De ce qui est humain


épisode 2_02
idée et rédaction : Jade

 

            Ils étaient tous deux assis, face à face dans l'obscurité mouvante et chaotique qui constituait le niveau sept. Elle n'y était guère à son aise. Il affichait son habituelle expression énigmatique. Le regardant, Christal se demandait si elle ne faisait pas une grave erreur en choisissant de parler au Médiateur. Mais le fait était qu'elle n'avait plus d'autre alternative.

- Je ne peux rester ici très longtemps, commença l'ange.

- Ne vous inquiétez pas pour ça. J'agis en ce moment même sur le niveau sept de façon à ce qu'il ne vous blesse pas. Pourquoi cette rencontre ?

- Pour vous proposer un marché. Vous me dites qui a piégé Lucie Anderson, et en échange je vous cède une information capitale.

- Il n'est rien que j'ignore, nota le Médiateur, sourire aux lèvres. Je ne vois pas comment vous pourriez détenir un renseignement que je n'ai pas moi-même.

- C'est pourtant le cas. Et il n'est pas des moindre.

Bien qu'aucune émotion de ce curieux personnage - si tant était qu'il en éprouvait- n'était jamais visible, Christal supposait qu'elle l'avait troublé. Il ne pouvait faire autrement que de la croire, il avait confiance en elle. Mais ce qu'elle disait relevait de l'impossible. Toujours impassible, il répondit calmement :

- En ce cas je finirai par l'apprendre.

- Tout comme je finirai par connaitre l'identité de celui qui nous a trahi. Dans quelques jours, quelques heures peut-être même, aucune de ces deux informations n'aura plus de valeur. Mais si nous faisons l'échange maintenant, nous gagnerons du temps.

- Cette denrée est loin d'être un luxe, reconnut-il. J'accepte.

- Alors ? s'enquit Christal comme il restait silencieux.

- Oz.

La Daeren baissa les yeux. Elle avait envisagé l'hypothèse bien sûr, mais s'était toujours refusée à y croire. Oz... si proche et si loin à la fois. Aussi difficile que ce fut, elle reconnut que le Médiateur lui disait la vérité.

- J'aurais du... commença t-elle à haute voix, avant de se ressaisir.

- A votre tour, fit doucement son interlocuteur.

- Cela concerne Angel. Et Jessie. Elles n'ont pas disparues comme vous le pensez.

Il allait se redresser mais se ravisa et resta assis, les mains croisées.

- J'ai senti leur mort à toutes les deux.

- Mais ce n'est pas ce qui est arrivé. Jess et Angel n'étaient pas liées de la même façon que le sont habituellement un daeren et son hôte. Et de l'action d'Angel a résulté la fusion totale de leurs deux âmes.

- C'est impossible. Je l'aurai su... je l'aurai détecté.

- Maintenant que vous le savez, pouvez-vous la détecter ? Elle s'appelle Eve.

L'homme ferma les yeux une fraction de seconde.

- Non. Ce qui voudrais dire que...

- C'est aussi ce que je crois, termina Christal, anticipant sa pensée.

- Voilà qui était imprévu, murmura t-il, tentant de paraitre flegmatique. Cela va tout changer.

- Vous n'aimez pas le changement, n'est-ce pas ?

- C'est plus complexe que cette vision des choses... Pourquoi m'avez vous dit tout cela ? ajouta t-il.

La Daeren à la peau ambrée hésita un instant, se demandant si elle devait lui faire part de son opinion.

- Je ne pense pas mettre Eve en danger en agissant de la sorte. Peu de théories existent à votre sujet. Mais je pense avoir compris ce que vous étiez. Et ce que vous faites.

- Et cela vous incite à me faire confiance ?

- Non, cela me fait simplement réfléchir. Mais je sais aussi ce qu'était Angel pour vous.

Il acquiesça silencieusement, ne confirmant ni n'infirmant l'hypothèse qu'elle n'avait de toute façon pas osé formuler. Prenant appui sur les accoudoirs de son siège, il se releva lentement.

- Je vais partir. Faites attention à vous Christal.

- Pourquoi me dire cela ? demanda t-elle, à son tour.

Mais il s'était déjà effacé. En revanche, l'écho de sa voix se fit entendre une dernière fois.

- Vous avez toujours été l'une de mes préférées.

Christal demeura assise quelques instants, songeuse. Elle ignorait toujours si elle avait vu juste quant à la véritable nature du Médiateur. Elle s'était bien trompée sur celle d'Oz... Pourtant elle aurait du comprendre, elle plus que quiconque. La peine et la culpabilité l'assaillirent, mais elle ne s'y abandonna pas. Il fallait qu'elle prévienne les autres, et qu'elle retrouve Oz au plus vite. Peut-être n'était-il pas trop tard, peut-être pouvait-elle encore espérer le ramener.

- N'y compte pas, fit une voix légérement éraillée qui semblait venir de nulle part et de partout à la fois.

L'ange se releva -elle avait reconnu Oz, et baissa les paupières, pour mieux localiser le daeren, sachant que la vue n'était pas le sens adéquat. Elle devait quitter le niveau sept, et au plus vite. Une vive douleur la traversa alors. C'était à la fois une souffrance physique et psychique, morale. Un coup porté avec une lame qui serait faite de colère et de peur.

- Je suis désolé Chris, résonna la voix d'Oz. Je ne veux pas te faire de mal, mais je ne peux pas te permettre de repartir.

Elle sentit une terrible sensation de mal-être l'envahir puis enserrer son esprit telles des chaînes mentales. Elle eut l'impression de sombrer dans le néant, alors qu'elle y était déjà. Son corps, intangible à la surface mais bien réel dans le niveau sept, s'affaisa.
L'image d'Oz se matérialisa à son coté.

Au même instant, à la surface, une jeune femme rousse plongée dans les pages d'un livre nommé Les fleurs d'Hiroshima fut prise d'un violent spasme. C'était le signe annonciateur, elle le savait pertinnement, qu'un message allait lui être envoyé. La seconde d'après, une série d'images, de sons et par dessus tout de sensations affluèrent vers son esprit.
Sous le choc, la jeune femme, dont le nom était Tam, tomba à genoux. Tout était allé très vite, mais elle avait compris.
Il était arrivé quelque chose à Christal. Et le moment pour elle d'entrer en scène était venu.

* * *

New-York, quelques temps plus tard.

 

    Seule dans son appartement vide, Diana tentait de mettre de l'ordre dans ses idées. Les événements des derniers jours se bousculaient dans son esprit. Il lui semblait avoir perdu tous ses repères. Lucie, aux mains de l'ennemi, était devenue une menace. Jessie n'était plus Jessie, pas plus qu'Angel. Ils avaient perdu Christal, et fait la connaissance d'une autre Daeren, Tam. Et David était parti.
Mais Lauren était revenue. Elle tentait de se raccrocher à cette pensée comme à une bouée de sauvetage censée l'empêcher de se noyer dans cet océan de confusion ambiante.

*

Lorsque Lauren était apparue sur le seuil, Diana avait encore les yeux embués de larmes. Elle embrassa fougueusement sa compagne avant que celle-ci n'ait pu dire un mot. Puis, reprenant son souffle, elle murmura :

- J'ai eu la peur de ma vie...

Elle balança son poing sur l'épaule de Lauren.

- Ne me refais jamais ça ! lâcha t-elle avant de reprendre la jeune fille dans ses bras.

- C'est promis... enfin je ferai de mon mieux.

- Et bien tu as intérêt à ce que ça soit suffisant...

Elle riait, mais c'était en une vaine tentative de se débarasser de cette peur qui lui poissait le coeur.
Peur ? Terreur oui, l'âme et le coeur paralysés par l'atroce sensation qu'elle ne verrait peut être jamais plus Lauren...
Diana pensait connaître la peur, un peu tout du moins, après tout, elle l'avait déjà rencontrée. Mais celle qui l'avait assaillie lui était inconnue, elle n'avait jamais éprouvé auparavant ce sentiment que la vie pouvait s'arrêter, comme ça, sans prévenir. Elle n'avait jamais était confronté au caractère si éphémère de l'existence.
A présent, elle en avait pris conscience et ne pouvait plus revenir en arrière. Elle imaginait que c'était cette pensée qui assaillait les gens passés près de la mort, la pensée obsedante qu'ils pouvaient mourir le lendemain. Mais plus que la peur de mourir en elle-même, c'était la crainte que cette peur ne la quitte jamais qui l'effrayait. Elle ne s'imaginait pas vivre le restant de ses jours prostrée par cette angoisse. La jeune fille avait l'impression que quelque chose s'était cassé en elle, et que ce quelque chose ne pourrait jamais être réparé.
Et Lauren ? Elle était justement une de ces personnes qui avaient été confronté à l'idée de leur propre mort. Elle devait ressentir... exactement la même chose.
Un courant passa entre les deux filles, d'une nature particulière, et toutes les deux sentirent cette étrange décharge les traverser l'une l'autre. Et toutes les deux comprirent qu'elles étaient unies, par un lien différent de ce qu'elles avaient connu auparavant, mais qui leur sembla exister en vérité depuis toujours.
Cela ne dura qu'un instant, et elles ne devraient plus s'en rappeler avant un moment. Mais ce n'était pas un événement anodin. Peut-être le premier d'une longue série de petits pas pour l'homme. Ou de grands bonds pour l'humanité.

*

Diana inspirait profondément. Elle réalisa que la peur ne l'avait toujours pas quittée. Elle essaya de penser à autre chose, mais aucun de ses récents souvenirs n'était très joyeux.

*

- Tu es revenue... murmura David à Jessie.

Il la serra contre lui.

- Jess, il faut que tu saches que...

Elle ne le laissa pas terminer.

- Je ne suis pas Jess.

- Christal nous a parlé de ça, intervint Diana.

Sa voix tremblait.

- Alors tu es Angel ? Juste Angel ?

- Non plus. Je... mon nom est Eve, dit-elle finalement.

- Eve ?

- Je ne suis pas Angel, je ne suis pas Jessie. J'ai leurs souvenirs, et sans doute certains aspects de leurs deux personalités. Mais je ne suis ni l'une ni l'autre. Je suis une autre.

- Une autre qui s'appelle Eve, récapitula David, visiblement incrédule.

Son ton avait quelque chose d'agressif, qui n'échappa à personne.

- D'autres bonnes nouvelles ? fit-il.

- David ! l'arrêta la brune. Qu'est-ce que tu essayes de faire là ?

- Mais enfin, il n'y a que moi pour se rendre compte à quel point tout ça est tordu ?

Avan qu'une dispute ne puisse éclater, quelqu'un s''était éclairci la voix. Une silhouette se dessina alors derrière "Eve" dans l'encadrement de la porte.

De taille moyenne, vêtue comme n'importe quel New-Yorkaise de vingt-cinq ans, elle arborait un sourire qui se voulait enthousiaste mais qui trahissait une certaine tristesse. Elle avait un regard pétillant qui illuminait son pâle visage. Une ample chevelure rousse tombait en ondulations sur ses épaules. Aux yeux de Sebastien, nul doute sur le fait qu'il s'agissait là d'un ange.

- Je m'appelle Tam, se présenta l'intéressée.

- Tam ? répéta Diana en haussant un sourcil.

- Coeur, esprit et centre en langue vietnamienne, expliqua Sebastien sans détourner son regard de la nouvelle-venue.

Cette dernière lui renvoya un malicieux sourire.

- C'est cela, fit-elle.

- Tam est une daeren, expliqua Eve. C'est elle qui m'a trouvée et persuadée de revenir ici.

Comme personne ne disait plus rien, elle ajouta :

- Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire.

