Non c'est... ce n'est pas grave. Dis moi juste si tu vas bien là-bas ?

- Ai-je l'air mal ?

- Mais tu es ici.

Elle baissa les yeux, une seconde, ce qui n'échappa pas à son ancien coéquipier.

- Ne te fais pas de souci pour moi, dit-elle tout sourire.

Andy préféra ne pas insister. Il tendit la main vers elle et lui caressa la joue. Elle était si réelle...

- D'accord, répondit-il. Pourquoi es-tu venue me voir ?

- Tu me manquais.

- C'est la seule raison ?

- Je suis revenue pour chercher quelqu'un, deux personnes en vérité, et les accompagner. Mais l'ordre des choses a été modifié... la seconde personne a survécu.

Devant l'air perplexe et un peu perdu qu'affichait Holly, Andy murmura :

- Et ce n'est pas une bonne chose ?

- Si, ce n'est pas ce que je veux dire... Mais tout est relatif. La vie, la mort, c'est plus complexe que ce qu'on imagine. Et il est plus difficile encore de déterminer de ce qui est bon ou mauvais.

- Pour moi c'est très facile au contraire.

Un jeune garçon mort il y avait de cela quelques années était soudain revenu à sa mémoire. Un jeune garçon mort pour rien, pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Tué par une des balles perdues d'Ed.
Le visage de son ami Scott Fisher, mort lui aussi, se dessina à son tour dans son esprit. Et la douleur ressentie le jour où l'un de ses collègues lui avait annoncé la mort d'Holly revint, plus vivace que jamais.
Enfin, il eut une pensée pour Jessie. Et Angel.

- Très facile, répéta t-il en un murmure.

Mais le fantôme avait disparu.

 

 

* * *

        Tam lança un dernier regard à la jeune femme allongée et referma la porte. Lucie s'était endormie. La Daeren lui avait donné un peu de son propre sang pour l'aider à trouver un semblant de paix dans le tumulte que devait être sa conscience.
Si elle était heureuse de pouvoir aider Lucie, la présence de Cassandre si près d'elle effrayait l'ange plus qu'elle ne l'aurait cru. Les deux femmes s'étaient rencontrées à plusieurs reprises par le passé, et cela avant même que Cassandre ne devienne l'hôte de Darlène. Tam n'avait pas su comprendre. Elle se demanda si elle saurait jamais.
Un bruit de clef jouant dans sa serrure l'empêcha de progresser sur sa réflexion. Eve entra dans l'appartement et se laissa tomber sur le canapé, le visage dans les mains. Tam alla s'asseoir à coté d'elle.

- Allez, raconte-moi.

La jeune fille releva la tête, et Tam essaya de sonder son regard, mais il s'y mêlait tellement de choses qu'elle n'y percevait qu'un profond abime de perplexité.

- J'ai vu Holly.

Sans doute s'attendait-elle à ce que cela la surprenne, mais ce ne fut pas le cas. Elle n'avait jamais perçu la mort comme une séparation définitive.

- Comment ? demanda t-elle d'une voix calme et posée.

- Dans le niveau sept. Du moins c'est ce qu'elle a dit. Mais je pense que j'ai rêvé. Elle ne pouvait pas être là.

- Parce qu'elle est morte ?

- Oui.

Tam pencha doucement la tête sur le coté.

- Tu as l'air bien sûre de toi en ce qui concerne la mort.

- Tu as raison.

- En quoi est-ce que tu crois ?

Eve passa machinalement la main dans ses cheveux de répondre.

- Au néant. Je pense qu'il n'y a rien après. Après tout il n'y avait rien avant. Seulement, aucun esprit humain n'est capable de se représenter le vide absolu. Alors on imagine autre chose, un paradis, un enfer, n'importe quoi pour combler ce vide. Mais ce n'est pas parce qu'on ne peut l'imaginer que le néant n'existe pas.

Elle pencha la tête en arrière et ferma les yeux.

- Pourquoi faut-il que l'on meurt au fond ?

- Si la vie n'avait pas de fin, peut-être perdrait-elle de sa valeur. C'est parce qu'elle est limitée que tout ce que l'on y fait prend son sens.

- Peut-être...

Elle sembla regarder Tam dans les yeux pour la première fois de la soirée.

- Et toi, en tant que Daeren physiquement humaine... est-ce que tu vas mourir ?

