Genèse


épisode 2_01
idée et rédaction : Jade

 

         Aux yeux du monde, elle s'appellerait désormais Lucie Anderson. Mais son vrai nom était Cassandre. Le même que celui d'une jeune femme de la Grèce Antique, capable de lire dans l'avenir mais pas d'être crue de ses pairs. C'était pour cela que son prénom lui allait si bien : elle aussi en savait beaucoup, mais ne pouvait le dire à d'autres. A la différence que, contrairement à son homologue grecque, son savoir ne lui venait pas d'un dieu quel qu'il fut. Plutôt d'un ange. Un ange qui par ailleurs n'aurait rien eu à voir avec Dieu.
Ses lèvres s'étirèrent en un sourire malsain, presque carnassier - mais d'où la joie n'était pas absente- au souvenir de sa rencontre avec les Daeren, de la façon dont elle s'était jouée d'eux... Aujourd'hui l'histoire se répétait. Elle avait enfin mis la main sur la plus étrange et la plus puissante des anges jamais descendue sur Terre.
Cassandre s'avança vers l'hôte d'Angel, pour l'examiner. Elle sentait le sien se débattre, lutter de toutes ses forces, sans pouvoir prendre le dessus. Même si son passage dans le niveau six fut bref, son allié y avait parfaitement manipulé l'esprit de Lucie Anderson, faisant d'elle un parfait hôte potentiel. Et qu'elle n'avait pas été sa joie quand, en fouillant la mémoire de la jeune femme, elle avait compris qu'elle connaissait Angel, qu'elle connaissait l'identité de l'humaine investie...

- Je pensais que le sérum serait sans effet pour l'humaine, nota Katia, à sa gauche. Pourquoi a t-elle perdu connaissance ?

Ce fut seulement alors qu'elle réalisa que quelque chose ne collait pas. Une curieuse brume semblait envelopper son esprit, ou bien était-ce Jessie Wells qui dégageait cette sensation d'être dans le brouillard ? C'était loin d'être son aura que Cassandre percevait à présent. C'était...
Le voile tomba. Et elle vit.
On l'avait trompée. Son visage se crispa, et elle se tourna vers Emmerson, l'air à la fois déçue et furieuse.

- Ce n'est pas la bonne fille !

Katia retint son souffle, tentant de garder son sang-froid.

- Je ne comprends pas...

A dire vrai, Cassandre elle-même commençait à peine à entrevoir la portée du subterfuge dont elle avait été victime.

- Le salaud... siffla t-elle, comprenant qu'un seul être avait pu mettre au point un tel stratagème.

Elle n'offrit aucune réponse au regard interrogateur de sa collègue. Ni Emmerson ni Mitchell ne connaissaient l'existence du Médiateur. Seuls Denton et elle étaient au courant.
Comprenant qu'O'Connor ne lui dirait rien, Katia enchaîna :

- Quelles seront les conséquences du traitement sur cette fille ?

- Je n'en ai aucune idée. Et je m'en moque, elle ne m'intéresse pas. Il faut nous en débarrasser au plus vite avant que les autorités civiles ne remontent jusqu'à nous.

L'autre retint un soupir triste, qui ne lui échappa pas.

- La procédure habituelle ?

Cassandre ne répondit pas. Elle paraissait tout à coup être comme en état de choc.

- Est-ce que tout va bien ? fit Katia, même si ni l'inquiétude ni la compassion ne transparaissait de sa voix.

Son associée secoua la tête.

- Oui. Je viens d'avoir une autre idée.

- Et à propos de cette fille ?

- Je vais m'en occuper. Personnellement. Sortez, conclut-elle.

Et lorsque Katia eut quitté la pièce, la toute puissante Cassandre O'Connor s'écroula.

 

* * *

        Diana, David et Sebastien étaient restés figés plusieurs minutes durant, pétrifiés à la vue des iris incolores de Jessie. Leur interprétation était sans équivoque : Angel et Jess avaient disparu. Finalement, David se releva, et par une série de gestes relevant plus de l'automatisme qu'autre chose, décrocha le combiné du téléphone, et composa un numéro

- Qu'est-ce que tu fais ? fit Sebastien en posant la main sur le poignet de son ami pour l'empêcher de poursuivre.

- J'appelle une ambulance.

- On ne peut pas. Ils ne pourront rien pour elle. Et ils risquent de découvrir plus qu'il ne faudrait.

David dégagea violemment sa main.

- Quoi, on va juste regarder et attendre sans rien faire ?

- Les garçons... les interrompit Diana. Il se passe quelque chose.

Les yeux de Jess étaient progressivement envahis par des teintes grises et bleutées qui évoluaient en une sorte de danse pour finalement se mêler l'une à l'autre. Mais la couleur obtenue était très différente du bleu azur ou du gris argent qui caractérisaient les iris de la jeune fille ou d'Angel. C'était devenu un bleu acier, plus dur, plus froid que celui qu'ils connaissaient.

- Bon sang mais qu'est-ce que... commença David.

Jess cligna des yeux.

- Jess... tu nous entends ?

Plus que désorientée à en juger par son regard, la jeune fille se redressa. Diana s'assit à ses cotés sur le canapé et lui prit la main.

- Ca va ? Jess ?

Elle se tourna vers la brune et la regarda sans comprendre. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.

- Angel... murmura Sebastien. Est-ce qu'Angel...

Le nom d'Angel sembla lui faire l'effet d'une gifle. Alors que quelques larmes silencieuses se mirent à couler du bleu acier de ses yeux, elle se leva et se dirigea, chancelante, vers la sortie.

- Attends... fit David en courant vers elle.

Elle fit volte face, une expression de terreur sur le visage, et tendit la main vers lui en criant.

- Ne t'approche pas !

Le jeune homme fut comme projeté en arrière, et s'effondra sur le parquet avec un cri de douleur, se prenant la tête entre les mains. Diana et Sebastien accoururent vers lui pour l'aider à se relever. Jess - s'il s'agissait bien d'elle- se figea quelques secondes devant son ami au sol, puis tourna les talons. Les trois autres la regardèrent partir sans tenter quoi que ce soit pour la stopper. Quelques secondes plus tard, elle était déjà loin, et ils n'avaient pas pu voir la douleur intense dans ses yeux.
Au sol, David poussa un gémissement.

- Qu'est-ce qu'elle m'a fait... articula t-il péniblement.

Sebastien le fit s'asseoir, tandis que Diana allait lui chercher un verre d'eau. Il le vida d'un trait.

- Techniquement je ne sais pas, répondit le jeune asiatique. Mais je pense qu'elle a juste cherché à t'éloigner d'elle.

- Elle ne souhaitait pas vous blesser, l'assura une voix inconnue.

David faillit lâcher son verre sous le coup de la surprise. Une femme à la peau sombre et aux yeux étincelants venait de se matérialiser devant les trois jeunes gens. Son pâle mais chaleureux sourire et la douceur de son regard leur fit vite comprendre qu'il s'agissait d'une amie.

- Je m'appelle Christal. Je suis daeren. Et une amie d'Angel.

- Que lui est-il arrivé ? fit Diana.

- Je ne sais pas exactement.

- Angel a voulu... partir, lâcha la jeune fille.

- Je le sais. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Il y a eu un phénomène qui ne s'était jamais présenté jusqu'ici. Une réaction très étrange.

- Qui fait qu'à présent, Jess peut envoyer quelqu'un au tapis juste en y pensant, fit remarquer Sebastien.

L'ange se tourna vers lui et hocha la tête.

- Je crois qu'elle allie les pouvoirs des Daerens au potentiel de destruction humain. Ce qui fait d'elle un être extrêmement dangereux, du moins tant qu'elle est incapable de contrôler ses... dons.

- Qu'est-ce qui vous fait croire que c'est le cas ? demanda David.

- Elle ne vous aurait jamais fait de mal de son plein gré. Je crois que c'est la déstabilisation totale de ses émotions qui a causé cela. J'ai sentit en elle... la confusion, encore que ce ne soit pas le mot juste. Je crois qu'il n'y en a pas pour décrire ce qui se passe dans sa tête, fit-elle avec un sourire d'excuse.

- Vous dites "elle", l'interrompit Diana. Mais qui est-ce ? Jess ou Angel ?

Christal se mordit la lèvre inférieure.

- Je ne saurais le dire.