 

*

Tout ceci était arrivé il y avait déjà quelques jours, mais les scènes ne cessaient de se rejouer dans sa tête. Depuis, d'autres choses étaient arrivées. Lucie et Cassandre s'étaient évanouies dans la nature. Eve ne parvenait pas à sentir sa présence. Lauren, Sébastien et elle-même, ne cessaient alors de la rechercher avec des méthodes plus traditionnelles. Sans succès... pour le moment.
Andy avait appelé, pour demander de l'aide. Sa supérieure, Elisabeth Wyner, avait été tuée. Et son enquête l'avait amené à conclure que cette femme avait un lien avec les daerens. Eve avait vite fait le rapprochement avec ce qui était arrivé à Lucie la même nuit. Grâce aux informations de Tam, ils avaient pu reconstituer exactement ce qui s'était passé. Elisabeth avait été le précédent hôte de Cassandre O'Connor. Eve n'avait pas encore trouvé le temps de faire part de ces découvertes à l'inspecteur de police, en revanche, elle lui avait immédiatement dit qui elle était, et ce qui était arrivé à Jess et Angel. Il semblait avoir douloureusement vécu la chose, même si contrairement à d'autres, il avait accepté cette vérité très vite.
Tam leur avait tout de suite plu. Elle leur avait expliqué ce qui l'amenait là. Christal avait disparue, et l'avait désignée pour prendre la relève. La jeune femme différait des autres Daerens de part sa forme : elle avait un corps humain, mais pas d'hôte à proprement parler. Elle résidait sur Terre depuis quelques temps déjà, ils ignoraient combien au juste. Selon ses propres mots, sa tache initiale était d'apprendre. A présent, elle enseignait à Eve à maîtriser ses nouveaux dons. Cette dernière progressait de jour en jour. La première chose qu'elle avait faite avait été de poser des scéllées sur les esprits de ses quatre amis. Ses facultés d'empathie avaient pris une ampleur nouvelle, et elle n'avait trouvé que cette solution pour s'empêcher de pénétrer leurs pensées. Diana lui en avait été reconnaissante. Il y avait bien des choses qu'elle ne souhaitait pas révéler, même à ses proches.
Encore que les proches s'éloignaient tous. David lui manquait. Ils étaient amis depuis des années, et s'ils s'étaient déjà disputés par le passé, jamais il ne l'avait quittée de cette façon. Vraiment, il lui manquait. De plus Diana jugeait qu'il avait eu raison. Sebastien, Lauren et elle s'étaient mis contre lui, mais il avait eu raison. De la même façon que lorsque Lucie était entre vie et mort, c'était sans doute sa décision qui avait été la bonne, parce que c'était la seule à prendre en compte ce que leur amie devait subir. David avait pensé à Lucie avant de songer à ses propres sentiments. Oui, le jeune homme regardait les choses en face, il ne se fermait jamais les yeux. Mais ces vérités étaient trop dures à supporter, et les autres, elle la première, préférait se dire qu'elles n'étaient que mensonges.
Avec une lassitude triste, elle se remémora la façon dont David était parti.

 

*

Eve était repartie en compagnie de Tam. Mais elle était présente au centre de la conversation.

- Moi je crois qu'il s'agit vraiment d'une autre personne, répondit Lauren à l'intention de David, toujours incrédule. D'abord il y a la couleur de ses yeux.

- Ça ne veut rien dire, fit le jeune homme avec un signe de dénégation.

- Bon, et son comportement ? intervint Diana. Elle ne ressemble pas vraiment à Jess. Jess ne t'aurait jamais agressée. A première vue, Eve a l'humour d'Aelia Mentson et le caractère de Patricia Hartling.

- Au moins elle ne fume pas, relativisa Sebastien.

Lauren les regarda l'un et l'autre puis secoua la tête.

- Vous regardez trop la télé.

Diana esquissa un sourire mais son visage reprit très vite un air grave et déterminé.

- On doit retrouver un moyen de récupérer Jess et Angel.

- Et comment ? Nous n'avons pas la capacité de...

- Nous non, coupa la jeune fille. Mais nous pourrions demander l'aide de Christal.

David intervint de nouveau.

- Peut-être qu'Eve elle-même pourrait...

- Se suicider ? termina Lauren. Tu n'envisage pas sérieusement de lui demander une chose pareille ?

Le regard du jeune garçon soutenait pourtant que si.

- Angel l'avait bien fait pour Jess.

- La situation était différente, continua son amie. Angel avait fait un choix.... et quand on voit où il nous a mené ça devrait nous dissuader d'en arriver à de telles extrémités.

- On ne pourra pas ramener Jess sans faire disparaitre Eve, il faut vous faire à cette idée !

- Il n'a pas tort, remarqua Diana.

David hocha la tête dans sa direction, en un geste de remerciements.

- Elles ne peuvent exister simultanément. Il va falloir qu'on fasse un choix.

- Ce n'est pas à toi de le faire !

Le cri de Lauren fit place à quelques secondes de silence. Il était si rare de voir la jeune fille se mettre en colère que ce fut comme un rappel à l'ordre. Elle répéta, plus calmement :

- Ce n'est pas à toi de le faire.

Son frère acquiesça d'un signe de tête. David chercha le regard de Diana avec l'espoir d'y trouver un signe de soutien. Mais la jeune fille avait détourné le regard et fixait le sol.

- Vous vous fichez que nous ayons perdu Jess ? Vous êtes là, tous les trois avec vos belles considérations morales et vous oubliez qu'on a avant tout perdu une amie !

Il était sur le point d'ajouter quelque chose mais à la place, il saisit son blouson et se dirigea vers la porte. Avant de la claquer sur ses amis, il lâcha :

- Ils avaient dit qu'ils venaient nous aider. Et à cause d'eux, vous voyez où nous en sommes ?

 

*

Elle ne l'avait pas revu depuis. Diana se demanda où était le jeune homme en cet instant précis.

 

* * *

Eve avait été surprise par sa venue chez elle. Mais elle était heureuse de le voir, elle devait parler à David, dissiper ce malaise qui stagnait entre eux. Elle le fit entrer et ils montèrent directement dans sa chambre. Il s'assit au bord de son lit, elle à l'autre bout, ils étaient légérement éloignés l'un de l'autre.

- Je suis contente que tu sois venu. Il faut que nous discutions. Angel aurait...

- Ne parle pas d'elle, de toi à la troisième personne, coupa t-il. Je ne crois pas à ces conneries de fusion Angel, faites un effort toutes les deux, vous êtes bien là... Toi et Jess, il ne peut en être autrement.

- Non David, je suis Eve.

Il se leva brusquement

- Mais c'est impossible ! Il y a forcément une part de Jess et d'Angel qui sont toujours là...

- Toujours là, mais différentes. Je suis désolée..

- Désolée d'être là ?

Il l'avait blessée, et il en était conscient. Ça lui était égal.

- Je n'ai pas choisi d'être là, répliqua t-elle d'un ton froid. Et je ne suis pas responsable de ce qui leur est arrivé.

- A qui la faute selon toi ?

- Parce qu'il faut toujours chercher un coupable ? C'est vrai que c'est sans doute plus simple à trouver qu'une solution.

- Mais il n'y a pas de solution ! cria soudain David.

Il expira lentement, pour évacuer sa tension.

- En fait moi je crois qu'il y en a une. Mais ce ne serait pas dans ton intérêt.

- Pourquoi ?

- Est-ce que tu as peur de mourir ?

- A ton avis ?

Le jeune homme se rassit, juste à coté d'Eve cette fois, et la regarda pour la première fois sans une once de colère.

- Je crois que tout le monde a peur de mourir. Tous les humains du moins. Mais je ne sais pas si tu en es une...

- Tout dépend de ce que tu entends par humain.

- Et d'après ta définition ? Tu es humaine ?

Elle détourna le regard.

- Je n'en sais rien. Et je ne suis pas certaine de vouloir le savoir.

- Eve...

Il l'appelait par son nom, enfin. Elle eut l'impression qu'il lui accordait par là le droit d'exister.

- Est-ce que tu as peur de mourir ? répéta t-il.

- Oui.

Elle secoua la tête.

- Ce n'est pas exact. L'idée de mourir m'effraie, mais en l'instant je n'ai pas peur de mourir. Parce que je sais que toi, c'est l'idée de me tuer qui te fait peur.

Il acquiesça d'un silence. Elle n'ajouta rien. Ils restèrent de longues minutes muets tous les deux. Le temps s'était comme arrêté, pour les laisser souffler un peu, juste un peu.

- Mais si j'avais le choix, reprit David, je pense que je choisirai Jess. Je veux qu'elle revienne.

- Et ce qu'elle aurait voulu elle ? Ca a de l'importance à tes yeux, non ?

- Je ne vois pas où tu veux en venir.

- Pose toi la question différement : est-ce que tu penses que Jess ou Angel auraient choisi de me tuer ?

- Angel aurait souffert mille morts plutôt que de tuer qui que ce soit.

- Et Jessie ?

- Jess était sous l'influence constante d'Angel. Dès l'instant où elle est devenue son hôte, je n'ai plus su ce que pensais ou ressentait réellement Jessie.

Eve retint un soupir et détourna son regard de celui de David.

- Tu n'as pas cru en Angel. Je ne parle pas tant de son existence que de ce qu'elle était. Tu n'as pas voulu croire que Jessie ne serait plus jamais la même.

- J'aimais beaucoup Angel.

- Je n'ai pas dit le contraire. Mais tu avais peur d'elle.

- Je ne crois pas.

- Tu avais peur qu'elle te prenne Jess. Et d'une certaine manière, c'est ce qui est arrivé.

Le jeune homme la dévisagea longuement puis se releva pour se diriger vers la sortie.

- Oui, j'avais peur qu'elle me la prenne. Et toi, est-ce que tu pourras me la rendre ?

- Je n'ai pas de réponse.

David hocha la tête d'un air entendu et referma la porte sur lui.

 

*

        Elle sortit quelques minutes après lui, non dans l'idée de le rattraper, mais parce qu'elle devait aller parler à Andy. Lui dire qu'elle savait maintenant pourquoi Elisabeth Wyner était morte. Simplement parce qu'elle avait été le dernier hôte de Cassandre O'Connor.
Elle réprima un frisson en imaginant un instant que Lucie pourrait subir le même sort que cette femme. Il fallait qu'elle chasse cette idée. Et qu'elle raconte tout cela à Andy.
Elle n'était plus qu'à quelques minutes du poste de police où son ami travaillait, et traversait une petite place emplie de monde, quand un nom lancé à son encontre la fit s'arrêter.

- Eve ?

Elle hésita une seconde avant de se retourner. Le nombre de personnes qui eu connaissance de son vrai nom était restreint, le nombre d'alliés parmi ces personnes encore plus.
Lui faisait face un homme d'un âge difficile à définir, qui affichait un demi-sourire bizarre. Ses baskets complétaient plus ou moins bien le costume beige qu'il portait, dont la veste s'ouvrait sur un t-shirt blanc uni. Eve lui trouvait l'apparence d'un petit garçon prisonnier dans un corps d'adulte.

- Et vous êtes... commença t-elle.

- Disons que je suis un intermédiaire.

Bon sang, personne n'avait donc de nom dans cette histoire ? Elle passa outre son sentiment naissant d'exaspération, et demanda :

- Un intermédiaire entre qui et qui ?

- Entre toi et le Médiateur.

- Vous ne lui ressemblez pas...

Il eut un petit rire.

- Les apparences sont parfois trompeuses. Tu ressembles à Angel, tu n'es pourtant pas elle ma grande.

Le coup porta en plein coeur, mais elle parvint à le dissimuler. Du moins l'espérait-elle.