- Mon corps mourra, comme tout autre. Mais mon âme... peut-être que je serai de nouveau rattachée à l'Un. Peut-être que j'irai dans le niveau six. Je ne sais pas ce qui va m'arriver.

- Est-ce que ça te fait peur ?

- Non. Moi je ne crois pas que le niveau six soit le néant.

- Que crois-tu au juste ?

Tam se mordit la lèvre inférieure et leva les yeux au plafond comme si la réponse qu'elle cherchait pouvait y être inscrite.

- Et bien... tu as déjà assisté à un tour de magie ? demanda t-elle soudainement.

- Oui, répondit Eve, se demandant visiblement où elle voulait en venir.

- Et, parfois, quand le tour est parfaitement réussi, tu n'as jamais eu ce sentiment que dans le fond, tu ne voulais pas connaître le truc, parce que ça enlèverait à l'illusion toute sa magie ?

- Si, ça m'est arrivé, dit-elle avec un sourire.

- C'est un peu ce que je ressens. Je n'ai pas envie de comprendre ou de deviner ce qu'il y a après. J'attendrai. Et j'ai encore tellement de choses à vivre que je ne suis pas tellement pressée de savoir ce que me réserve la mort.

Se relevant un peu brusquement, Eve se mit à arpenter la pièce.

- Tam... pourquoi ni toi ni Christal ne m'avaient jamais dit que les daerens pouvaient soigner les humains ?

- Je te l'ai expliqué, c'est assez risqué. Les rares que nous avions jamais réussi à sauver étaient des hotes

- C'est la seule raison ? Ou est-ce lié à cet interdit de ramener les gens d'entre les morts ?

Elle n'était pas parvenue à masquer l'agressivité de sa voix.

- Pourquoi es-tu en colère contre moi ?

- Parce qu'on aurait pu éviter tout ça ! On aurait pu soigner Lucie dès le début, et elle n'aura pas eu à vivre tout ça, elle ne serait pas possédée par Cassandre !

- Nous n'en savons rien, répondit l'ange sans se départir de son calme apparent. Personne ne peut prédire ce qui se serait passé. Et puis user de nos pouvoirs pour guérir n'est pas toujours sans conséquences.

- Ca ne vaut donc pas le coup de prendre le risque, sauver une vie ?

Un éclair de tristesse passa dans les yeux de Tam.

- Si Lucie n'avait pas été inconsciente, qui aurait sauvé Jess du niveau sept la première fois où elle s'y est retrouvée ? On ne doit pas jouer avec l'ordre naturel des choses Eve ! Parce que nous n'avons aucune idée de ce qui le dirige... ou ne le dirige pas.

- Non, si on peut empêcher quelqu'un de mourir on se doit de le faire ! Bon sang, j'ai le pouvoir de sauver des gens et je n'arrive pas à croire que personne ne m'ai dit comment l'utiliser ! Je n'arrive pas à croire que j'ai laissé mourir Holly !

- Angel n'a pas laissé mourir Holly. Elle ne maitrisait pas cette capacité à soigner... et même si cela avait été le cas, elle ne l'aurait sans doute pas utilisée. Jess sans doute pas, ajouta t-elle, mais le fait est qu'intervenir dans le processus de vie et de mort nous dépasse.

- Alors c'est tout ?

Tam secoua la tête.

- Eve, guérir comme tu l'as fait... C'est par ce même genre d'action qu'Oz a ramené Lucie du niveau six. Et c'est ce qui l'a changée, prédisposée à être l'hôte de Cassandre. Qu'est-ce que tu imagines ? Tu sais, au début, nous étions comme toi. Nous avons sauvé de nombreuses vies, échouées pour d'autre.. Mais la pluaprt des gens ainsi soignés revenaient différents.

De nouveau, elle se mordit les lèvres.

- Nous ne savons pas au juste ce qui se passe dans ces cas-là. Ce qui est sûr c'est que modifier leurs corps peut modifier leur esprit. Et ça... nous n'en avons pas le droit. Pas de cette manière.

Eve revint alors s'asseoir à coté d'elle.

- Pourquoi tu m'as laissé soigner Helen Mallory ?

- Parce que je ne voulais pas te voir perdre quelqu'un d'autre.

La jeune fille posa la tête sur son épaule. Tam ferma les yeux.