 

* * *

        Bien qu'il soit affilié à la police de New-York depuis près de trente ans, Andrew Riker n'avait vu que rarement le central en tel état d'ébullition. Plus qu'un sentiment de panique, c'était la tension qui régnait au sein du district. La colère aussi. Même si elle ne lui arrivait pas à la cheville, cette atmosphère quasi-palpable, où se mêlait rage et tristesse lui rappela celle qui avait régnée dans les bureaux pendant des mois suites aux événements survenus un an plus tôt, un onze septembre. Lorsque deux tours et cinq mille vies avaient disparu dans un nuage de poussière.
Et cette nuit, que s'était-il passé ?
Le commissaire divisionnaire Ferry lui fit signe de venir depuis le seuil de son bureau. Andy entra et referma la porte derrière lui. Le fait qu'on fut au milieu de la nuit n'avait rien à voir avec son air fatigué, lassé. Il l'avait en permanence.

- On vient de retrouver le cadavre d'Elisabeth Wyner, lâcha Ferry sans préavis.

Riker ne dit rien. Mais il aurait bien aimé avoir un siège pour s'y laisser tomber. Ce n'était pas tous les jours qu'on apprenait la mort de la plus haute fonctionnaire du NYPD. Son supérieur se retourna, tirant une longue bouffée de sa cigarette, geste vain pour se détendre.

- Assassinée ? s'enquit finalement Andy.

- C'est le plus étrange. L'autopsie n'est pas tout à fait terminée mais... Selon le légiste, il n'y a aucune cause apparente. Elle a juste cessé de vivre. C'est comme si on l'avait... débranchée. Mais le fait de l'avoir retrouvé dans l'East River prouve que ce n'est pas une mort naturelle...

L'inspecteur fronça les sourcils. Bien que conscient du nombre de corps qui flottaient entre deux eaux du canal new-yorkais, la police n'avait que peu souvent à procéder à une fouille, surtout en période pré-élections municipales comme c'était le cas en ce moment. Il aurait été malvenu pour le maire que l'on remonte à la surface les cadavres de braves concitoyens. Qui de surcroit, auraient voté pour lui, songea Andy avec ironie.

- Comment l'a t'on retrouvée ?

- Un coup de fil anonyme. Relayé par différents réseaux, intraçable. Aucune piste de ce coté là.

Ferry saisit une mince chemise de carton qu'il lança à Riker.

- Vous êtes chargé de l'affaire. Vous et quelques dizaines d'autres. Bien sûr, étant donné les liens amicaux qui unissaient Elisabeth au maire, vous allez avoir en concurrence tous les plus gros spécialistes de la ville. Mais je vous veux là-dessus Andy, il est temps que vous repreniez le terrain, de façon sérieuse.

Il désigna d'un geste las les piles de feuillets et de dossiers étalés sur son bureau.

- Vous imaginez le bordel administratif que ça déclenche une affaire pareille ? Je crois que je vais être coincé ici jusqu'à la fin de la décennie.

Riker lui fit un petit sourire compatissant et allait le remercier quand le divisionnaire leva la main pour l'arrêter.

- Dernier point : je vous ai assigné un nouveau partenaire.

Andy poussa un soupir de résignation. Il pensait qu'après l'histoire Wolfe, on l'aurait laissé tranquille.

- Ne vous inquiétez pas, je ne faisais pas allusion à Tom Wolfe. J'ai cru comprendre que travailler avec lui n'était pas des plus évident...

Ferry se remémorait l'entretien qu'il avait eu avec le jeune homme quelques semaines plus tôt. Il avait contraint Riker de bosser avec lui, mais seulement le temps qu'il boucle l'enquête. Ce qui avait été fait, sans que Wolfe y ait été pour grand chose.

- Je sais que vous préférez bosser seul depuis qu'Holly nous a quittés. Mais je n'ai pas vraiment le choix sur ce coup-là, reconnaissez-le. Votre nouveau partenaire se nomme Ethan Flynn. Il a tout d'un bleu vous verrez, mais ses supérieurs m'ont assuré qu'il savait être efficace et qu'il ne fallait pas se fier aux apparences.

- Il n'est pas de New-York ? devina Andy.

- Californie, confirma Ferry.

- Je vois d'ici le tableau...

Ce fut au tour du commissaire divisionnaire d'esquisser un sourire.

- Ce ne sera pas si terrible que vous semblez l'imaginer... au fait il vous attend dans votre bureau. Allez, fichez le camp et mettez-vous au boulot !

Andrew quitta le bureau du divisionnaire pour gagner le sien sans grand enthousiasme. En posant la main sur la poignée, il s'attendait à trouver le nommé Flynn sur son siège, habillé d'une chemise hawaïenne, les pieds posés sur le bureau et les mains croisées derrière la tête. Il ouvrit la porte. Un jeune homme d'une trentaine d'années environ, drapé dans une veste sombre assortie à sa cravate, se tenait debout devant lui, un sourire timide flottant sur les lèvres. Il tenait un gobelet en plastique dans chaque main.

- Je me suis dit que du café ne nous ferait pas de mal, lança t-il.

Il passa l'un des verres à Riker avant de lui tendre la main.

- Ethan Flynn, se présenta t-il.

Andy mit le dossier dans la main offerte.

- Affaire Elisabeth Wyner. On va commencer par un petit tour à la morgue. Rien de tel pour se mettre dans le bain. Prenez votre manteau. Les nuits sont froides ici.

Ethan avala son café d'un trait comme pour mieux se réveiller. Andy fit de même, avant de lui lancer, sans l'ombre d'un sourire :

- Bienvenue à New-York monsieur Flynn.

 

* * *

        Elle était partie le plus vite possible de l'appartement. Sans trop savoir pourquoi. A présent, elle errait dans la ville, en quête d'une révélation sur ce qu'il lui fallait faire. S'arrêter de fuir tout d'abord. Trouver un endroit où aller. Et réfléchir. Elle laissa ses pas la conduire devant une bouche de métro, dont l'ouverture béante dans le sol lui semblait être une invitation. Pour ce que lui offrait la surface... Elle s'engouffra dans les tunnels obscurs qui lui offrirait une protection contre le froid et la neige. Elle ne s'attarda pas sur le plan montrant les lignes tortueuses et leurs acheminements. Elle savait quelle direction prendre, et ce ne fut pas au hasard qu'elle partit vers East Brodway. La carte était comme imprimée dans sa tête, et il ne lui était d'aucune difficulté de la consulter.
Malgré l'heure plus que tardive, le métro grouillait de monde. Elle savait que les spécimens les plus... singuliers de la population new-yorkaise hantaient le tube de jour comme de nuit. Au moins, elle n'aurait pas de mal à se fondre dans la masse. Quelques places assises étaient encore libres, en raison des gens assis juste à coté dont l'aspect, l'odeur ou l'allure tenait éloignés les autres voyageurs. Elle s'en fichait, et s'installa sur l'un des sièges poussiéreux du wagon. A sa droite, une femme d'une cinquantaine d'années, vêtue comme les danseurs de la comédie musicale Cat's, se limait les ongles avec une minutie démesurée. Et devant, un homme un peu plus jeune la fixait avec des yeux brillants que sa casquette de base-ball sale ne cachait pas. Elle savait à quoi il pensait. Il était en train de se demander si la pseudo-catwoman était vraiment un chat. Et cette dernière songeait que ses ongles ne ressemblaient pas assez à des griffes. L'empathie. Elle s'en souvenait à présent, elle pouvait... enfin Jess pouvait tout ressentir. Elle n'avait jamais lu dans les pensées des gens pour autant, ce qu'elle était pourtant en train de faire. Elle détourna le regard, tentant de se plonger dans ses propres pensées. Ah, c'était ça le problème. Ses pensées n'étaient pas les siennes à proprement parler. Enfin si... dieu que c'était compliqué. Ses souvenirs ne lui appartenaient pas. Ils étaient ceux de Jess, d'Angel aussi. Le fait d'avoir si aisément accès aux deux l'empêchait de savoir laquelle elle était. Et elle avait le sentiment grandissant qu'en fait, elle n'était ni l'une ni l'autre.
Une sorte de signal d'alarme silencieux se fit connaître à son esprit. L'homme en face d'elle se demandait maintenant si la femme chat réagirait s'il se mettait à l'agresser elle, la jeune fille sans nom, s'il lui volait sa chemise et l'argent ou autres objets de valeurs qu'elle pouvait bien posséder. Il jugea que non, tant elle était occupée à transformer ses longs ongles en armes tranchantes. Il bondit. Sa proie tendit la main en sa direction, comme elle l'avait pour David, que ses souvenirs identifiaient pourtant comme un ami. Son agresseur fut brusquement plaqué contre son siège, les bras le long du corps. Et resta immobile. Il ne s'était pas affaissé, non, il était plutôt comme figé, transformé en statue, art ou plaisanterie de mauvais goût. Il continuait néanmoins de la regarder, et la fureur se mêlait à la terreur dans son regard brillant. Elle avait juste voulu qu'il ne bouge plus, et c'était exactement ce qui venait de lui arriver. De la même façon qu'elle avait voulu que David s'éloigne, et que cela c'était produit. Elle fixa ses mains pendant une longue minute, effrayée et fascinée tout à la fois.
La rame s'arrêta, et une autre cohorte de passagers envahit le wagon. L'un d'eux s'assit à coté de l'homme statufié, le regardant sans comprendre.