- Vous n'êtes là que pour débiter ses sarcasmes à sa place ? Pourquoi il ne vient pas lui même ? Le Médiateur aurait-il peur de moi ?

- Hum... Ce n'est pas ce qu'il prétend, mais qui sait ? Je ne sais pas s'il peut avoir peur. C'est bien possible après tout. Mais la raison qu'il donne est la suivante : il ne peut pas venir. Il ne parvient pas à établir de contact avec toi.

- Tiens donc.

- Allons ailleurs, fit-il en désignant du menton les gens qui circulaient autour d'eux.

Eve le suivit, avec une certaine appréhension, jusqu'au parc. Là il prit place sur un banc, tandis qu'elle restait debout, montrant par là qu'elle ne souhaitait pas s'attarder plus que nécessaire en sa compagnie.

- Vous avez un nom ?

- Oui, mais je ne te le donnerai pas. Pour toi je serai l'Informateur. Oh, et tu peux me tutoyer.

La jeune fille se garda bien de rentrer dans son jeu. Et puis quoi encore ? Quand est-ce qu'il lui offrirait le café ?

- Quand on sera plus intimes, répondit-elle avec un cynisme non-dissimulé. Venez-en au fait, je suis pressée.

- Pourquoi me traiter en ennemi ?

- Parce que vous êtes du coté du Médiateur.

Il sourit, dévoilant une rangée de dents légérement jaunies par le tabac.

- Pourquoi traiter le Médiateur en ennemi ? Et être "de son coté" c'est...

- Je sais je sais, l'interrompit Eve, blasée. Ni d'un coté ni de l'autre, j'ai déjà entendu ça. Je commence à connaître la chanson.

- A vrai dire, son discours a tendance à vite me lasser moi aussi.

Et il lui fit un clin d'oeil complice, comme s'ils étaient deux anciens camarades de classe se moquant d'un professeur commun. Eve réalisa alors quelque chose qui ne lui avait pas semblé important sur le moment. A l'inverse du Médiateur, elle pouvait ressentir ce que ressentait l'Informateur. En l'instant actuel, il s'amusait.

- Vous n'êtes pas... comme lui. Vous êtes un humain. Un parfait spécimen de terrien d'ailleurs, lâcha t-elle, sans trop savoir si c'était plus un compliment qu'une insulte.

- C'est vrai. En quoi ça t'avance dans le fond ? C'est assez difficile de determiner ce qu'est un humain exactement, tu ne trouves pas ?

- De quoi voulez-vous me parler ? demanda t-elle, pour couper court à la conversation.

- Pour le moment, de rien en particuler. Je voulais juste que nous fassions connaissance. Et te donner ceci.

Il sortit de sa poche un téléphone cellulaire, qu'il lui tendit.

- Pour que je puisse te contacter. Je n'ai pas la faculté d'apparaitre et de disparaitre.

- Disparaitre suffirait, fit Eve en haussant un sourcil.

Il émit un petit rire et se leva.

- Je crois que nous allons bien nous entendre tous les deux. Une dernière chose : je suis un humain, mais n'espère pas user de tes petits tours sur moi. Le Médiateur a tout prévu.

- Nous verrons, répondit simplement la jeune fille, comme pour le défier.

Il hocha la tête et s'enfonça dans le parc. Quelques secondes plus tard, il était hors du champ de vision d'Eve. Et curieusement, elle s'en sentie rassurée. Une idée lui vint, et elle reprit la direction du commissariat, non sans jeter de temps à autre un coup d'oeil derrière son épaule.

 

* * *

     Ethan réprima à grand peine son envie de bailler. Il avait fini son service tard hier soir et l'avait repris tôt ce matin, et bien que cela durait depuis maintenant plusieurs jours, il n'avait pas encore pris le rythme. Ni réussi à réellement s'entendre avec Riker songea t-il, maussade. Leurs rapports n'étaient pas vraiment houleux, à dire vrai, son supérieur lui était même plutôt sympathique. Mais il se montrait terriblement distant, et Ethan pensait que cela finirait par nuire à leur travail. Ils étaient coéquipiers tout de même...
On frappa à la porte du bureau, et il lança un "entrez !" enthousiaste à l'idée d'un peu d'animation. Une jeune fille blonde aux yeux bleu acier franchit le seuil.

- Bonjour... L'inspecteur Riker n'est pas là ?

- Non, mais il ne devrait pas tarder, vous pouvez l'attendre si vous voulez.

Il désigna de la main la chaise vide.

- Ou peut-être que je peux vous aider ?

- Je vais attendre monsieur Riker. Et vous êtes ? demanda t-elle.

- Flynn, Ethan Flynn, se présenta t-il avant de se rendre compte qu'il imitait James Bond. Je suis le nouveau co-équipier de Riker.

- Oh ! fit-elle, surprise. Accrochez-vous...

Ethan ne put réprimer un sourire, même s'il ne savait pas trop de quelle façon interprêter les paroles de la jeune femme.

- Vous le connaissez bien ?

Elle hésita.

- Oui et non, répondit-elle finalement.

Elle sembla réaliser qu'elle ne s'était pas présentée.

- Excusez-moi. Je m'appelle...

Elle marqua un très léger temps d'arrêt avant de dire :

- Jessie Wells.

- Enchanté, fit Ethan en souriant de nouveau. Pourquoi je dois m'accrocher au juste ?

- J'imagine qu'Andy... que monsieur Riker n'a pas envers vous le comportement le plus amical qui soit. C'est parce que vous venez remplacer une personne dont il ne veut pas accepter le départ. Mais il faut juste lui laisser du temps, parce que c'est quelqu'un de bien, et qu'il finira par réaliser que vous aussi.

Le jeune policier ne répondit rien, surpris que l'attitude de Riker, et lui-même, aient été aussi facilement percés à jour.

- Donc vous le connaissez bien, dit-il simplement.

Jessie Wells se mordit la lèvre comme si elle venait de commettre un impair.

- Ne lui dites pas que je vous ai parlé de ça.

- Aucun problème.

La porte s'ouvrit alors pour laisser entrer Riker. Celui-ci salua la jeune fille d'un petit sourire.

- Flynn ? Tu n'irai pas nous chercher du café ?

Comprenant que pour une obscure raison, son boss souhaitait rester seul avec Jessie, Ethan se leva et sortit sans poser de questions. Andy referma la porte derrière lui.

- Bonjour Eve.

D'un hochement de tête, elle le remercia de ne pas avoir omis ce détail. Elle se remémorait combien il avait était dur à Andy de saisir qu'elle n'était plus Jess. Non, en vérité, c'était d'accepter le fait que Jess n'était plus qui lui était le plus difficile.

- Sympa votre nouveau partenaire.

- Hum hum. Tu n'es pas ici pour me parler de lui ?

Il était visiblementi inutile d'insister. Eve décida d'aller droit au but.

- Non. J'ai les réponses à vos questions. Et besoin de votre aide.

- Je t'écoute.

Elle sortit le portable de sa veste et le posa sur le bureau.

- Un homme sans nom m'a donné ceci. Il sait tout, à propos de moi, des daerens. Il dit être un allié du Médiateur.

- Le Médiateur ? répéta Andy intrigué. Angel ne m'a jamais parlé de cet... homme je suppose ?

- Si vous entendez par là masculin, oui. Maintenant, je ne pense pas qu'il soit humain. Même si son comportement me fait croire que si, ajouta t-elle après un instant de réflexion.

- Je trouve ça très confus...

- Parce que ça l'est.

Pendant une seconde elle envisagea de transférer directement ce qu'elle savait du Médiateur à l'esprit d'Andy. Mais elle y renonça immédiatement, elle ne contrôlait pas encore parfaitement cette faculté, en outre, la simple idée de manipuler à son aise la mémoire de Riker la mettait mal à l'aise. Elle entreprit de lui faire un bref résumé de la situation.

- ... finalement il m'a passé le portable, pour pouvoir me contacter.

- Qu'est-ce que tu attends de moi exactement ?

- J'ai mis la puce de ce téléphone dans celui de Lucie. Je voudrais que vous fassiez un relevé d'empreintes ou n'importe quoi qui me permette de remonter jusqu'à cet homme.

- Je vais voir ce que je peux faire, répondit Andy en glissant le portable dans une enveloppe de papier kraft.

Il referma le tiroir de son bureau et leva les yeux vers Eve.

- Et pour Elisabeth Wyner ?

- Je sais comment c'est arrivé.

Elle pouvait presque entendre le coeur d'Andy battre plus vite sous l'émotion.

- Qu'est-ce qui l'a tuée ?

- Sa meurtrière s'appelle Cassandre O'Connor. Elle était en elle. Et quand elle a... changé d'hôte, elle a tué Elisabeth, sans doute parce qu'elle en savait trop. Ou peut-être était-elle déjà morte depuis longtemps, je ne sais pas.

- C'est une daeren qui l'a tuée ? fit Riker, douloureusement surpris.

- Non, O'Connor est humaine. Mais elle a elle-même été hôte d'une daeren, qu'elle a... absorbée. Ce qui a fait d'elle quelque chose de nouveau.

Andy se mordit les lèvres avant de répondre :

- Quelque chose qui te ressemble...

Elle tenta de contenir toute émotion dans sa voix en murmurant :

- Nous sommes très différentes... Cassandre a attaqué le daeren qu'elle portait, et a assimilé son essence, mais pas ses souvenirs ou sa personalité. Moi je résulte d'une fusion entre Angel et Jess. Pas d'une agression de l'une sur l'autre.

- Excuse-moi, je ne voulais pas...

- Je sais.

- Je t'ai suivi... enfin j'ai suivi Angel parce que son dernier hôte était Holly, et que j'avais confiance en elle. Mais si les daerens se mettent à tuer des gens tu comprends que je ne peux pas rester sans agir.

- Cassandre n'est pas une daeren, répéta Eve.

- J'ai bien compris, mais Angel en était une. Et Jess est morte.

Le regret l'envahi sitôt qu'il eut prononcé ces mots, émotion qui n'échappa pas à Eve, mais qui n'atténua en rien sa douleur. Dans un état second, elle se leva maladroitement.

- Je dois y aller...

- Eve, je suis désolé.

- Mais vous avez raison, répondit-elle avant de sortir.

Dans le couloir, elle passa sans le voir devant Ethan, qui attendait, tenant dans les mains deux gobelets de café en train de refroidir.

 

* * *

        Adossée contre un panneau publicitaire vantant les mérites d'une agence de voyage, Tam attendait sa nouvelle protégée. Evadez-vous, disait l'affiche bleue et verte -les couleurs de la Terre, remarqua t-elle. Une façon indirecte de dire à ceux qui liraient ces mots qu'il étaient prisonniers. C'était curieux tout de même. Elle vit Eve sortir du bureau de police, l'air choqué et malheureux. Tam sentit une vague de tristesse l'atteindre. Elle ne savait que trop bien quels étaient les tourments auxquels la jeune fille était en proie. D'un pas rapide, elle la rejoignit.

- Est-ce que ça va ? demanda t-elle, même si la réponse lui était connue.

- Hum hum.

- C'est censé vouloir dire oui ça ? s'enquit-elle, amusée.

Eve lui adressa un demi-sourire.

- Si on veut. Le langage humain est sujet à interprétation.

- Je pense que c'est l'une des sources de leurs conflits. Comment l'harmonie peut-elle s'instaurer au sein d'un peuple s'ils ne se comprennent pas ?

- Nous avons... ils ont des langages universels, comme l'espéranto. Mais c'est vrai que tout le monde ne le parle pas.

Tam secoua la tête.