 

 

* * *

        Sébastien l'avait ramenée chez Diana. Lauren ne voulait parler à personne d'autre ce soir. Elle doutait d'ailleurs vouloir parler tout court, mais n'était pas certaine d'avoir le choix.
A son arrivée, David était reparti avec son frère, les laissant seules. Il avait l'air pensif et grave, et Lauren s'était demandée de quoi Tam avait bien pu lui parler. Encore une question dont la réponse était remise à plus tard. Voire une question qui resterait sans réponse. Une de plus...  Elle avait discuté quelques minutes avec Tam de son nouvel état. Celle-ci l'avait rapidement examinée et assuré que tout irai bien. Pas que ce serait facile mais... que tout irai bien. Apparement, le sang de daeren n'avait pas eu l'effet escomptée sur elle, puisqu'elle n'était pas un hôte. Mais il lui avait transmis certaines capacités propres aux anges. Il expliquait les étranges cauchemars qui la tourmentait ces derniers temps : elle avait en quelque sorte des phases. Si Jess avait été toujours là, elle aurait pu lui dire qu'elle comprenait à présent ce qu'elle avait pu ressentir... Elle eut un petit soupir triste à cette pensée.

- A quoi tu penses ? lui demanda Diana.

- A tout ce qui s'est passé aujourd'hui. Pour moi comme pour toi d'ailleurs. Il faudra qu'on parle de Fanny aux autres.

- Oui... d'après le Médiateur ce qui s'est passé était important.

Lauren imagina un court instant Diana dans le noir qu'elle imaginait baigner le niveau sept, seule, confrontée à ce personnage bizarre qui lui inspirait à elle-même des sentiments partagés.

- Je regrette de ne pas avoir été là... s'excusa t-elle.

- Ce n'était pas de ta faute. Et ce n'est pas grave. J'avais... j'avais de la compagnie, fit-elle avec un petit sourire triste. Pour cette histoire de sang et de ce que ça implique...

- Je crois que je n'ai pas très envie d'en parler pour le moment.

- Je comprends. Mais... essayons de ne pas éluder ça trop longtemps ? On sait maintenant que ça ne nous réussit pas de ne pas nous parler.

- C'est promis. J'ai besoin d'un peu de temps. Juste un peu de temps.

Diana acquiesça.

- Prends autant de temps qu'il te faudra. Et puis tu vas bien, c'est l'essentiel. Je ne dis pas que je ne suis pas un peu inquiète mais si Tam dit que ça va aller...

- Ça va aller, termina Lauren.

Elle lui adressa un sourire affectueux, et comme si elle avait pu la voir, Diana le lui rendit. Au fond elles savaient l'une comme l'autre que rien ne saurait altérer le lien qui existait entre elles.

Comme la brune faisait nerveusement jouer ses doigts dans ses cheveux, sa compagne comprit qu'autre chose à présent la tracassait.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Est-ce que... C'est l'heure ?

Lauren jeta un coup d'oeil à la pendule murale.

- C'est l'heure.

Diana hocha la tête. Tout son visage exprimait l'angoisse, et Lauren le voyait bien.

- Tu es prête ? demanda t-elle.

- Pas tellement. Mais je ne crois pas que je le serai plus alors...

Elle se redressa et leva le menton en signe de bravoure. Elle en était presque comique.

- Vas-y, fit-elle avec un courage forcé dans la voix.

- D'accord. Ne bouge pas.

Lauren se rapprocha un peu de la jeune fille et ôta l'adhésif qui maintenait la gaze en place. Diana tressaillit.

- Doucement... murmura t-elle.

- N'aie pas peur, répondit simplement Lauren.

Et avec des gestes très tendres, elle déroula la totalité du bandage, avant de le laisser retomber au sol.

 

* * *

 

        Un lourd plâtre immobilisant sa jambe gauche jusqu'à la hanche et munie d'une solide béquille, Mallory rejoignit lentement la chambre de sa soeur de sa démarche saccadée. Celle-ci était encore endormie et n'osant pas la réveiller, Kathleen prit place sur une chaise contre le mur de fond pour la regarder dormir.
Elle avait failli la perdre. Elle avait failli la perdre...
Pour la première fois de la journée, Kathleen se laissa aller. Quelques larmes glissèrent en silence sur son visage. Elle ignorait au juste ce qu'elles voulaient dire. Elle les chassa du revers de la main. Ensuite il lui sembla à son tour s'enfoncer dans un demi-sommeil, jusqu'à ce que quelqu'un la rejoigne dans la chambre blanche. Elle releva la tête sur le sourire bienveillant de Daniel Lewis.