- C'est elle qui a fait ça, lâcha la femme déguisée en chat sans détacher un instant son regard de sa lime.

Elle désigna la jeune fille de sa main manucurée, puis reprit où elle en était. Le nouveau venu la détailla, et recula, effrayé. Il prenait le métro tous les jours. Plus rien ne l'étonnait, mais ça ne l'empêchait pas d'avoir peur. Elle le sentait. Elle commençait d'ailleurs à ressentir les états d'âmes de toute la rame. Et beaucoup avaient vu son geste pour figer le type à la casquette. Elle avait fait une erreur en venant là. A l'arrêt suivant, elle descendit, désireuse de quitter au plus vite la foule, le contact humain quel qu'il fut.
Plus tard dans la nuit, les témoins de la scène devraient l'oublier, parce qu'une autre fille, un peu plus âgée, se jetterait sur la voie, les empêchant ainsi de rentrer chez eux en tant et en heure.

 

* * *

        Luttant contre la douleur qui l'assaillait chaque fois qu'elle était en contact avec le monde humain, Christal tentait de localiser Angel. Tout était terriblement confus. Un moment, elle avait crut que son amie était morte. Puis elle avait de nouveau sentit sa présence... de façon différente, comme déphasée, avant de perdre sa trace. L'aura d'Angel avait été happée parmi des milliers d'autres, rendant presque impossible la tâche de la retrouver.
Elle avait alors quitté la surface pour le niveau sept. Paradoxalement, peut-être lui serait-il plus facile de détecter la présence d'Angel dans ce chaos perpétuel. Mais elle devait prendre garde à ne pas y demeurer trop longtemps, au risque d'être affectée de façon permanente par le tourment que lui infligeait l'inconscient terrien.

- Vous perdez votre temps.

Concentrée sur ses recherches, elle n'avait pas sentit approcher le Médiateur. Elle se retourna pour lui faire face.

- Angel n'est plus, lâcha t-il telle une sentence de mort, et avec une parfaite impassibilité.

Ainsi, s'il avait capté sa "mort", il n'avait pas eu conscience du second signal, qui avait indiqué à Christal la présence de la jeune daeren. Elle se garda bien de lui donner l'information manquante. Ce n'était pas le moment de jouer cartes sur table.

- Je pensais que cela vous toucherait.

Elle était sincèrement étonnée de l'indifférence qu'il montrait, sachant ce qu'Angel pouvait représenter pour lui. Une fois de plus, elle se demanda s'il était capable d'émotions quelles qu'elles soient.

- Vous ne savez rien de ce que je ressens... ou ne ressens pas, lui rappela le singulier personnage.

- C'est vrai, reconnut-elle.

Il fit se matérialiser deux sièges d'aspect métallique sur lesquels l'ange et lui prirent place. Une formalité, une petite politesse qui pouvait semblé décalée mais ne l'était pas à leurs yeux.

- J'ai d'autres renseignements pour vous. Au vu des événements actuels, il ne m'a pas semblé déplacé de vous mettre au courant.

- Au courant de quoi exactement ? s'enquit Christal, redoutant la réponse.

- Lauren Adams est aux mains du Dome.

Elle n'ignorait en rien qui était Lauren, ni de quel ordre étaient les agissements du Dome. Elle se raidit.

- Comment est-ce possible ?

- J'ai fait en sorte qu'elle soit prise à la place d'Angel. Nous savons tous les deux que si les choses en étaient arrivées là, tout se serait terminé.

La Daeren hocha la tête, forcée d'admettre qu'il avait raison.

- Mais vous n'étiez pas obligé d'en arrivez à de telles extrémités...

- Il fallait que je respecte l'équilibre, vous le savez bien.

- Que comptez vous faire ?

- Rien pour le moment. Tant qu'aucune des forces en présence ne se manifeste... je n'ai pas à rééquilibrer.

Si elle avait été humaine, Christal aurait probablement poussé un long soupir.

- Vous avez autre chose à me dire, n'est-ce pas ?

- Cassandre O'Connor.

L'ange resta silencieuse, attendant qu'il continue. Cassandre avait toujours été une priorité aux yeux des Daerens. Mais depuis son dernier changement d'hôte, il y avait de cela bien longtemps, elle avait cessé de cotoyer physiquement les autres membres du Dome, et ils l'avaient perdue de vue, ignorant qu'elle était son identité civile.

- Elle a trouvé un nouvel hôte en la personne de Lucie Anderson.

- C'est impossible... murmura Christal.

- Vous comprenez à présent pourquoi je peux me permettre de vous donner ce petit coup de main. Votre situation est des plus critiques. D'autant plus que l'instigateur est dans vos rangs.

Et laissant son interlocutrice sous le coup de cette dernière révélation, il s'évapora.
Dans leurs rangs ? Mais il y avait tant de gens au courant de l'existence d'Angel depuis qu'elle était passée dans le corps de Jessie Wells... comment savoir lequel d'entre eux avait pu la trahir ?
Il fallait parer au plus urgent. Elle ne pouvait rien pour Lucie, n'ayant pas les moyens de lutter contre Cassandre. Mais elle devait prévenir les autres. Parce que si elle ne se trompait pas, le nouvel hôte de leur ennemie était la première personne qu'Angel allait tenter de rejoindre.

 

* * *

     - Ca ne répond toujours pas !     

Diana laissa le téléphone retomber sur le combiné avec frustration. Elle tentait d'appeler Lauren, sans résultats. Elle avait aussi téléphoné au domicile des Adams, et inventé un mensonge quelconque en comprenant que son père et sa belle-mère ignoraient où était la jeune fille.

- Je commence à m'inquiéter, fit-elle.

- On devrait partir à la recherche de Jess, rétorqua David. Peut-être même que Lauren est avec elle.

Sebastien secoua la tête.

- Tu ne crois pas qu'elle nous aurait contactés ? Et puis Jess nous a clairement fait comprendre qu'on devait se tenir à l'écart.

De petits coups brefs se firent entendre de l'entrée. Diana alla ouvrir.

- J'ai pensé qu'entrer de cette façon serait moins déroutante, expliqua Christal en franchissant le seuil.

- Vous l'avez retrouvée ? s'enquit immédiatement le jeune homme à la peau noire, sans se demander une seconde comment un être immatériel avait pu frapper à la porte.

- Pas encore. Mais j'ai de nouvelles choses à vous apprendre.

Elle les regarda un à un avant de dire :

- Vous devriez vous asseoir.

Lorsque ce fut fait, elle continua :

- Votre amie Lauren a été enlevée par Ceux Qui Savent.

- Pourquoi faire une chose pareille ? lâcha Diana d'une voix atone, incapable d'assimiler vraiment l'information.

- Ils pensaient qu'elle était l'hôte d'Angel. A l'heure qu'il est, peut-être ignorent-ils toujours que ce n'est pas le cas.

- Qu'est-ce qu'ils vont lui faire ? demanda la jeune fille, les larmes aux yeux.

- Rien, nous la retrouverons à temps, répondit Christal avec le ton qui signifiait que c'était une promesse. Mais il y a autre chose... vous ne devez plus vous approcher de Lucie Anderson.

Ce fut au tour de David de sortir de ses gonds.

- C'est quoi cette histoire ?

- Elle n'est plus Lucie. Pendant qu'elle était dans le coma, quelqu'un en a profité pour manipuler son esprit. A présent, elle est de ceux qui savent.

- Désolé, je n'y crois pas.

- C'est pourtant la vérité. Ecoutez, Angel pourrait sans doute aider Lucie... mais en attendant, vous ne devez pas entrer en contact avec elle. L'être qui a pris possession d'elle est une personne des plus dangereuses.

Diana se massa les tempes en un geste nerveux. Demeurée trop longtemps proche d'eux, Christal sentit les premiers symptômes l'assaillir.

- Je ne peux pas rester... mais je vais revenir, promit-elle, avant de s'effacer, le visage contracté par ce que les autres devinèrent être la douleur.

La jeune brune se leva et prit ses clefs.

- Qu'est-ce que tu fais ? l'apostropha Sebastien.

- Je vais voir Riker. Il faut prévenir la police, retrouver Lauren...

- Riker ne pourra rien faire...

- Merde ! Tu sais quelle est la dernière chose qu'on a faite toutes les deux avant que ça n'arrive ? On s'est engueulées !

De rage et de tristesse, elle jeta sur le sol le premier objet qui lui tomba sous la main, qui se trouva être le téléphone.

- Je ne peux pas croire que je l'ai quittée sur une dispute...