- Ce n'est pas ce que je veux dire. D'une manière générale, les mots ne peuvent amener à une totale et exacte compréhension. Ils traduisent ce que l'on pense, mais peu souvent ce que l'on ressent.

- Sans compter qu'ils ne sont pas toujours vrais.

- C'est à dire ? demanda la daeren.

- C'est à dire qu'on peut emprunter des tours et des détours pour dire une chose simple, ou bien on joue sur les métaphores... par moment il arrive même qu'on parle pour ne rien dire. Ce que l'on dit et ce que l'on pense sont deux choses rarement similaires. Sauf chez Diana peut-être, ajouta t-elle.

- Les humains sont des gens bien singuliers.

Eve lui sourit franchement cette fois.

- Toi aussi, releva t-elle. En fait, si tu ne m'avais rien dit, je t'aurai prise à coup sûre pour une humaine.

Tam lui décocha à son tour un large sourire.

- J'aime beaucoup les humains. Je pense que nous avons autant à apprendre d'eux qu'eux de nous.

- Quoi par exemple ? demanda Eve, surprise. L'art de la métaphore ?

La jeune femme eut un petit rire.

- Peut-être pas... mais je suis sérieuse, les humains ont beaucoup à nous enseigner. Ils ont quelque chose... ou plutôt ils sont quelque chose que les daerens ne peuvent être.

Elles étaient arrivées devant leur nouveau "quartier général", l'immeuble où logeait Tam. Cette dernière resta muette jusqu'à ce qu'elles pénètrent l'appartement, au troisième étage. La petite cuisine, orientée coté est, était baignée de soleil. Elle fit asseoir Eve et entreprit de faire du chocolat chaud.

- Le chocolat est l'une des premières merveilles terriennes que j'ai découverte, fit-elle, attablée devant une tasse fumante. Le goût, d'une manière générale. Tu vois, c'est l'une des choses que les daerens ne connaissent pas.

- Le fait est que je n'ai quasiment aucun souvenir quant à la vie d'Angel avant Holly. Je ne sais que très peu de choses des daerens.

Tam avala une gorgée de son chocolat.

- Alors je vais t'expliquer ce que nous sommes, et pourquoi nous aurions bien besoin de devenir un peu humains. Voilà, si les daerens co-existent en paix, ils ne sont pas à proprement parler des individus.

- "Ils" ou "nous" ?

- Jusqu'à il y a peu, j'aurais pu dire nous. Mais laisse-moi finir. Tous les esprits, ou les âmes, peu importent le mot, des daerens, se sont à un moment de notre évolution reliées entre elles, formant ainsi une seule âme, un être unique aux multiples facettes. Disons que nous sommes à la fois "tous" et "un".

Elle prit une mimique d'excuse avant de dire :

- Quand je disais que les mots n'étaient pas toujours appropriés pour expliquer un concept.

- Je pense comprendre.

- De cette "fusion" résulte l'harmonie totale, car sans passer par une quelconque forme de langage, "chacun" ressent ce que tout le monde ressent. 

- La fameuse compréhension "parfaite et totale", comprit Eve.

- Exactement. Mais du coup, nous en avons perdu notre individualité. Petit à petit, plus que nos esprits, ce sont nos différentes personnes n'en ont plus formées qu'une, qui certes comprenait une part de chacun. Mais c'était différent. Il s'est produit à grande échelle ce qui est arrivé à Jess et Angel. Encore que ce soit un peu plus complexe. Nous sommes toujours plusieurs, mais nous ne formons plus qu'Un.

La jeune fille prit un air perplexe.

- Et ce n'est pas une bonne chose ?

- Dans l'absolu, si, probablement. Mais nous avons perdu bien des choses. Au fil du temps, nous n'avons plus eu de forme matérielle. Nous ne sommes qu'esprits. Immortels s'ils le désirent, mais incapable d'engendrer une nouvelle génération. Nous pouvons ne pas mourir, mais nous ne savons plus donner la vie.

Son regard se voila légèrement tandis qu'elle continuait :

- Nous n'avons plus de noms. Nous ne rêvons pas non plus. Et nous ne pouvons pas... aimer.

Eve leva la main pour l'interrompre.

- Pourtant Christal aime Angel. Et Angel aimait Jess.

- Je me suis encore mal exprimée... bien sûr, les daerens peuvent aimer, c'est plus que la paix qui règne entre nous. Mais nous ne pouvons aimer un individu de façon exclusive, comme le peuvent les humains. Comment ferions-nous alors que nous ne pouvons réellement différencier les individus ?

- Et c'est ça que tu veux apprendre des humains ?

Tam pencha la tête de droite à gauche, hésitante.

- Je pense que les humains et les daerens sont de part et d'autre de l'équilibre. Les humains sont tous des individus à part entière, et c'est ce qui fait leur force et leur faiblesse. Ils pourraient relier leurs esprits, mais ne savent pas comment faire. En vérité, ils ne le veulent pas, rares sont ceux qui se préocupent de savoir ce que ressent l'autre.

Elle vida d'un trait le fond de sa tasse et poursuivit.

- Les daerens ont réussi à tous se considérer les uns les autres, mais en ont perdu leur individualité. Nous sommes allés trop loin dans la connexion de nos esprits. Nous avons atteint la ligne d'équilibre, mais ensuite nous l'avons franchi. Certes nous sommes un peuple pacifique, et en paix. Peut-être même que nous sommes heureux. Mais il n'empêche qu'il nous manque quelque chose.

- Et si les humains et les daerens travaillaient ensemble à la maitrise de leurs esprits...

- Nous pourrions eux comme nous retrouver l'équilibre.

 

* * *

            Les jambes croisées dans son siège de cuir, Kathleen Mallory parcourait de ses yeux fatigués son dernier dossier. Daniel Lewis devait passer à son bureau dans les jours qui venaient pour préparer son témoignage. Une fois ce dernier détail réglé, elle pourrait expédier l'affaire Gregor et passer à quelque chose qui l'intéressait bien plus.
Ses recherches à propos de Jessie Wells allaient sans doute pouvoir avancer grâce à sa rencontre avec le psychologue. Il s'était avéré qu'il connaissait la jeune fille, et devait bien avoir quelque renseignement utile. Kathy ne s'expliquait toujours pas la fascination qu'exerçait sur elle cette jeune personne, mais la façon qu'elle avait de croiser et recroiser son chemin n'y était pas étrangère. Et ce que cachait l'inspecteur Riker à son sujet ne faisait qu'accroitre son intérêt.
Son biper se mit à sonner. Elle reconnut le numéro de l'un de ses informateurs, et s'apprêtait à le composer lorsque la porte de son bureau s'ouvrit.

- Mademoiselle Mallory ?

Kathy leva les yeux du cadran du téléphone pour les poser sur une femme dont le visage ne lui était pas inconnu mais qu'elle ne parvenait pas à situer.

- Que puis-je faire pour vous ? s'enquit-elle.

- Je n'avais pas eu l'occasion de... de vous remercier.

- Me remercier ? répéta l'avocate, se demandant de quoi elle parlait.

- Je conçois que ça paraisse curieux, ça l'est pour moi aussi.

Elle baissa les yeux.

- Je n'imaginais pas que je pourrais un jour dire merci à une personne qui en a tuée une autre.

Sa lèvre inférieure tremblait, presque imperceptiblement. Kathleen comprit alors ce à quoi cette dame faisait allusion, et la reconnut enfin. Elle l'avait vu quelques jours auparavant, le soir où elle avait abbatu Miguel Vasquez.

- Vous voulez vous asseoir ? demanda t-elle. Boire quelque chose ?

- Non... merci. J'aimerai juste vous parler, quelques instants.

Mais elle prit tout de même place sur le siège vide devant le bureau de Mallory.

- Je m'appelle Lisa.

Elle fit une courte pause puis reprit :

- Je ne sais pas trop pourquoi je suis là en vérité... ni ce que je voudrais savoir.

- Poser vos questions, l'encouragea Kathy.

- Comment en êtes vous arrivée à le tuer ? Non, ne répondez pas...

- Vous êtes sûre ?

- Je ne suis plus sûre de rien. D'où est-ce que vous le connaissiez ? Vous étiez aussi liée à une de ses victimes ?

La juriste referma le dossier posé devant elle.

- En fait, j'étais l'avocate de monsieur Vasquez.

- Son avocate ? répéta la femme, incrédule.

- J'étais chargée de le défendre, expliqua Mallory sans détour.

- Vous étiez de son coté alors.

- Non. Ce n'était rien de plus qu'une affaire. Je l'ai défendu pour l'argent, pas par conviction morale.

Lisa passa une main dans ses cheveux en bataille.

- Les avocats et le sens moral... excusez-moi, ajouta t-elle en regardant Kathleen.

Celle-ci haussa les épaules.

- Vous n'avez pas tout à fait tort, l'erreur serait juste de penser qu'il n'y a que les avocats.

- Je me suis toujours plue à croire que j'étais une... une personne morale. Vous savez, au dessus des concepts de vengeance, de ces choses là. Et je sais maintenant que si j'avais été à votre place, j'aurais pu abbatre cet homme de sang-froid.

- Vous n'en savez rien, vous n'étiez pas à ma place. Peut être auriez vous pu, mais peut-être que non.

- Je suis persuadée du contraire. Et cela m'effraie.

L'avocate la laissa poursuivre.

- Il avait blessé ma fille. Il l'avait presque tuée. Et j'aurais voulu le tuer en retour.

Kathleen ne dit toujours rien. Elle avait tué cet homme elle. Pas par vengeance, non. Elle lui avait oté la vie pour en sauver d'autres. Mais ça n'avait rien de glorieux pour autant. Elle n'était ni fière ni honteuse de ce qu'elle avait fait. Pas indiférente non plus à dire vrai, car lorsque Jessie Wells avait refermé les yeux de sa victime, Kathy avait eu la sensation d'avoir franchi un point de non-retour.
La voix de Lisa brisa le silence.

- Vous croyez que je suis un monstre ?

- Je crois que vous êtes humaine.

 

* * *

        Eve avait laissé Tam à son appartement pour partir errer en ville. Elle avait besoin d'être un peu seule, de pouvoir réfléchir à tout ce qu'elle venait d'apprendre, et à ce qu'elle ignorait encore. Ce qu'elle était par exemple. En aucun cas elle n'avait le sentiment d'avoir atteint ce fameux équilibre qu'évoquait son nouvel ange-gardien. A l'inverse, elle se sentait coincée entre deux identités tout à la fois semblables et contradictoires.
Une vibration se fit ressentir contre sa hanche droite. Plongeant la main dans la poche de sa veste, elle en ressortit le portable de l'Informateur. Visiblement, il cherchait à la joindre.
Eve considéra l'objet avec appréhension. Elle ignorait si elle devait répondre, et plus encore si elle le voulait.
Angel avait eu pour habitude de prendre au sérieux les renseignements du Médiateur, peut-être même lui avait-elle fait confiance. A l'inverse Jess s'était toujours montrée réticente à l'écouter. A ses yeux, il n'était digne de foi. Seulement, Eve n'était ni l'une ni l'autre mais le produit des deux. Et même si elles avaient toujours été très proches, les divergences d'opinions que Jessie et Angel avaien pu avoir se traduisaient dans sa propre personalité par des incertitudes, des incohérences même.
Le portable cessa de vibrer. Eve haussa les épaules pour elle-même, soulagée de ne pas avoir eu à prendre de décision, contrariée aussi, à l'idée d'être peut-être passée à coté de quelque chose d'important. Finalement, sa curiostié l'emportait sur sa peur. La prochaine fois, elle décrocherait. Une diode rouge se mit alors à clignoter sur l'appareil, indiquant la réception d'un message écrit. Les mots suivants s'étalèrent sur l'écran lumineux :

16 heures dans le parc.