- Mademoiselle Mallory, la salua t-il.

Elle lui répondit par un petit hochement de tête.

- Vous allez bien ?

- Je crois...

Le médecin fit un signe de tête en direction d'Helen.

- J'ai attendu votre soeur un bon moment... On m'a prévenu il y a une petite heure seulement.

Elle acquiesça, toujours sans désserer les lèvres.

- Je ne voudrais pas la réveiller, continua Lewis. Dîtes lui juste que le jeune Nyman va bien, et que c'est grace à elle.

Il avait posé la main sur la poignée et s'apprêtait à partir.

- Docteur Lewis...

Il se retourna, et elle eut comme une hésitation. Non, ce n'était pas le moment. Elle devait s'occuper d'Helen. Et puis... elle n'était plus sûre de vouloir lui parler de Jessie.

- Merci, dit-elle simplement.

Il hocha la tête puis referma la porte derrière lui. Kathleen se rendormit. Au bout d'un temps indéterminé, elle rouvrit les yeux. Helen s'était redressée sur son lit et l'avait sans doute regardée dormir à son tour.

- Tu ne rapprocherais pas un peu ta chaise ? proposa t-elle d'un ton gentiment moqueur.

Sa soeur s'éxécuta et vint s'asseoir tout près d'Helen.

- Lewis est passé te voir mais tu dormais encore.

- Oh.

- Mais il m'a demandé de te féliciter pour ton travail avec Michael Nyman. Alors, comme promis...

Et elle sortit de sous le lit une bouteille de champagne et deux coupes de cristal. Helen éclata de rire.

- Tu es sûr que c'est très recommandé ?

- Ne t'inquiète pas, j'ai demandé la permission à ton médecin.

Sa jeune soeur lui adressa un petit sourire tandis qu'elle s'escrimait à oter le muselé argenté fixé à la bouteille.

- Kathy...

- Oui ? fit-elle, bataillant toujours pour déboucher le champagne.

- Que t'est-il arrivé à San-Francisco ?

Elle releva alors les yeux, et hésita un instant, mais Helen répondit d'elle-même, de sa voix un peu affaiblie.

- Je crois que je le sais. Quand j'étais dans le métro, que je... dormais, je ne sais pas, j'ai eu pendant un instant une étrange impression. Je voyais des images, qui n'étaient pas abstraites, elles avaient un sens, comme des souvenirs. Sauf que ce n'étaient pas les miens.

Kathleen la laissa poursuivre.

- Tu as perdu quelqu'un, c'est ça ?

Son silence et son regard lui donnaient la réponse.

- Je crois que c'est pour ça que tu es si... fermée au reste du monde. Parce que tu sais que s'attacher aux gens c'est prendre le risque d'avoir mal si on les perd.

Elle s'arrêta une seconde, semblant chercher ses mots et par delà... un semblant de souffle.

- Mais tu sais, ce n'est pas... Il y a quelques temps, avant qu'on ne se remette vraiment à parler, je pensais à toi. Je me disais que dans ton espèce de carapace, tu te protègeais de la douleur mais que ça te privait aussi des choses biens. Qu'il n'y avait pas de méthode pour n'avoir que les bonnes choses de la vie.

- C'est tout ou rien en somme, murmura Kathy, recouvrant enfin l'usage de la parole.

- Oui. Et toi, tu as choisis le rien... Et à protéger ta vie de la sorte, tu en oublies de vivre, non ?

Le bouchon de champagne choisit cette instant pour jaillir sans prévenir, et un peu de liquide pétillant alla tacher le drap d'Helen.

- Désolée, lacha sa soeur.

- Ce n'est rien, répondit-elle avec un petit rire.

Le visage grave, mais une leur d'amusement dans les yeux, Kathy répondit alors à sa question.

- Si tu as raison... je crois que j'ai du retard à rattraper.

Helen lui offrit son regard en guise de soutien.

- Alors... bon retour parmi les vivants.

Kathy sourit, et s'apprêtait à remplir le verre de sa soeur, mais Helen s'était déjà rendormie, et sa coupe gisait sur le lit, dans sa main ouverte. Elle la prit doucement et la reposa sur la tablette, avant de verser le champagne dans la sienne. Tout en dégageant une mèche de cheveux du visage de la jeune femme endormie, elle leva bien haut son verre et le vida d'un trait.

- A la vie.

 

 


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fin de l'épisode 2_03
suite dans 2_04 : De l'autre côté du miroir