- Hey...

Sebastien l'attira à lui et la serra dans ses bras, murmurant des paroles réconfortantes.

- On va la retrouver, ne t'inquiète pas. Et on va prévenir Riker, c'est d'accord. Mais en attendant, il faut que nous partions tous d'ici.

- Pourquoi ? demanda David.

- Parce que... Lucie pourrait revenir.

 

* * *

        La salle d'autopsie était plus froide encore que l'accueil d'Andrew Riker. Ethan se drapa un peu plus dans son manteau. Le médecin légiste, une femme aux longs cheveux bruns relevés en un élégant chignon, au visage nullement marqué par la fatigue malgré l'heure tardive, et que le jeune lieutenant trouvait des plus séduisantes, tira vers l'extérieur l'un des casiers. Le corps sans vie d'Elisabeth Wyner s'offrit à leurs yeux dans un raclement métallique.
Ethan bloqua sa respiration. L'état du cadavre était très troublant. Il avait vu bien des corps mutilés, par le temps ou par... autre chose. Celui-ci était intact, l'eau avait à peine eu le temps de l'abîmer, et l'expression du visage de la morte était étrangement paisible. Elle donnait si bien l'impression de n'être qu'endormie qu'Ethan s'attendait à chaque instant la voir ouvrir les yeux et se lever.

- La mort remonte à hier soir, entre sept et onze heures, commença la légiste, Gillian Harring à en croire le badge cousu sur sa blouse. Il n'y a pas d'eau dans ses poumons, ce qui prouve qu'elle ne s'est pas noyée. Elle était morte avant qu'on ne la jette dans l'eau.

- Et vous ne savez pas de quelle façon ? fit Riker.

- Je vous dirai bien d'aucune façon... J'ai une théorie, mais elle va vous sembler complètement folle.

Ethan haussa les épaules.

- Dîtes toujours.

- Je crois que son cerveau s'est éteint, provoquant l'arrêt des fonctions vitales.

- Eteint ? répéta Andy devant la singularité du terme choisi.

- C'est ça, confirma Harring. Comme si on avait tout simplement fait cesser toute activité électrique, et donc nerveuse. Mais ça reste purement spéculatif.

Elle désigna de l'index une mince ligne qui courait le long de la boîte crânienne d'Elisabeth.

- J'ai noté plusieurs anomalies sur certaines zones du cortex cérébral... mais rien qui pourrait expliquer sa mort pour autant.

- Quel genre d'anomalies ?

- Des traces de simulations intenses des zones habituellement "peu actives" - bien sûr tout est relatif. Et des connexions très particulières. Des quantités de myéline étonnantes aussi, autour de certaines fibres nerveuses.

Riker cilla mais aucun des deux autres ne le vit. Se pouvait-il qu'il existe un lien entre ces anomalies cérébrales et les daerens ? Aussi ridicule que soit cette éventualité, il ne pouvait s'empêcher d'y songer. Dans tous les cas, il ne serait pas superflu de contacter Angel. Ses connaissances du cerveau humain seraient une aide particulièrement appréciable.

- Autre chose ? demanda t-il finalement.

- Pas pour l'instant. Mais je vais procéder à d'autres examens. On ne meurt pas sans motif, et je compte bien découvrir ce qui a tué Elisabeth.

Seul Andrew entendit le tremblement à peine perceptible dans la voix de Gillian Harring. Mais en l'entendant désigner le corps par son prénom, les deux flics avaient compris qu'Elisabeth Wyner devait être pour elle plus qu'un cadavre porteur d'un mystère. Ethan baissa les yeux au moment où ils rencontraient ceux, très légèrement brillants, de la légiste.

- O.K., répondit simplement Riker. Vous pourrez me faire parvenir votre rapport complet ?

Harring acquiesça et l'inspecteur se tourna vers son coéquipier, lui indiquant d'un signe de tête qu'ils partaient.

- Où va t-on maintenant ? s'enquit Flynn alors qu'ils montaient en voiture.

Riker fit démarrer le véhicule avec brutalité, le bruit des pneus sur l'alsphate emplissant le vide laissé par son silence.

 

*  * *

        Il n'existait rien de comparable au chaos qui régnait en elle. Des milliers d'images qui pour certaines n'étaient pas issues de sa propre mémoire se chevauchaient, tournoyaient dans son esprit. Et il en était de même pour les sons, les odeurs, les sensations. Un tourbillon de souvenirs du passé et de visions d'un hypothétique avenir, semblant tous plus réels les uns que les autres. Au centre de ce douloureux et perpétuel désordre, Lucie tentait de rassembler chaque élément associatif à ce qu'elle était. Les parts d'elle-même. Elle se débattait, tentant de se libérer de ses liens mentaux. Cassandre, elle, menait une action inverse pour mieux anhiler la personalité propre de son hôte, et n'en conserver que les capacités et souvenirs. Elle envahissait la jeune femme de manière insidieuse, comme si son esprit à elle eut été fait de tentacules qui fouillaient et abimaient tout ce qu'ils touchaient.
Si celui de Lucie avait moins d'expérience dans ce combat mental, il n'en posssédait pas pour autant une certaine force. Elle ne cessa pas la lutte, se servit de ses émotions comme d'armes. Il fallait qu'elle s'accroche à quelque chose, une partie de sa mémoire bien précise qui l'aiderait à savoir qui elle était. Deux visages se surimposèrent devant ses yeux : celui de Jess, et celui de Lisa. Puis la douleur cessa. Il semblait qu'elle avait gagné.
Elle se releva péniblement. La tête lui tournait, et elle retenait avec difficulté une forte envie de vomir. Il n'y avait plus personne dans la pièce que Lauren, toujours inconsciente. Et Cassandre...
Lucie inspira à fond, tentant de mettre de l'ordre dans ses pensées. Il y avait quelques heures, en rentrant chez elle, elle se souvenait s'être évanouie. Et lorsque qu'elle s'était réveillée... Le cauchemar avait repris. Elle était à nouveau prisonnière de son propre corps. A la différence qu'elle ne gisait plus immobile sur un lit d'hôpital, non, c'était bien pire. Elle était sous le contrôle d'une autre. Elle l'avait immédiatement compris. La conscience, la mémoire, l'esprit tout entier d'une femme nommée Cassandre s'était imposé au sien. Et elle n'avait jamais rien ressentit d'aussi horrible.
Même si elle ne contrôlait ni ses gestes ni ses paroles, sa vision, son ouïe, la totalité de ses sens demeuraient intacts. Ainsi, elle s'était vue pénétrer la cellule, une seringue à la main, et injecter elle ne savait quel poison à Jessie. Elle aurait voulu hurler, ou mourir. Jess s'était écroulée. Et alors qu'elle sentait Cassandre jouir de l'instant, elle avait vu qu'il s'agissait en fait de Lauren. Quelques instants plus tard, l'être qui la parasitait l'avait compris à son tour.
Lucie avait profité de la confusion et surtout de la fureur intense qui envahissait l'esprit de Cassandre O'Connor pour tenter de le maîtriser. L'envahisseur n'avait rien vu venir de son attaque surprise. A présent, elle avait le contrôle, et un accès plus ou moins restreint à la mémoire de cette femme. Mais déjà elle sentait que l'autre multipliait les assauts pour reprendre sa place, et à chaque seconde, il devenait plus difficile à Lucie de rester elle-même. Il fallait qu'elle tienne bon, au moins le temps de sortir Lauren de là.
Sur le sol, la jeune fille commençait à s'agiter. Lucie posa une main sur son épaule et la retourna doucement.

- Lauren... tu m'entends ?

La prisonnière émit une faible plainte, et ouvrit les yeux.

- Tu vas bien ?

Il lui fallut quelques instants pour que sa vision devienne suffisamment nette.

- Lucie ? s'étonna Lauren.

Puis les événements lui revinrent, et elle recula, effrayée. Elle ne devait pas oublier qu'elle avait affaire à Cassandre O'Connor.

- Hé, c'est moi ! Je ne sais pas pour combien de temps... mais c'est moi, l'assura Lucie.

Elle lui tendit la main pour l'aider à se relever.

- Ca va ? répéta t-elle.

- Non ! Le Médiateur... il m'a dit que Jess...

Lucie posa un index sur ses lèvres.

- Tout ce que tu me dis, tu le diras aussi à Cassandre. Il ne faut rien me dire.

Lauren fit quelques pas en arrière, perplexe.

- Mais là c'est à toi que je parle. Tu l'as vaincue, non ?

- J'ai repris le dessus. Mais elle va revenir, je le sens.

Elle se prit le visage entre les mains et mêla rage et désespoir en un profond soupir.

- Tu as peur ? lui demanda son amie.

- Je suis terrifiée.