- Vous me croyez inconsciente à ce point ? fit-elle, comme s'il pouvait l'entendre.

De nouveau, la diode se mit à luire par intermittence, et un second message apparut.

Ne viens pas seule, si cela peut te rassurer.

Elle jeta une série de regards intrigués tout autour d'elle. Etait-il là ? Non, il semblait plus vraisemblable qu'il ait anticipé sa réaction. Après tout la tournure de son premier message la rendait aisément prévisible. Eve inspira profondément. Elle allait y aller. Elle savait se défendre à présent, et dans le fond, ne pensait pas que l'informateur lui tendait un quelconque piège. Jetant un coup d'oeil sur sa montre, elle s'aperçue qu'il était déjà quinze heures quarante-cinq. Accélérant le pas, elle prit la direction du parc.
L'informateur était déjà là lorsqu'elle arriva, assis sur le même banc que la veille. Il portait des lunettes de soleil, ce qu'elle trouvait ridicule étant donné le temps. Lorsqu'il la vit, il lui lança un sourire amical qu'Eve ne lui rendit pas.

- Je suis content de te voir. Je n'étais pas sûr que tu viennes.

- Moi non plus, répondit-elle avec sincérité. Avec le Médiateur je n'avais pas le choix. Avec vous c'est très différent.

- Et tu préfères ?

Elle retint un petit rire qui ne lui semblait pas de circonstance.

- C'est encore trop tôt pour le dire. Pourquoi m'avoir fait venir ?

Le vent se leva, et l'informateur enfoui les mains dans ses poches pour les protéger du froid.

- Tu te rappelles sans doute avoir eu un accident il y a quelques temps... enfin, tu te souviens de Jessie ayant un accident.

- Et alors ?

Il retira ses lunettes noires.

- L'hôpital où elle était a conservé des échantillons de son sang. De ton sang. Et certains ne vont pas tarder à découvrir quelque chose que toute leur science ne saura expliquer.

Un éclair de panique passa dans les yeux bleu acier de la jeune fille, mais elle ne laissa pas ce sentiment la submerger.

- Pourquoi me prévenir ?

- Parce que le Médiateur me l'a demandé.

- C'est de lui que vient l'information ? devina Eve.

- Oui.

Ce genre de réponses monosyllabiques lui étaient des plus frustrantes. Aussi posa t-elle la question que sous-entendait la précédente.

- Mais comment peut-il le savoir ?

- Je l'ignore. J'ai bien quelques théories quant à ses sources, mais ça reste des théories.

- Le Médiateur est-il omniscient ?

L'homme resta songeur quelques secondes avant de répondre :

- Cela revient à se demander si tu es humaine. Oui et non ne sont pas les bonnes réponses.

Considérant qu'elle était à demi-humaine, Eve ne voyait pas comment cela pouvait constituer une explication.

- On est omniscient ou on ne l'est pas. Comment pourrait-il l'être partiellement ? Cela va à l'encontre de l'idée même d'omniscience.

- Disons qu'il l'est dans l'espace, mais pas de façon continue dans le temps. Parfois oui, parfois non.

- Et quel en est le déterminant ?

- Tu m'en demande trop... de toute façon tu as autre chose à penser en l'instant. Je te rappelle qu'il ne te reste que peu de temps avant qu'une infirmière sous-payée ne découvre le pot-aux-roses et te vende à un laboratoire gouvernemental...

- Que de réjouissances en perspéctive...

- J'exagère sans doute pour le labo gouvernemental. J'ai toujours aimé les films de science-fiction, je suppose que j'en ai trop regardé étant petit.

Il n'y avait plus de doutes dans l'esprit d'Eve quant à la nature de son informateur : c'était bien un être humain. Tout ce qu'il y avait de plus normal au demeurant. Elle aurait bien aimé savoir de quelle façon il s'était retrouvé mêlé à l'histoire. Pourquoi le Médiateur l'avait-il choisi lui ?

- Va voir Matthew Williams, c'est lui qui en saura le plus.

Elle grava le nom dans sa mémoire.

- Je m'en vais, fit-il en remettant ses lunettes. Bonne chance !

- Merci, fit Eve presque malgré elle.

- Je te recontacterai.

Il s'éloignait déjà quand elle lança :

- Et si c'est moi qui veux vous contacter ?

L'informateur se retourna, le sourire aux lèvres :

- Je pensais qu'il s'écoulerait plus de temps avant que tu ne poses cette question, fut sa seule réponse.

 

* * *

    - Nous ne sommes que trois médecins à le savoir pour l'instant. Nous avons prévu de garder le secret tant que nous n'en savons pas plus.

- Va droit au but, lacha Kathy.

Après le départ de Lisa, elle avait rappelé son informateur, assistant personnel d'un médecin urgentiste, qui lui avait assuré avoir un renseignement en or à lui transmettre. Et qui concernait la dénommée Jessie Wells.

- Ok, mais je vous préviens, on nage en pleine science-fiction.

- Je t'écoute, fit l'avocate, plus qu'intriguée.

 

*

Eve arriva au centre hospitalier complétement essouflée, priant pour que l'irréparable n'ai pas encore été commis. Renonçant à attendre l'ascenseur, elle courut en direction des escaliers et manqua percuter une personne qu'elle connaissait bien.

- Diana ? s'étonna t-elle.

Mais elle comprit aussitôt que son amie souhaitait qu'elle ne pose pas de question. Aussi se contenta t-elle de lui demander si elle arrivait ou partait.

- J'ai fini, j'allais m'en aller.

- J'ai un problème. Est-ce que tu pourrais venir avec moi ?

Tandis qu'elles montaient les marches quatre à quatre, Eve expliqua le plus succintement possible ce que lui avait dit le Médiateur, et le plan qu'elle avait ellaboré.

- Modifier la mémoire de ces gens... et tu crois que tu sauras le faire ?

- Je n'ai pas tellement le choix.

- Ca ce n'est pas une réponse...

Mais une dizaine de minutes plus tard, il s'avéra que la réponse était oui. Elles avaient trouvé le docteur Williams, qui avait cillé à la vue de celle qu'il croyait être Jessie Wells, et l'avaient emmené dans une salle d'analyse vide. Diana avait fermé la porte à clef, et Eve s'était aussitôt concentrée sur l'esprit du médecin.
S'y connecter s'était révélé étonnement aisé, trop peut-être. Pendant plusieurs secondes, elle eut du mal à différencier ce qui venait du cerveau de l'homme et ce qui provenait de sa propre mémoire. Finalement, elle parvint à rassembler ses esprits pour mieux prendre possession de celui de Williams.
C'était un peu comme manipuler un ordinateur. Toutes les données étaient là, il fallait juste savoir où chercher. Et elle était la seule utilisatrice autorisée. Matthew Williams n'avait plus de volonté propre. Pour le moment. Il lui fut facile de lui faire dire ce qu'elle voulait savoir. Il se mit à débiter les informations d'un ton atone.

- Lors de vos analyses nous avons fait une découverte qui pourrait remettre en cause tout ce que l'on connait de la médecine. Votre sang est empoisonné, lacha finalement le médecin.

- Mon sang est empoisonné ?!

- Oui, confirma t-il d'une voix dénuée de tout sentiment. Par un composant organique qui évoque un anticorps par sa structure, mais nous n'avions jamais vu ça. 

Il s'interrompit une seconde, l'air très troublé.

- En fait si, une fois, sur une autre patiente.

- Qui donc ?

Dans le subconscient de Williams apparurent deux mots : "secret médical", mais cette barrière éthique tombait comme toutes les autres sous le contrôle d'Eve.

- Holly Stewart.

Diana haussa les sourcils de surprise. Elle échangea un long regard avec Eve. Toutes deux pensaient à la même chose, suivaient la même logique : le point commun entre Jess et Holly tenait à leur statut d'hôtes d'Angel. Donc l'infection venait d'Angel elle-même.

- Qui d'autre est au courant ? demanda Eve, tentant de conserver son sang-froid.

- Pour vous, deux de mes collèges. Pour Holly Stewart...

Il ne parvenait pas à répondre. Eve tenta de trouver la réponse par elle-même en arpentant les recoins de l'esprit de Williams, et réalisa alors une chose qui aurait du lui sauter aux yeux à l'instant même où elle s'était reliée au médecin.
Quelqu'un avait déjà modifié la mémoire de cet homme, pour qu'il oublie tout à propos d'Holly. Mais ce ne pouvait être la jeune femme elle-même : si elle avait su que son organisme était empoisonné par la présence d'Angel, aurait-elle vraiment laissé la daeren investir Jessie ? Ca n'avait aucun sens...

- Quels sont les effets au juste de ce... "poison" ?

- A long terme cela va vous tuer.

- Vous pouvez préciser "à long terme" ?

- Quelques mois.

- Et merde...

Eve ferma les yeux en une tentative pour se couper du reste du monde, pour mieux trouver ce qu'elle cherchait en elle. Elle avait envie, besoin de la présence réconforante qu'Angel avait pu donner à Jess et inversement. Ce lien si particulier qu'elle n'avait pourtant pas pu connaitre mais qui était à l'origine de son être lui manquait. Elle se sentit soudain très seule, comme perdue en elle-même, avec l'impression qu'on l'avait amputée d'une partie de son âme.
Elle avait été deux, à présent elle était une et en éprouvait un terrible sentiment de solitude. Eve comprit soudain ce que pouvait ressentir Oz, Christal ou Tam à chaque instant : eux aussi avaient été parties d'un tout et se retrouvaient seuls. C'était peut-être aussi ce fait qui poussaient les Daerens à investir des hôtes. Parce que c'était sécurisant d'être deux.
La sensation d'une main se posant sur son épaule la ramena à la réalité. Diana, restée silencieuse depuis un moment, la regardait, une expression déterminée sur le visage. Comme toujours, autant qu'Eve s'en "souvenait".

- C'était le sang de Jess, Eve. Peut-être que le tien est différent. Peut-être que tout ça n'est pas arrivé par hasard.

La jeune fille hocha la tête, mais ne paraissait pas convaincue. Diana poussa un soupir et se tourna vers le docteur Williams.

- Combien de temps cela vous prendrait-il de refaire l'analyse ?

- La précense ou l'absence de ce composant est visible au microscope. Ca ne prendrait que quelques minutes, le temps de faire un prélévement. Mais pour des analyses poussées précises, il me faut quelques heures... voires quelques jours.

- On verra en fonction du résultat, répondit Diana, plus à l'intention de son amie que du médecin. Tu es d'accord ?

- Allons-y, répondit Eve.

Telle une marionnette dont elle aurait tiré les ficelles, l'homme s'éxécuta. Tandis que le sang emplissait la petite seringue, Diana s'étonnait des reflets argentés qui striaient le liquide rouge. Elle n'avait toujours pas ôté sa main de l'épaule d'Eve. Déposant ensuite quelques gouttes sur une plaquette, Williams mit le tout sous le microscope.

- J'insiste sur le fait qu'ill faudrait des examens plus poussés mais... à première vue l'anomalie a disparu. Totalement. De là à dire que votre sang est sain... il y a des choses que je n'explique pas.

Diana s'autorisa un sourire.

- Ça va ? demanda t-elle à Eve.

Celle-ci acquiesça, mais son regard perdu dans le vague et son air absent inquiétait son amie.

- Tout va bien maintenant, murmura t-elle. Il ne faut pas qu'on traine trop ici d'accord ?

- D'accord, fit l'autre, semblant sortir de sa torpeur. Une seconde, le temps de...

Le choc émotionnel avait altéré le contact qu'elle maintenait sur le médecin. Il fallait qu'elle rétablisse au mieux le lien pour lui faire oublier ce qu'il n'aurait de toute façon jamais du découvrir.