Lauren lui dégagea une mèche de cheveux tombée devant son visage.

- Nous allons t'aider.

- Non ! Vous ne pouvez pas m'aider. Vous devez vous tenir éloignés de moi. Il faut que tu quittes cet endroit et que tu préviennes les autres.

- Lucie...

- Je reviendrai. Je ferai tout pour. Mais il me faudra du temps.

Elle réalisa la présence d'une arme à feu dans la poche de sa veste. Elle savait pour l'avoir lu dans l'esprit d'O'Connor qu'il appartenait à Elisabeth Wyner, la femme qui avait servi d'hôte à Cassandre avant elle. Lucie le prit et le tendit à Lauren.

- Je vais te faire sortir d'ici. Mais si à un quelconque moment, tu as le moindre doute quant à mon identité... n'hésite pas à t'en servir.

- Je ne pourrai pas...

- Prends-le Lauren, je t'en prie.

La jeune fille fit ce que son amie lui demandait, mais alors que cette dernière ouvrait la porte de la cellule et s'assurait qu'il n'y avait personne le long du couloir, elle retira le chargeur et le dissimula dans l'une des larges poches de son manteau.

- C'est bon, on y va, fit Lucie.

Lauren lui emboîta le pas. Grâce aux données prélevées dans l'esprit de Cassandre, Lucie avait en mémoire toute la structure du bâtiment, et savait parfaitement où aller. Elles étaient dans un niveau souterrain, le dernier en vérité, enfoui sous plusieurs mètres de béton. Si quitter la cellule en elle-même avait été aisé, sortir du labyrinthe de couloirs où systèmes de sécurité et gardiens abondaient s'avérait demander un peu plus de subtilité.

- Il y a trop de types en patrouilles, gémit Lauren. On y arrivera jamais.

- Hey ! Ton formidable optimisme, c'est tout ce qu'il nous reste ! Alors tu le gardes !

La jeune fille sourit, et Lucie fit enfin de même.

- Ravie d'avoir pu t'arracher un sourire. Nous allons nous en sortir Lauren, ajouta t-elle, ayant retrouvé son sérieux.

- Je n'ai qu'une question : comment ?

- En créant une diversion, suggéra Lucie après quelques secondes de reflexions. Tu vas m'attendre ici, pendant que je vais me rendre au niveau supérieur, et lancer une fausse alerte.

Elle ouvrit la première porte qui se présentait, découvrant les restes d'une salle de travail visiblement abandonnée depuis un bout de temps.

- C'est parfait. Ne bouge pas d'ici, je reviens le plus vite possible.

Elle tourna les talons, mais Lauren la retint de la voix :

- Attends ! Comment je saurais si j'ai affaire à toi ou...

- Je ne sais pas. Il faudra juste que tu me fasses confiance... ou plutôt que tu fasses confiance à ton intuition.

- Qui te dit que j'ai une quelconque intuition ?

- Quoi, tu n'as jamais entendu parler de l'intuition féminine ?

Lauren apprécia la plaisanterie, non sans voir pour autant la gravité dans les yeux de Lucie. Elle hocha la tête d'un air entendu, et la jeune femme repartit.
Environ un quart d'heure plus tard, Lauren pouvait entendre la même phrase résonner en boucle dans le couloir :

- Le personnel de sécurité doit se rendre immédiatement au niveau - 7. Ceci n'est pas un exercice. Le personel de sécurité...

Un sourire amer aux lèvres, Lucie regardait par la vitre les gardiens gagner les ascenseurs. A présent, elle n'avait que quelques minutes pour rejoindre Lauren et quitter toutes les deux le complexe. La jeune fille était toujours dans le bureau vide, à moitié assoupie sur une chaise.

- Lauren ? On y va.

Dans l'ascenseur qui les ramenait vers la surface, elles n'échangèrent pas un mot, mais se sourirent pour se redonner courage. Sur l'écran au-dessus des deux portes, des chiffres défilaient en se rapprochant du zéro... A moins deux, la cabine stoppa brusquement son ascension. Les portes s'ouvrirent sur Katia Emmerson.

- Justement je vous cherchais.

Si sa phrase laissait planer un doute, il n'en était rien de son regard. Et dans ses yeux, les deux jeunes femmes virent qu'elle avait compris.

 

* * *

        Après l'incident du métro, elle avait poursuivit son chemin à pied en évitant du mieux qu'elle pouvait de croiser d'autres personnes. Les taches lumineuses qu'offraient les réverbères étaient trop faibles pour trouer l'obscurité, en qui elle voyait un refuge. Il n'y avait pas un souffle de vent. Les rues étaient silencieuses, si l'on ommettait les cris, les crissements de pneus et milliers d'autres bruits qui valaient à New-York l'appellation de "ville qui ne dort jamais". Les chutes de neige avaient cessé, mais elle n'y faisait pas attention. Elle se contentait d'avancer, les yeux à demi-clos, les bras serrés autour d'elle. Jusqu'à ce qu'elle traverse quelque chose. Quelqu'un en fait. Quelqu'un dont l'empathie lui permit de capter les mille et une douleurs. Elle poussa un cri.

- Angel, c'est moi ! fit Christal, essayant tant bien que mal de l'apaiser.

La jeune fille se prit la tête entre les mains.

- Je ne suis pas Angel !

- Calme-toi...

Elle ressentait elle aussi le désarroi et la souffrance de la jeune fille. Réalisant qu'elle en était en partie la cause, la Daeren ferma son esprit à tout accès. Son amie cessa alors de s'agiter, et elle l'emmena dans un des niveaux de l'inconscience, juste pour pouvoir la prendre dans ses bras.

- J'ai eu peur de ne jamais te revoir.

L'autre se dégagea et plongea ses yeux bleu acier dans ceux de la Daeren.

- Je ne suis pas Angel, répéta t-elle plus posément.

Mais il y avait toujours des inflexions de peur dans sa voix.

- Et tu n'es pas Jessie, devina Christal.

- En fait je n'en sais rien. Je me souviens... je me souviens de tout, mais ce n'est pas moi... Christal, je suis complètement perdue. Aide-moi.

- Je ferai de mon mieux.

L'ange chancela, et son interlocutrice comprit ce qui se passait. Les capacités d'empathie de Christal étaient telles que le simple fait d'être reliée d'une façon ou d'une autre aux humains lui était douloureux. Le fait de ne pas avoir d'hôte l'empêchait de contrôler ces capacités.

- Pour l'instant tu ne peux pas m'aider... Pars avant d'être sérieusement blessée. Il ne te reste plus beaucoup de temps.

- Angel... fit Christal avant de se mordre la lèvre inférieure comme pour empêcher un autre mot déplacé de les franchir.

- Je sais ce que je dois faire. Il faut que je trouve Lucie Anderson. Je... me souviens en quelque sorte, que je peux lui faire confiance. Comme à toi.

Christal la retint par le bras.

- Ecoute-moi très attentivement. Ne cherche pas à rejoindre Lucie. Le Médiateur m'a dit que nous avions été trahis et...

Elle vit une ombre de peur passer dans le regard de son amie alors qu'elle mentionnait le Médiateur.

- Elle... elle n'est plus elle-même, poursuivit-elle. Tu te rappelles notre dernière conversation ? De ma dernière conversation avec Angel, corrigea t-elle.

- Tu m'avais... tu lui avais dit qu'elle avait pu changer.

- Et c'est le cas. Maintenant Lucie est l'hôte de Cassandre O'Connor. Elle est...

- Elle est de Ceux Qui Savent, c'est ça ?

- Je suis désolée.

La jeune fille se laissa glisser le long d'un mur inexistant.

- Non...

Ne souhaitant pas la laisser seule et dans un tel état, Christal s'agenouilla à ses cotés. Mais elle sentait la daeren à la peau sombre faiblir de seconde en seconde, et releva la tête, tentant de faire face.

- Ça va aller... je sais où aller. Je me débrouillerai, vas-t'en, où il sera trop tard.

Christal capitula d'un hochement de tête.

- Je vais revenir. Trouver un hôte et revenir de façon définitive. Je ne te laisserai pas seule.

Après une dernière étreinte, elle disparut dans les bras de la jeune fille. Celle-ci se retrouva immédiatement à la surface. Elle resta quelques secondes immobile, tandis que la neige se remettait à tomber. Puis elle se releva, et se remit en route.

 

* * *

        La visibilité à l'intérieur du bar donnait à Ethan l'impression de s'être perdu en plein brouillard londonien. A cela il fallait ajouter l'odeur des cigarettes, d'où venait toute cette fumée. Il se retint de tousser, pour ne pas laisser entrevoir à Riker un quelconque signe de faiblesse. De toute évidence, l'inspecteur ne l'aimait pas, ou bien il le testait. Si cette dernière éventualité s'avérait être la bonne, il n'avait sans doute pas droit à l'erreur.
Après leur passage à la morgue, les deux policiers s'étaient rendus à l'East River, à l'endroit précis où l'on avait repêché le corps. Sans le fameux coup de fil, il était probable que personne ne l'eut jamais découvert tant le lieu était difficile d'accès. Mais ça ne voulait pas dire qu'il n'y avait pas eu de témoin.
Andy avança vers le comptoir, le bleu sur les talons. A une époque, après le départ d'Eddy et avant celui de sa femme, il venait régulièrement dans ce genre de bars miteux ouverts toute la nuit, enfumés et parfois crasseux -hors de question de fréquenter les bars à flic- pour y descendre quelques verres d'alcool plus ou moins frelaté. Depuis son divorce, il n'y venait que pour glaner des informations. Le genre de clientèle qui y traînait était une véritable mine de renseignements. Mais pour faire parler quiconque, il fallait obtenir sa confiance. Se félicitant d'être en civil, et de surcroît plutôt mal fagoté, il se tourna vers Flynn :

- Enlève ta cravate.

Le jeune homme s'exécuta sans poser de questions. Riker lui passa rapidement la main dans les cheveux pour les décoiffer, un geste qu'un père aurait eu envers son petit garçon, et regarda ce que ça donnait. Bien, à présent, l'apparence de Flynn ne criait pas : je suis un flic. Les flaques de lumière pâle tombant des néons recouverts de poussière aidaient à leur camouflage. Ils prirent deux tabourets devant le bar et commandèrent deux whisky, que ni l'un ni l'autre ne boiraient mais qui donneraient le change. Il n'y avait que des flics en service pour boire du soda dans un pareil endroit.
Au départ intrigué, Ethan comprit rapidement la manœuvre de son supérieur. Ils étaient dans le bar le plus proche du lieu du crime, et si quelqu'un cette nuit avait vu quelque chose, il y avait de grandes chances de trouver ce quelqu'un ici. En bon élève, il n'aurait aucun mal à retenir la leçon. Il tenta de prendre un air plus détaché, faisant tournoyer le liquide ambré au fond de son verre, comme il avait si souvent vu faire dans d'innombrables films. A sa gauche, Riker avait déjà alpagué un homme qui selon toute vraisemblance, était un clochard venu comme tant d'autres engloutir ses dernières "économies" dans un verre, ne serait-ce que pour oublier qu'il était à sec. Son mauvais jeu de mot le fit presque sourire. Il se rapprocha des deux hommes et écouta la conversation.

- C'est là que j'passe les nuits c'est vrai, marmonnait le poivrot. Mais des trucs qu'on jette dans l'eau... y'en a beaucoup vous savez. Tous les soirs.

- Je m'intéresse juste à ce soir, fit Riker. Il y a à peine quelques heures.

- Y'a eu pas mal de passage... mais pas beaucoup de voitures qui se sont arrêtées.

Il s'interrompit pour finir son verre.

- De toute façon c'est rien de bien passionnant...

L'inspecteur posa un billet sur le comptoir et fit signe au barman de remplir à nouveau le verre de son interlocuteur. Ethan se demanda si l'on pouvait inscrire ce genre de dépenses comme des notes de frais.

- Je me souviens peut-être d'un truc... une camionnette. Y'avait une camionnette que j'avais jamais vue avant. Dieu sait pourtant si j'observe ! J'ai que ça à faire...

- Une camionnette de quel genre ?

- Blindée. C'est pour ça que ça m'a étonné. Qu'est-ce qu'une bagnole pareille viendrait faire dans ce trou ?

- Il y avait une inscription quelconque ? le coupa Riker, peu désireux d'entendre les digressions du clochard.

- Y faisait noir. J'ai pas tout vu. Juste... un D. Et un W peut-être.

Ethan leva les yeux au ciel. Peut-être. Ils ne tireraient rien de plus de cet homme. Riker devait être de son avis car il se leva. Tous deux quittèrent le bar.

- Bon, on a un semblant de piste. Tu vas creuser de ce coté là.

- Quoi ? Mais on n'a que le témoignage d'un alcoolique même pas sûr de ce qu'il a vu. Cette camionnette n'a peut-être rien à voir...

- Et peut-être qu'elle a tout à voir. Alors tu vas me faire un listing des sociétés ou particuliers dont les noms incluent D et W, et qui possèdent un fourgon blindé.

Le jeune homme ne répondit rien. Inutile de lutter. Il avait l'impression d'avoir mis Riker en colère tout d'un coup ou pire, de l'avoir... blessé. Et maintenant, l'inspecteur voulait se débarrasser de lui pour le reste de la nuit. Bon. Il fallait jouer le jeu. C'était encore la meilleure chose à faire.
Andy déposa Flynn au central puis partit en direction de l'Overlook, où il trouverait Ed. Il devait le mettre sur le coup, c'était de loin le meilleur informateur qu'il ait jamais eu. Et puis ça lui donnerait une bonne occasion de voir Tania.
Il poussa un long soupir. La nuit, pourtant déjà entamée, s'annonçait longue.

 

* * *

        - Vous n'êtes pas Cassandre, énonça Katia. Vous êtes Anderson.

Aucune autre option ne s'offrant à elle, Lucie reprit son arme des mains de Lauren et la dirigea vers l'autre femme.

- Ne tirez pas. Je voudrais vous aider.

Revolver au poing, se concentrant du mieux qu'elle pouvait pour que ses mains ne tremblent pas, la jeune femme haussa un sourcil interrogateur

- Pourquoi devrais-je vous croire ? demanda t-elle sans baisser le revolver.

Lauren assistait au duel, angoissée. Cependant l'idée que le chargeur était toujours dans sa poche la rassurait. Elle ne voulait pas voir Lucie tuer quelqu'un.
Le quelqu'un en question continua :

- D'abord parce que je crois que vous ne voulez pas me tuer. Pas vraiment. Ensuite... et bien parce que vous n'avez pas tellement le choix.

- Je ferai celui de vous abattre sans hésiter si vous approchez. C'est une promesse.

- Ce serait une erreur, répondit simplement Katia. Et puis pourquoi aurais-je dévoilé ainsi mon jeu alors que j'aurais pu vous faire maîtriser en quelques secondes ?

Lucie ne put prendre le temps de réfléchir à la question. Elle sentait Cassandre revenir à la charge. Une violente douleur lui transperça le crâne, mais elle serra les dents pour ne pas le montrer. Il fallait qu'elle fasse sortir Lauren. Si elle perdait le contrôle de son être, la jeune fille se retrouverait coincée entre O'Connor et Emmerson. Elle fit signe à Katia de se retourner et lui plaça le canon de l'arme entre les cotes, avant de poser sa veste sur son bras pour dissimuler le revolver.

- Nous remontons. Si vous poussez un cri ou faites le moindre geste suspect, je tire.

Katia hocha la tête, et Lucie fit redémarrer l'ascenseur. La cabine poursuivit son chemin jusqu'à ce que l'écran digital affiche zéro. Les deux battants s'ouvrirent en silence. Seules quelques portes les séparaient de la sortie. Lucie n'eut qu'à glisser la carte magnétique de son otage pour ouvrir les premières. En revanche la suivante ne s'ouvrait qu'à l'aide d'un code. De nouveau, elle essaya d'extraire l'information de l'esprit d'O'Connor. Mais celle-ci, de nouveau en position de force, parvenait à lui bloquer l'accès à ses connaissances. Il ne s'écoulerait que peu de temps avant que Lucie ne perde sa place au profit de Cassandre.

- Ouvrez là, ordonna t-elle à Emmerson.

Cette dernière s'exécuta avec un calme surprenant pour quelqu'un en sa position. Elle ne semblait pas craindre une seconde que Lucie ne presse la détente. Environ cinq minutes plus tard, Lauren était dehors. La partie émergée de l'installation étant un bâtiment public, aucune mesure particulière ne pouvait être prise par le Dome pour empêcher la jeune fille de partir.

- Maintenant cours, fit Lucie. Et préviens les autres.

- Tu ne viens pas avec moi ?

La jeune femme secoua la tête.

- Je ne peux pas. Elle va revenir, je le sais. Pars, je t'en prie.

Lauren lança un regard empli de compassion à Lucie avant de s'éloigner aussi vite qu'elle le pouvait. Son amie la regarda partir, et lorsqu'elle disparut, la douleur revint à la charge. Elle tituba. Katia fit alors un geste vers elle. Lucie se ressaisit, la tenant de nouveau en joue.

- Pas de ça, la prévint-elle.

- Je peux vous aider à combattre Cassandre. Pas de façon définitive, mais suffisamment longtemps pour nous permettre d'agir.