- Docteur Williams, j'ai besoin que vous vous concentriez sur toutes les personnes qui sont au courant...

Il hocha la tête. Eve prit une grande inspiration, comme si elle s'apprêtait à plonger dans de l'eau et non dans la mémoire d'un homme. Il lui fallut quelques secondes pour s'y reconnecter correctement. Aussitôt des centaines de sensations et de connaissances l'assaillirent comme autant d'influx nerveux. Les noms qu'elle cherchait étaient en surface de l'esprit de Williams. Très vite elle parvint à les associer à des visages, puis à une foule d'informations. Sentant qu'elle n'allait pas tarder à être subermgée, Eve coupa enfin tous les liens établis avec Williams, non sans avoir au préalable effacé toutes les données compromettantes. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le médecin s'écroula.

- Merde, tu ne l'as pas tué au moins ? demanda Diana en s'approchant du corps inanimé.

- Je ne pense pas... regarde il respire. Je ne contrôle pas encore parfaitement mes facultés, ça doit être un effet secondaire. Mais je suis sûre qu'il aura tout oublié à son réveil.

- Ce serait préférable...

- Joli euphémisme, releva Eve. Allons-y, il y a deux autres toubibs à...

- Je ne trouve pas de mot adéquat non plus.

- Pas grave, on s'est comprise. Je vais m'occuper de ça, ensuite il faut que je vois l'informateur.

- Je t'accompagne ?

- J'ai besoin de lui parler en étant seule.

Elles se séparèrent. Diana quitta l'hopital par l'entrée principale, tandis qu'Eve parait à la recherche des deux hommes qui en savaient trop. De l'autre coté du batiment, par le hall des urgences, Kathleen Mallory regagnait sa voiture, encore sous le choc de la révélation que l'on venait de lui faire.

 

* * *

        Diana fit jouer les clefs dans la serrure, puis entra. Tout était silencieux, et le resterait sans doute jusqu'au retour de ses parents, dans quelques mois. Le trouvant quelque peu oppressant, la jeune fille décida de remplir le silence avec de la musique. Se dirigeant vers sa chambre pour y prendre un disque quelconque, elle sursauta à la vue d'une silhouette assise sur son lit. C'était Lauren.

- Je ne m'attendais pas à te trouver là, je croyais que tu étais avec Sebastien.

- On a fait une pause dans les recherches. Je me suis permise de venir t'attendre. Je ne voulais pas te faire peur.

Elle ne s'en formalisa pas. Elle semblait plus ou moins indifférente à ce que lui disait sa compagne.

- Ca va ?

- Oui... enfin, j'ai croisé Eve à l'hôpital. Il y a eu un petit contretemps, mais elle a réglé le problème.

- D'accord... Et pour toi ?

- Ca va aussi... j'ai ce qu'il faut, dit-elle en soulevant le sachet pharmaceutique à hauteur de ses yeux.

- Est-ce que... tu comptes le dire aux autres ?

Diana secoua négativement la tête.

- J'ai déjà eu du mal à te le dire...

- Merci j'ai remarqué !

- Excuse-moi.

Elle avait tenté d'effacer leur précédente dispute de sa mémoire. Juste après, Lauren s'était faite enlever par le Dome, et l'idée que les derniers mots qu'elle avait échangés avec elle fussent houleux l'avait longtemps tourmentée.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Lauren poursuivit :

- Je sais que ces derniers temps, les événements se sont un peu précipités, et du coup on n'a jamais trouvé le temps de reparler de ça. Mais on doit en reparler Diana

- Tu parles de l'opération ou de notre dispute ?

- Des deux.

Comme Diana n'ajoutait rien, elle secoua la tête et posa la question :

- On peut en parler maintenant ?

- D'accord.

Lauren ne s'attendait pas à cet acquiescement. Prise au dépourvue, elle resta silencieuse quelques secondes.

- Ok, parlons-en donc. Je... pourquoi tu ne me l'as pas dit avant ?

- J'ai souvent voulu le faire... mais à chaque fois j'ai retardé l'échéance. J'avais l'impression que tant que j'étais la seule à le savoir, ce n'était pas vrai.

- La seule ? répéta la jeune fille, plus que surprise. Ta famille est au courant quand même ?

- Oui, mais ils ne sont pas là, alors ça revient à la même chose.

- Ah...

Ne souhaitant pas s'aventurer sur ce terrain glissant, elle passa à une autre question :

- Dans combien de temps est-ce que tu...

- Mon opération est dans quelques semaines, coupa Diana.

- Tes parents seront là ?

- Je ne crois pas.

- Ils connaissent la date au moins ?

- Je crois...

- Comment ça tu "crois" ? Tu devrais les appeler Diana, leur dire. Ce serait bien qu'ils soient là...

- D'accord.

Encore une fois, la rapide capitulation de sa petite amie surpris Lauren. Elle avait imaginé que la jeune fille protesterait, comme à son habitude.

- J'aimerai savoir... excuse-moi si cette discussion ressemble à un interrogatoire...

- Pose ta question.

- Si je n'avais pas deviné que quelque chose n'allait pas, tu crois que tu me l'aurais dit ?

- Pour être franche je n'en sais rien.

Tu es toujours franche, aurait répliqué Lauren en temps normal. Mais la réponse de Diana la blessait quelque peu. L'idée d'être tenue à l'écart de sa vie de la sorte la dérangeait.

- Et si ça avait raté tu te serais enfuie sans jamais me donner de tes nouvelles ? Je ne peux qu'imaginer ce que tu ressens, mais au moins j'essaie. Je te demande juste de faire pareil.

- D'accord.

- Et arrête de répondre d'accord sans arrêt ! Tu es une battante, une combattante même, j'ai l'habitude que tu me contredises sans cesse. Je n'ai pas envie que tout ça change.

- Tu sais Lauren, tout change, tout le temps, sans qu'on puisse toujours intervenir.

- C'est embêtant. Et ça complique les choses.

Diana haussa les épaules.

- Ça s'appelle la vie. Et personne n'a jamais dit que la vie devait être simple. Tu ne crois pas que si les choses ne changeaient jamais, la vie manquerait un peu de... vie justement ? La vie c'est un grand bordel ma puce. Il n'y a que la mort qui soit calme et bien rangée.

- Et encore, on n'en est pas sûr.

- C'est vrai, on n'en est pas sûr... Si tu restes avec moi, ajouta t-elle quelques secondes plus tard, ma vie sera toujours un bordel, mais un beau bordel.

- J'aimerai comprendre pourquoi tu avais si peur que je parte.

- Parce que je t'aime.

Lauren poussa un soupir de lassitude.

- C'est une belle excuse hein, l'amour ? Et qu'est-ce qu'on fait de conneries en son nom ! Peut-être qu'il aimerait qu'on cesse de servir de lui comme prétexte, un de ces jours.

- Tu es en colère ? demanda Diana.

- Non. Juste fatiguée je suppose.

La jeune fille vint se blottir contre elle.

- Je suis désolée.

- Oh, moi aussi tu sais. Je n'aurais pas du réagir comme je l'ai fais. A ce moment là j'étais vraiment en colère.

- Je sais que je n'aurais pas du te cacher ça si longtemps.

- Ce n'est pas ça qui m'a mise le plus en colère.

- Alors quoi ?

Lauren eut un sourire triste et passa la main sur le visage de Diana. Elle pouvait être si perspicace et pourtant ne pas remarquer les choses les plus évidentes.

- De découvrir ce qui t'arrivait. Tes yeux... c'est ça qui m'a mise en colère. En fait ça m'a fait peur. Mais la colère est un bon truc pour ne pas s'avouer qu'on a peur.

- J'ai peur.

Ces derniers mots sonnaient plus comme une confidence qu'un aveu.

- Je sais.

- Pas aussi peur que lorsque tu n'étais plus là, mais peur quand même. Ce jour là j'ai cru que je ne te reverrai plus jamais. Et là j'ai peur que, d'une autre façon, je ne te revoie plus jamais.

- Mais je serai toujours là. Tu peux en être certaine.

- J'en suis certaine. Et si jamais je ne voyais plus...

Lauren préféra lui couper la parole, ne pas entendre la fin de sa phrase.

- Ne t'inquiète pas. Je saurais toujours te faire voir la vie en rose.

- Ça tombe bien, je crois que c'est ma couleur préférée.

- Menteuse.

Enfin ! Elle avait réussi à arracher un sourire à Diana.

- Tu me connais bien...

- Peut-être même trop, répondit Lauren sur le ton de la plaisanterie. Depuis le temps...

- Par moments je me demande ce qui te fais rester. Comment...non, pourquoi tu me supportes ?

- Parce que je t'aime, imbécile.

 

 

* * *

      Elle avait réussi à ôter de la mémoire des deux autres toute information qui la concernait, et elle avait récupéré tous les échantillons de sang, mais il lui semblait que quelque chose d'autre l'empêchait de tourner la page. Pour l'heure, elle aspirait à des réponses.
Il était là où elle s'attendait à le voir. Il ne portait plus ses lunettes. Lorsqu'il la vit s'approcher, l'informateur se leva et épousseta son pantalon du revers de la main.

- Je savais que tu reviendrais, dit-il simplement.

L'heure n'était plus à la politesse. L'esprit empli de fureur, Eve alla droit au but :

- Le sang de Jess était nocif ! Il y avait quelque chose dedans qui était en train de la tuer, et je sais que ça venait d'Angel.

- Mais la fusion a réglé ce problème n'est-ce pas ?

Son perpétuel détachement lui était de plus en plus agaçant, et Eve ne se soucia alors guère plus de savoir qui pouvait les entendre.

- Ce n'est pas la question !! cria t-elle. Il le savait hein ? Le Médiateur savait d'où venait ce... poison. Aucun des souvenirs d'Angel ne s'y rapporte. Je suis certaine qu'Holly elle-même l'ignorait.

- Bien sûr qu'il le savait. Il en était la source.

- Pourquoi ?

- Comme toujours. Pour conserver un certain équilibre. Il contrebalançait ainsi l'influence psychique d'Angel sur ses hôtes en incluant un élément néfaste sur le plan physique.

Eve, secoua la tête, incrédule.

- Qui est-il ?

- Le seul qui puisse être à cette place.

- Ni d'un coté ni de l'autre ? comprit la jeune fille.

L'informateur pencha légérement la tête, prenant un air pensif.

- Il y a une autre façon de considérer la chose en fait. Disons qu'à ses yeux, il n'y a pas de camp qui prime, d'être qui ai plus de valeur qu'un autre. Disons qu'à ses yeux, nous sommes tous égaux. Toi, moi, Oz, Cassandre, Lucie, humains, daerens... De son point de vue, nous sommes tous sur le même plan.

- C'est subjectif comme vision des choses...

- Pourtant, c'est peut-être la plus proche de la Vérité, tu ne crois pas ?

- Et vous que croyez-vous ?

- Mon rôle n'est pas de croire ou ne pas croire. Juste de te dire ce que tu dois savoir.

Eve haussa un sourcil.

- Et vous vous en tenez toujours au script ? Vous n'avez jamais envie d'improviser à votre façon ?

- C'est une proposition ? s'enquit l'Informateur.

- Juste une question.

- J'y réfléchirai, promit-il, avant de se lever. Fais de même quant à ce que je t'ai dit.

Elle hocha la tête en signe d'assentimment, et cette fois ce fut elle qui partit la première. Elle prit machinalement la direction du bureau de Lucie, avant que la mémoire ne lui revienne. Elle ne pouvait plus se confier à son amie... ou à l'amie de Jess, dans le fond peu importait. Tournant les talons, elle se dirigea vers le centre ville, espérant que Tam était toujours chez elle.