- Expliquez-vous.

- A nous deux nous pouvons détruire cet endroit. Et tout le reste de l'organisation s'effondrerait.

Elle éclata d'un rire très amer, et Lucie crut une seconde qu'elle allait se mettre à pleurer. Katia essuya de la main les quelques larmes qui perlaient de ses yeux et reprit :

- Le Dome... ils se croient tous très puissants, persuadés d'avoir le pouvoir sous prétexte qu'ils sont Ceux Qui Savent. Mais en vérité... le Dome n'a rien d'un hydre vous savez. Si vous et moi coupons la tête, aucune autre ne repoussera.

- Comment faire ?

- Toutes les données relatives aux anges, les résultats d'années de recherche, tout est stocké ici. Le complexe souterrain est muni d'un système d'auto-destruction. Mais pour l'activer il faut les codes des quatre associés. Vous pouvez trouver celui de Cassandre.

- Avec le vôtre cela n'en fera que deux, nota Lucie.

- J'ai celui de Denton. Lors de ses "voyages" dans le niveau sept, sa mémoire était sous mon contrôle, accessible dans les moindres domaines... quant à celui Mitchell, croyez-moi, il n'a guère été difficile à obtenir.

Lucie restait réticente, pas tant par manque de confiance envers Katia que bloquée par les conséquences futures d'un tel acte.

- Vous me demandez de faire sauter ce batiment... et de supprimer tous ceux qui y travaillent ?

- Le sous-sol est aussi étanche qu'un abri anti-atomique. Seules les installations relatives à notre... travail en elles-mêmes seront détruites. La couverture qu'est le Dome restera intacte. Les gens d'au-dessus ne seront même pas conscients de la disparition de ce qu'il y a sous leurs pieds.

- Mais nous tuerions Ceux qui savent.

- Vous croyez qu'ils hésiteraient à vous tuer, eux ?

- Ça ne change rien à...

- Si vous ne supprimez pas le Dome, le Dome vous supprimera. Combien de temps croyez-vous qu'il nous faille pour retrouver Jessie Wells ? Et éliminer tous ceux qui connaissent la vérité ?

Lucie baissa les yeux, puis son arme, enfin.

- Imaginez que Cassandre puisse acquérir l'ange qui est en votre amie. Ce ne serait que la première étape avant que tous les Daerens ne soient tués. Vous savez ce qui peut se passer. Vous pouvez le lire dans l'esprit de Cassandre.

- C'est vrai.

- Je vous l'ai dit, vous n'avez pas le choix.

Elle avait raison. Enfin, Lucie avait le choix, celui de sacrifier les daerens et les humains qui travaillaient à leur cause, ou les gens qui cherchaient à leur nuire. Si elle paraissait évidente, la décision n'en était pas moins difficile à prendre. Bon sang, elle savait ce qu'elle devait faire. Ce qu'elle ignorait, cétait si elle en était capable. Consciente que le temps jouait une fois de plus contre elle, elle lâcha du bout des lèvres, presque malgré elle :

- J'accepte.

Il y eut comme un sursaut en elle, une douleur qui n'était la manifestation physique des émotions d'O'Connor. Les siennes lui faisaient plus mal encore.
Parce ces simples mots, elle venait de signer un contrat qui ferait d'elle une meurtrière, ni plus ni moins. Toutes les circonstances atténuantes du monde n'enlèveraient rien à cette odieuse vérité. Son envie de vomir revint, mais cette fois ce n'était pas sa lutte contre Cassandre qui la provoquait. C'était son combat contre elle-même.

- Suivez-moi, fit Katia, en empruntant de nouveau l'ascenseur. Je vais vous donner de quoi lui résister.

Elles se rendirent dans une salle semblable à toutes les autres, mais climatisée et beaucoup plus froide. D'un coffre aux serrures électroniques, Katia sortit une fiole emplie de liquide rouge argenté. Lucie la reconnut immédiatement : elle avait injecté le contenu de l'autre à Lauren.

- Ca va bloquer les capacités de Cassandre un petit moment, expliqua sa complice improvisée en remplissant une seringue. Et vous profiterez de sa faiblesse pour accéder à son mot de passe.

- Qu'est-ce que c'est au juste ? Est-ce que ça aura des conséquences pour Lauren ?

- Vu son état, je ne pense pas, répondit Katia en haussant les épaules. Vous êtes prête ?

Lucie acquiesça. Alors que la solution ocre penétrait ses veines, elle fut prise de vertige, mais resta consciente. Elle sentit l'emprise de la conscience parasitaire diminuer. A son tour agressée, Cassandre faisait de son mieux pour résister, et surtout, pour masquer à son hôte la précieuse information. Finalement, Lucie s'écroula. Katia n'intervint pas, et regarda la jeune femme convulser sur le sol pendant près d'une minute. Lorsque ce fut finit, elle l'aida avec douceur à se relever.

- Alors ?

- Je l'ai, répondit simplement Lucie, encore un peu sonnée.

- Parfait. On y va.

Alors qu'elles avançaient vers le coeur du Dome, Lucie dévisageait chaque personne qu'elles croisaient, prenant conscience qu'elles ne sauraient bientôt plus de ce monde. Par sa faute. Elle eut soudain envie de tout arrêter, mais c'eut été reculer pour mieux sauter. A nouveau, le sentiment d'horreur à l'égard d'elle-même l'envahi. Puis envers la situation qui la poussait à faire de telles choses. Dans un monde parfait, personne n'aurait jamais à avoir de décider la vie ou la mort de quelqu'un. Elle ne vivait pas dans un monde parfait. Elle avait du prendre la décision.

- Et je devrais vivre avec ça... pensa t-elle à voix haute.

Katia se retourna et la fixa d'un regard intense, où se reflétaient bien des émotions.

- Au moins vous vivrez.

 

* * *

       - Comment ça tu t'en vas ?

Riker avait du mal à saisir. Même s'il y avait changé de rôle, Ed devait toujours faire partie de son existence.

- Tania et moi partons pour la côte ouest. Je ne t'aiderai plus, c'est fini tout ça.

Leurs deux voix résonnaient dans le hall de l'hôtel. Ni le sans-abri ni sa nouvelle conquête n'avaient enlevés les rubans jaunes qui délimitaient la scène d'un crime. Il était vrai que celui-ci avait été résolu.
Comme le policier ne répondait rien, se contentant de le fusiller du regard, Ed s'expliqua :

- Je... je lui ai expliqué qui j'étais. Et nous voulons prendre un nouveau départ. Quitter cette ville. Quitter cette vie en fait.

Il désigna d'un geste de la main le décor autour d'eux, qui parlait pour lui. Andy frissonna. Il n'aimait pas cet endroit, cet hôtel où Holly avait trouvé la mort. Il se sentit plus malheureux qu'en colère tout à coup. Mais il n'allait pas le montrer à cet homme qui avait été son frère.

- Et tu estimais n'avoir rien à me dire ? Ou à me devoir peut-être ?

- Il est temps que l'on fasse table rase du passé, tu ne crois pas ?

Andy hocha la tête.

- Je le crois. Mais je n'y suis peut-être pas encore prêt. Pardonner... ce n'est pas si simple que tu as l'air de le croire tout à coup.

- Je n'ai jamais dit ça. A moi aussi il me faut encore du temps pour me faire à cette idée.

- Ouais... du temps, c'est ça.

- Désolé Andrew.

S'entendre appeler par son prénom de la bouche d'Eddy fit à Riker l'effet d'une décharge électrique.

- Pars si tu veux. Mais ce n'est pas fini.

- Je l'entends bien ainsi.

Un bruit de pas sonore leur parvint. C'était Tania, qui descendait les escaliers. Ne souhaitant plus la voir au vu des circonstances, Riker tourna les talons et repartit dans le froid de la nuit. Il reviendrait. Il ne souhaitait pas qu'entre lui et Ed, les choses se terminent ainsi. Même si dans le fond, elles étaient terminées depuis bien longtemps.

- Toi aussi, il faut que tu songes à tourner la page, murmura une voix familière alors qu'il ouvrait la portière de son véhicule.

- Holly ? appela t-il.

Il n'y avait personne autour de lui. La sonnerie de son portable retentit. Riker décrocha et lança avec mauvaise humeur :

- Quoi encore ?

- Désolé de vous importuner patron, fit la voix légérement vexée d'Ethan Flynn. C'est à propos de la recherche que vous m'avez demandé. J'ai un peu plus de deux cents noms. Vous tenez vraiment à ce que je les vérifie tous ou vous préférez que j'explore une piste plus sérieuse ?

- Tu as du nouveau ? fit Andy, décidant de ne pas relever l'insubordination dans les propos de son assistant, pour cette fois tout du moins.