 

 

* * *

Et je sens au dessus de moi les étoiles du jour aveugle
Attendant leur lumière.
Pendant un moment.

Je me repose dans la grace du monde
Et je suis libre.

Elle referma tout doucement le livre, et le posa sur la petite table, au milieu de beaucoup d'autres. Elle était encore ailleurs, comme flottant entre le réel et une dimension parallèle peuplée de mille choses inconnues, l'imaginaire humain.
Tam avait lu bien des livres. C'était principalement en ça que consistait sa précédente tache. Elle avait tout naturellement commencé par des livres d'Histoire, elle s'était énormément documentée sur le passé des hommes, puis sur tout le reste : leurs sciences, sociétés, frontières, idées, religions, arts...
Ensuite elle s'était mise à lire des ouvrages de fiction. De toute sorte. Chaque lecture était comme un nouveau voyage, dont elle sortait avec toujours un peu plus d'affection mais aussi de curiosité à l'égard des humains.
La poésie restait l'une des formes d'art qu'elle préférait. Depuis longtemps les daerens avaient perdus cette capacité à jouer avec les mots, à leur donner un sens parfois plus subtil qu'il n'y paraissait. Certes, leur nouveau langage était infiniment plus précis, et leur avait amené la paix. Mais elle n'aurait su dire lequel des deux était le plus beau. C'était... différent. S'il y avait une chose parmi d'autre qu'elle ne souhaitait pas tant changer chez les humains, c'était bien leur apptitude à faire de la poésie.

- On ne peut pas changer les humains.

Elle n'avait pas besoin de lever les yeux vers celui qui avait prononcé ces mots pour savoir qu'il s'agissait d'Oz. Néanmoins elle le fit, et soutint son regard dur, dénué de cette lueur d'innocence et de chaleur qui l'habitait autrefois.

- C'est ce que tu crois ?

- C'est ce que je sais.

- Et bien tu te trompes, dit-elle en se levant et redressant le menton en signe d'assurance. Qu'est-ce que tu veux ?

- Toi.

Tam resista à l'envie de reculer de quelques pas, essayant de ne pas laisser transparaître sa frayeur.

- Moi ?

- Je veux que tu viennes avec moi. J'ai besoin de ton aide.

- Pour t'aider à quoi ? A te battre contre les humains ?

Oz écarta les mains comme pour dire "et alors ?".

- Ils se battent bien contre nous. C'est pour nous que moi j'agis.

- On ne combat pas le feu par le feu.

- Je crois que si au contraire. Mais je ne veux pas combattre le feu. Je veux juste que nous rentrions chez nous.

- Mais si nous menons à bien le projet, nous serions chez nous ici aussi.

- Ces gens ne nous considéreront jamais comme des leurs. Pour eux, nous resterons des étrangers. Ils auront toujours peur de nous.

- Je ne pense pas. Moi je crois en un avenir où les Daerens et les Humains pourront co-exister.

- Nous n'avons pas besoin des humains Tam !

D'un geste rajeur, il renversa la table basse recouverte de livres.

- Regarde toi ! La vérité c'est que tu es devenue une des leurs ! Tu es tellement... fascinée par les humains que tu en as oublié notre objectif premier : les changer.

- Tout n'est pas à changer. Si tu regardais bien, tu verrais qu'il y a de merveilleuses choses dans ce monde.

- Tu crois ?

Il ramassa au hasard l'un des livres qu'il venait de jeter au sol. Les fleurs d'Hiroshima. Sans détacher son regard de l'objet, il murmura :

- Je ne l'ai lu celui-là... Mais je sais bien ce qui s'est passé, à Hiroshima. C'était il n'y a pas si longtemps que ça.

La gorge nouée, Tam ne répondit pas.

- De merveilleuses choses ? Moi je vois des gens qui se battent entre eux. Qui laissent mourir les leurs et tuent ceux qui n'en sont pas.

- C'est un monde à deux visages. Et tu n'en vois plus qu'un.

- Je pourrais te dire la même chose.

Elle baissa la tête, comme prise en faute.

- Tu ne sais plus garder les yeux ouverts Tam. Tu es vraiment devenue une humaine.

L'ange lui lança un regard rageur et infiniment malheureux.

- Et toi ? Tu as manipulé l'esprit d'une jeune fille, tu l'as livrée à Cassandre, tu l'as privée de sa liberté, de son droit d'exister. Et tu as blessé Christal ! Tu as agressé celle qui a toujours été là pour toi, et sans l'ombre d'une hésitation. Et... et tu sais comme moi ce qui t'a poussé à rejoindre l'autre camp.

Elle s'arrêta une seconde pour reprendre son souffle, retenir ses larmes, et lâcha :

- Alors dis-moi, Oz, qui de toi ou moi est devenu le plus humain ?

Il garda un instant le silence, mais son visage était figé en une expression qui relfétait les plus violentes émotions.

- Je ne suis pas comme eux, dit-il d'une voix cassée.

Autour des deux daerens, les murs, le sol, la totalité de la pièce se mit à trembler. Un souffle de vent d'origine inexplicable se leva, et balaya la pièce, se faisant plus violent de seconde en seconde. Tam allait percuter de plein fouet le mur nord et retomba au sol, sonnée, tandis que les pouvoirs psychiques d'Oz, que son esprit en proie à la colère et à la douleur ne pouvait plus contrôler, continuaient à dévaster la pièce. Le Daeren poussa intérieurement un hurlement de douleur qui glaça le sang de la jeune femme à demi-consciente. Elle ne pouvait l'entendre, mais elle le sentait.
Puis, aussi soudainement qu'il avait commencé, le phénomène chaotique cessa. Tous les objets encore en suspension dans l'air allèrent percuter le parquet avec un bruit mat.
Oz se retourna doucement. Il semblait être essouflé, bien qu'il n'eut pas d'incarnation véritablement matériel. Eve lui faisait face, la main tendue vers son adversaire, le regard déterminé.

- Comment as-tu fait ça ?

Elle se garda de répondre, il comprit qu'elle n'en savait rien.

- Tu ne peux pas me blesser, avança t-il. Dans cette réalité, je ne suis rien de plus qu'un esprit.

La jeune fille le dévisagea avec une expression où étaient mêlés assurance et étonnement.

- Tu devrais pourtant être bien placé pour savoir qu'on peut blesser une âme aussi bien qu'un corps.

- Ce n'est pas terminé, répondit simplement le daeren avant de se fondre dans le néant.

 

* * *

        Il était stupide. Comment avait-il pu imaginer trouver une solution de cette façon ? David passa sa main sur ses yeux fatigués. Jetant un coup d'oeil dans le coin inférieur droit de l'écran de son PC, il vit qu'il était déjà 21 heures 10. Il poussa un long soupir. Cela faisait près de deux heures qu'il parcourait page après page tout ce que l'ordinateur avait pu lui donner à lire sur le cerveau humain. En vain. Evidemment, même sur internet, il n'existait pas de renseignements relatifs aux daerens. Malgré tout il continuait, avec l'espoir décroissant de tomber sur un indice, une bribe d'information qui le mette sur la voie, n'importe quoi qui puisse l'aider à récupérer Jess.

- Vous n'y arriverez jamais de la sorte, fit alors une profonde voix derrière lui.

Par il ne savait quel miracle, David ne sursauta pas. Lentement, il pivota sur son siège pour faire face à un homme au regard trouble et au sourire qui ne l'était pas moins.

- Vous êtes le Médiateur ? demanda t-il.

- Non. Je m'appelle Oz.

Un daeren, se rappela David. Mais qui n'était pas dans ce qu'on pouvait grossièrement appeler le "camp des gentils". Il sentit son pouls s'accélérer.

- J'ai entendu parler de vous, dit-il en essayant de garder un semblant de neutralité dans la voix.

- Moi aussi, répondit l'homme. Et j'ai cru comprendre que nous voulions la même chose... le départ des daerens.

- C'est vrai, mais vos méthodes ne me conviennent pas.

Oz ne se départit pas de son sourire.

- Aide moi alors. Ton assistance pourrait m'éviter d'avoir à recourir à la force...

- Comment ?

- Eve ne peut lire en toi n'est-ce pas ?

- C'est vrai...

Il s'étonnait lui-même de répondre si spontanément, mais après tout il avait affaire à un daeren. Il était sans doute inutile de mentir.

- Donc si tu devenais mes yeux et mes oreilles, elle n'en saurait rien.

David releva le menton, sûr de lui.

- Moi je le saurai. Et je ne veux pas faire ça. Je n'ai pas confiance en vous.

- Dommage. Un arangement entre nous deux aurait pu éviter bien des complications pour nous tous, et bien des désagréments pour toi.

Le garçon se leva brusquement, effrayé.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Tu m'aideras, que tu le veuilles ou non.

Oz baissa la tête, puis disparut. Le jeune homme eut alors l'impression que quelque chose pénétrait sa tête, et retomba assis sur son siège. La sensation était semblable à celle éprouvée lorsqu'Eve s'était introduite en lui, mais elle était bien plus accentuée. Plus désagréable aussi, pas réellement douloureuse, non, il se sentait plus comme... sali, abimé de l'intérieur. Sa vision sembla changer à son tour, comme s'il regardait le monde à travers un filtre déformant. L'espace d'un instant, tout devint noir.
David ouvrit les yeux et les fit cligner à plusieurs reprises. Devant lui, l'écran de l'ordinateur indiquait 21 h 20. Il lui semblait qu'une seconde auparavant, il n'était que vingt et une heures dix. Haussant les épaules pour lui-même, il poursuivit ses recherches. Il avait simplement du mal regarder. Dix minutes n'avaient en général pas tendance à s'évaporer de la sorte.

 

* * *

 

        - Tu crois qu'il va revenir ? s'enquit Eve en pénétrant prudemment le salon dévasté.

- Non, je pense que tu lui as fait suffisament peur.

Tam se redressa à son tour, puis vacilla légérement, portant la main à son crâne endolori. Eve la rejoignit.

- Tu devrais t'asseoir deux minutes. Tu as pris un sale coup tout de même.

- Ce n'est pas grave.

- Tu sais, tu as un corps humain. C'est fragile ces petites choses.

La rousse ne put retenir un sourire. Elle se rassit, laissant la jeune fille s'occuper d'elle. Nettoyant avec les moyens du bord sa plaie à la tête, Eve arracha à l'ange une grimace de douleur. Elle se décida à lui parler, pour la distraire. Non, en fait parce qu'elle avait besoin de réponses.

- Qu'est-ce qui s'est passé avec Oz ?

- J'ai fait tomber ses barrières. Son esprit est devenu comme incontrôlable.

Mais ce n'était pas la question que lui posait Eve.

- Tam... Qu'est-ce qui a fait qu'Oz a changé de camp ? Tu lui as dit tout à l'heure que c'est l'une des choses qui font de lui un humain...

- C'est un peu complexe... je ne sais pas si l'on peut vraiment parler de changement de camp... quoique...

- Ne cherche pas les bons mots, l'interrompit Eve, l'air presque amusé. Raconte.

- Comme je te l'ai expliqué, il n'y a pas au sein de notre communauté une forme d'affection exclusive envers une personne déterminée. Mais lorsque nous "naissons", que nous nous détachons de l'Un pour devenir un, unique, nous changeons. A plus forte raison si nous avons un hôte humain.

- Où veux-tu en venir ?

- Nous pouvons alors, entre autres choses, tomber amoureux. C'est ce qui est arrivé à Oz.

Elle s'interrompit quelques instants, les yeux dans le vague.

- C'est une drôle d'expression mais on ne peut plus juste quand on y pense, tomber amoureux. C'est comme une chute, incontrôlable, mais grisant.

- Et de qui était-il amoureux ? reprit Eve.

- D'une autre Daeren, elle aussi tout juste détachée de l'être multiple. C'est lui qui l'a formée, qui l'a nommée aussi. Darlène. Ça vient de Darling one, celle aimée. Oz a toujours aimé les noms humains et leurs origines.

De nouveau, Tam marqua un temps d'arrêt. Eve préféra attendre qu'elle reprenne d'elle-même.

- L'hôte de Darlène était l'une des premières humaines à accueillir l'essence d'un daeren. A l'époque, nous ne maitrisions pas encore totalement cette semi-fusion. Et nous avions beaucoup de mal à décoder les sentiments des humains. Aussi n'avons nous comprit que trop tard que le choix de cette femme comme hôte était une erreur.

Eve se tendit à ces derniers mots.

- Tu l'as compris, c'était Cassandre, poursuivit Tam. Nous ignorons toujours ce qui l'a poussé à se retourner contre Darlène, tout comme nous ignorons de quelle façon elle a réussi à la tuer. Elle a assimilé son être, accompli d'elle-même la fusion.

- Elle est vraiment un hybride alors, comme moi ?

Les paroles d'Andy lui revenaient en mémoire.

- Non. Cassandre est restée humaine, elle n'a pas gardé la personalité, l'essence même de Darlène. Simplement elle peut à son tour changer d'hôte, comme elle l'a fait récemment, avec Lucie...

- Et Oz ? demanda la jeune fille, pour ne pas s'attarder sur le sujet. Que lui est-il arrivé ?

- Perdre Darlène lui était insupportable. Son âme était comme paralysée de douleur. Une douleur trop lourde à porter pour un esprit seul, et qu'aucun daeren n'avait jamais connu. Il venait à peine de quitter l'Un... il a compris que c'était de son coté "humain", individuel, que venait cette douleur. Dès lors il a voulu que l'on abandonne le projet. Que nous quittions la Terre. Les autres, ou l'Autre, ne voulait pas. Oz a accepté cette décision. Du moins c'est ce que nous avons cru.

- Jusqu'à ce qu'il se montre à visage découvert.

- Oui. Visiblement, il s'est en réalité consacré corps et âme à une nouvelle tâche : nous persuader de repartir.

- Même s'il doit blesser les siens ? Vous blesser ?

Elle désigna de la main le sang sur le visage de Tam.

- C'est pour nous qu'il le fait. C'est ce que je pense. Et s'il aide Cassandre, je crois que ce n'est que dans l'espoir qu'une part de Darlène y ait subsisté...

La douleur qu'elle évoquait quelques secondes auparavant était maintenant lisible sur son visage.

- On aurait du voir venir ça... murmura l'ange.

- Et Christal ? Elle avait confiance en Oz, c'est elle qui l'a amené à Angel.

- Je pense qu'Oz a manipulé ses souvenirs. Après la disparition de Darlène, Christal a fait de son mieux pour l'aider. Paradoxalement, si c'est elle qui était la plus proche de lui, elle était la moins apte à voir ce qu'il devenait.

Eve prit une expression perplexe.

- Comment n'a t-elle pas pu s'en rendre compte ? Elle a la capacité empathique la plus puissante jamais imaginée...

- C'est justement à cause de ça qu'elle ignorait ce que devenait Oz. Elle a délibérément bloqué son empathie, tant ce qu'elle ressentait devenait insupportable. Mais curieusement elle n'a jamais réussi à le faire à l'égard des humains. C'est pour ça qu'il lui est douloureux de demeurer trop longtemps sur Terre.

- Un hôte pourrait l'aider à canaliser ses pouvoirs.

- Mais à notre connaissance, aucun hôte ne pourrait assimiler Christal, ou pour être exact, ses facultés. Elle-même a déjà tant de mal à les gérer... nous craignons que cela soit dangereux pour un humain.

- Et pour un être non humain ? Un Daeren comme toi par exemple, qui a un corps bien à lui, comme un terrien.

- Justement, cela présente le même danger.

- Et moi ?

- Tu voudrais être un hôte ?

La jeune fille eut un très léger mouvement de recul.

- Je n'ai pas dit ça. Mais est-ce qu'un être tel que moi pourrait être l'hôte de Christal ?

- Je n'en sais rien, répondit Tam en secouant la tête. Ce n'est pas impossible mais... comment savoir en vérité ? Nous n'avions jamais rencontré de... personne telle que toi.

- Plus une terrienne ou une daeren ? D'après toi, qu'est-ce que je suis ?

- Ce que nous sommes tous. Tu es un humain. Ni plus ni moins.

- Partons d'ici, s'il-te-plait, demanda Eve après quelques secondes de silence.

Tam se releva.

- D'accord. Je te ramène chez toi ?

- Tu veux dire chez Jess. Non, il y a un autre endroit. Et j'aimerais que tu viennes avec moi.

 

 

* * *

    Elle récapitula.
Elle s'appelait Jessie Wells. Mais parfois, ses amis l'appelaient Angel. Peut-être n'était-ce qu'un surnom. Kathy en doutait.
Elle avait été le témoin clef lors d'un procès où elle-même jouait la défense.
Elle connaissait Andy... l'inspecteur Riker. Il l'avait fait venir pour interroger un dealer. Une autre affaire à laquelle l'avocate était mêlée.
Elle avait également des liens avec le psychologue Daniel Lewis, qui travaillait de concert avec elle et sa soeur cadette.
Miguel Vasquez, contre qui elle avait témoigné, avait pris le risque de revenir à New-York pour la supprimer. Mais c'était Kathleen qui l'avait supprimé lui.
Enfin, et ce dernier fait occultait tous les autres tant il était singulier : son sang contenait une substance inconnue de la médecine, jamais répertoriée auparavant, et qui la tuait lentement. Le savait-elle ?
Elle devait lui dire peut-être.
Kathleen relu mentalement sa liste... c'était des plus incohérents, et elle ne comprenait toujours pas comment ces éléments disparates l'avaient amenés à s'intéresser à Jessie Wells.
Non, il y avait autre chose... cela remontait à sa première rencontre avec la jeune fille, lors de l'audience préliminaire de Vasquez...
Et soudain, cela refit surface en elle, une sorte de souvenir enfoui, qui se rapportait à une chose impalpable, qu'elle aurait été bien en peine de décrire. Kathleen Mallory sut alors pourquoi cette jeune fille l'obnubilait à ce point.
Il s'était passé quelque chose lors du procès. Jessie était à la barre, Kathy s'était avancée pour l'interroger. Et le temps s'était comme suspendu. Ce jour-là, elle n'en avait pas pris conscience, mais à présent, cela lui revenait. L'avocate avait senti en elle un changement, une perte plutôt. On lui avait pris des souvenirs. Jessie lui avait pris des souvenirs.
Elle secoua la tête, infiniment troublée. Une partie de son esprit trouvait cela ridicule, et lui criait qu'il ne s'agissait là que d'un rêve éveillé. Mais elle savait, elle s'en rappelait avec précision, tout ceci était arrivé.
Un autre détail lui revint, une phrase qu'avait prononcée un ami de Jessie, ivre de colère, alors qu'il s'appretait à abbatre un homme. Angel, tu es censée changer notre monde.
Une idée commençait à prendre forme dans son esprit, mais si irréaliste que Kathleen n'osait même pas la formuler mentalement. Pourtant... quand elle reliait certains éléments, certaines sensations... cela lui semblait plausible, le temps d'un battement de coeur, mais jamais elle n'allait jusqu'au bout de la réflexion, et s'éloignait malgré elle de cette idée si bizarre. Cela tenait plus du réflexe qu'autre chose, comme si elle s'était trop approchée d'une flamme brulante.
Mais il viendrait bien un moment où elle oserait traverserer le feu.

 

* * *

 

        Elle y était finalement revenue. C'était, encore et toujours, le lieu où il lui semblait qu'elle était vraiment chez elle. L'appartement de Lucie... Elle savait pertinnement que cette sensation lui venait de Jessie, et cela la rassurait, si ça pouvait signifier qu'une part de la jeune fille survivait en elle.
Angel n'avait jamais vraiment eu de "chez elle". Eve se souvint d'une nuit où Jess et Angel étaient venues ici, et avaient longuement comptemplé la voute celeste, essayant de deviner de quel coin de l'univers venait la jeune Daeren. Ce soir, peut-être la question allait-elle trouver une réponse. Sur le balcon, Tam à ses cotés, elle regardait à son tour les étoiles.

- De laquelle tu viens ? chuchota t-elle.

Sans détourner ses yeux argent du ciel, la Daeren sourit et répondit, à voix basse elle aussi, comme pour ne pas troubler l'harmonie du moment.

- On ne peut pas la voir d'ici. Pas encore.

- Pas encore ?

- Sa lumière n'atteint pas encore la Terre. Il faut attendre. Et lorsque les terriens la verrons, peut-être qu'elle se sera déjà éteinte ? Qui sait...

Eve regarda Tam. Le vent jouait dans ses cheveux roux, et deux larmes coulaient sur son visage.

- Tu es triste ?

- Je crois. C'est une sensation sur laquelle je n'avais jamais mis de mot.

- J'imagine que les Daerens ne connaissaient pas la tristesse avant de venir ici.

- Oh si. Mais elle n'avait pas les mêmes causes. C'est tellement compliqué en fait.

- Et aujourd'hui, qu'est-ce qui te rend triste ?

Du revers de la main, Tam essuya ses larmes.

- Tout ce qu'a dit Oz. Oz lui-même. L'absence de Christal. C'est ça qui est perturbant ici : il y a tellement de raisons d'être triste.

- Et tellement d'être heureux. C'est toi-même qui l'a dit.

- Je sais.

Les rafales s'intensifièrent. Eve ressera l'étreinte de sa veste sur ses épaules.

- Tu n'y croyais pas ? murmura t-elle du bout des lèvres. A ce monde humain dont tu parlais ?

- Oh si j'y crois. De toute mon âme.

La jeune fille aux iris bleu acier ne dit rien quelques minutes durant. Ses yeux étaient tournés vers les étoiles, mais son regard allait beaucoup plus loin, tentant de saisir la lumière de cette étoile qui, pendant un instant, ne lui semblait plus être si loin. Et dont, d'une certaine manière, elle était elle aussi originaire.
Mais une partie d'elle était indéniablement d'ici, de cette si curieuse petite planète bleue où les non moins curieux habitants étaient capables du pire, et aussi du meilleur. Elle avait jusqu'ici rejeté l'idée d'être humaine, parce qu'elle n'avait pas su déterminer ce que ce mot voulait vraiment dire. En vérité c'était toujours le cas, mais à défaut de savoir, il lui semblait aujourd'hui comprendre que la définition exacte était bien plus complexe qu'elle ne l'aurait imaginé. Et il n'y avait aucun doute. Tam, qui venait de cette étoile qu'on ne pouvait voir et qui pourtant était là, sur Terre, juste à coté d'elle, le lui avait dit. Elle était un être humain. Ni plus ni moins.

- Et où est-il, ce monde ? demanda finalement Eve.

Tam lui sourit et, la regardant enfin dans les yeux, répondit juste :

- Quelque part, au delà de l'arc-en-ciel.

 


_________________________

fin de l'épisode 2_02
suite dans 2_03 : Ces vies fragiles
 

 

Somewhere over the rainbow
Way up high,
There's a land that I heard of
Once in a lullaby.

Somewhere over the rainbow
Skies are blue,
And the dreams that you dare to dream
Really do come true.

Dorothy, Le Magicien d'Oz