- J'ai obtenu un rapport médical relatif à Elisabeth Wyner, datant d'il y a quelques années.

- Et ?

- Je sais qu'en tant ordinaire ça n'aurait rien à voir... mais c'est ce qu'a dit la légiste sur les anomalies cérébrales de Wyner qui m'a poussé à chercher dans ce coin. Apparement, elle aurait pendant une brève période consulté un neurologue, mais aucun résultat d'examen n'est donné. J'ai donc appelé ce médecin...

A trois heures du matin ? se retint de crier Riker.

- Il m'a finalement confié qu'elle n'avait rien au premier abord, mais qu'elle avait prétendu avoir quelqu'un d'autre dans la tête. Par la suite elle s'est retractée. Peut-être qu'en fait, ses lésions au cerveau dataient de bien avant sa mort.

- Peut-être, peut-être pas. Bon travail, lâcha le policier. Mais ne consigne rien de toute cela dans ton rapport avant que je ne le décide.

Il raccrocha, pour se dispenser d'explications. A présent le doute n'était plus permis, tout ça avait un lien quelconque avec les Daerens. Il fallait qu'il voit Angel, et Jess. Après l'annonce du départ d'Ed et Tania, il avait l'impression qu'elles étaient tout ce qui lui restait.

 

* * *

        L'écran du terminal s'alluma. Katia pianota quelques instants jusqu'à ce que s'affiche la procédure d'auto-destruction du complexe. Les quatre lettres D, O, M et E s'affichèrent à la verticale. En face de la première clignotait un curseur, en attente du mot de passe.

- Il faut les entrer dans l'ordre.

Elle saisit le code de Denton dans l'interface :
Cet astre était en harmonie parfaite avec ce qui emplissait son âme épanouie à une vie nouvelle, attendrie et réconfortée.

- Ça ne vous rappelle rien ? demanda Lucie.

Katia haussa les épaules, indifférente à la provenance de la phrase.

- Ce sont les derniers mots du premier livre de Guerre et Paix, répondit la jeune femme.

Sa nouvelle alliée esquissa un sourire.

- Valentin a toujours eu un étrange sens de l'humour. A vous, ajouta t-elle.

Lucie s'approcha de l'ordinateur et y introduit la phrase prélevée avec tant de difficulté dans l'esprit de Cassandre.
Le monde entier est un théâtre, 
Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs.
Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles.

- Shakespeare bien sûr, fit Katia, avant de se remettre devant la machine. Il faut dire que cette citation lui ressemble.

Ses doigts voltigèrent sur le clavier, et à l'écran apparut
Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin, ce fut le sixième jour.

- La Genèse, reconnut Lucie.

- Et pourtant on ne peut pas dire que Mitchell ait vraiment la foi... en ça ou autre chose. Allez savoir sur quel critère il a choisi ce mot de passe...

- Quel est le vôtre ? demanda alors la jeune femme.

Celle à qui le Dome devait ne serait-ce que son E inscrivit dans la case prévue à cet effet :
Et je sens au dessus de moi les étoiles du jour aveugle
Attendant leur lumière. Pendant un moment.

S'imprégnant du lyrisme des vers, Lucie resta quelques secondes sans briser le silence avant de s'enquérir de l'origine des mots.

- C'est un poème de Wendell Berry. La paix du monde sauvage.

Lucie esquissa un petit sourire devant la triste ironie de la situation.

- Vous croyez qu'un jour, peut-être... ?

- Je ne sais pas. Le fait est que notre monde est sauvage, mais pour ce qui est de la paix...

Pendant un instant, elles ne dirent rien. Puis Katia secoua la tête.

- Allez-y maintenant. J'attendrai trois minutes que vous ayez quitté les lieux, et je lancerai le système.

La jeune femme comprit que Katia ne la suivrait pas. Elle ignorait ce qu'elle ressentait au juste, face à cette découverte, de la peine peut-être ? Tout ce qu'elle savait, c'était qu'il serait inutile de la faire changer d'avis.

- Merci, dit-elle en se dirigeant doucement vers la sortie.

- Je vous souhaite bonne chance, Lucie Anderson.

Elle avait un rien insisté sur son nom, comme pour lui rappeler qu'il lui faudrait se battre pour le garder.

- Je ferai de mon mieux.

Lucie partit sans se retourner, égrenant les secondes dans sa tête. Elle était déjà à l'extérieur, debout face à l'immeuble, lorsque le décompte prit fin. La terre ne trembla pas, il n'y eu pas de flammes, rien n'indiquant que des lieux et des vies venaient de disparaître. Du Dome ne resterait que son silencieux témoignage, et il en était de même du sacrifice de Katia Emmerson. Elle ne put s'empêcher de détourner le regard, pour ne pas offrir à ses yeux cet invisible spectacle dont elle s'était improvisée metteuse en scène. Tuer pour survivre... une loi qu'elle ne s'était pas imaginée devoir appliquer un jour. Qu'elle ne s'était pas imaginée pouvoir appliquer. Et pourtant... Une douleur, qu'elle crut d'abord être la culpabilité, la saisit. Mais c'était bien plus que ça, c'était une immense tristesse devant le monde qui l'avait amené à ça. Elle inspira à fond et essuya ses larmes.
Lucie avait le sentiment qu'en cet instant, les choses prenaient un nouveau départ. Comme si était en train de s'écrire une nouvelle genèse. Ansi fut une nuit, et ce fut le premier jour, imagina t-elle.
C'en était terminé de Ceux Qui Savent. Mais Cassandre était toujours là. Elle sentait les effets du sérum s'estomper. Dans quelques heures tout au plus, elle serait de nouveau prisonnière de l'esprit de cette femme. Elle pouvait déjà lire dans son esprit le sentiment de rage et de douleur consécutif à la disparition du Dome. Et une autre chose, plus inquiétante, une sorte de message qui lui était personnellement adressé :
J'ai d'autres alliés, Lucie.
C'était vrai. La jeune femme savait que ce n'était pas le Dome qui avait permis à Cassandre de la posséder. Et que la lutte était loin d'être terminée. Dans le fond, peut-être cette nuit n'était pas une victoire pour un quelconque camp. Une seule certitude : les choses seraient différentes.
Elle devait prendre conscience de son nouveau rôle à présent. Si elle laissait Cassandre revenir, les conséquences seraient dramatiques. Elle se rappela le revolver dans sa veste, et le saisit. En finir ici, cette nuit, juste devant les restes du Dome ? Et seule. Le bruit du coup de feu, bien qu'assourdissant, n'attirerait aucun passant. Dans cette ville, personne ne voyait rien. La pensée réconfortante qu'il y aurait toujours quelqu'un pour leur ouvrir les yeux la réchauffa un instant. Elle leva l'arme. Et tira. Un faible clic se fit entendre. Le chargeur était vide.
Fallait-il y voir un signe ? Elle remercia silencieusement Lauren. Elle allait se battre.
Moi aussi, j'ai bien des alliés.
Des alliés qu'elle devait fuir désormais.
Ainsi était la nouvelle donne.

 

* * *

        Dans l'étroite cabane de bois qui servait d'ordinaire de refuge à Ed, elle attendait que la nuit se termine, avec l'espoir ténu que la lumière du jour éclairait sa situation de la même façon qu'elle éclairerait la ville. L'air qui traversait les minces planches était glacial, et sa chemise ne la protégeait guère. Elle tremblait. Si au moins le froid avait pu l'empêcher de penser ! Elle devait essayer de dormir. Peut-être qu'en se réveillant, les choses seraient redevenues normales. Elle ferma les yeux et se laissa glisser doucement vers le sommeil, jusqu'à ce qu'une voix ne la ramène à la réalité.

- Enfin je te retrouve.

Elle leva la tête, faisant face à un homme d'une trentaine d'années, en apparence tout du moins, au visage très légèrement émacié et aux yeux curieusement rieurs. Il ne lui était pas inconnu.

- Vous êtes Oz, c'est cela ?

- Bonsoir, répondit-il simplement.

- Pourquoi êtes-vous là ?

Il sembla ignorer la question, et fronça les sourcils.

- Ainsi ton amie Lucie ne t'a pas livrée au Dôme. Cassandre a échoué.

Il n'y avait qu'une seule chose qui expliquait qu'Oz tienne de tels propos, et elle le saisit immédiatement.

- C'était vous. Vous qui avez ramené Lucie à la vie... et qui l'avez piégé. C'était vous dont parlait le Médiateur lorsqu'il disait que nous avions été trahis.

Il acquiesça, amusé.

- J'avais pourtant laissé une clef à Angel. Elle aurait pu comprendre qui j'étais.

Elle fouilla ses souvenirs, ou plutôt ceux conjoints de Jessie et d'Angel. Tout ce que Oz avait pu dire à l'ange était gravé en elle, enregistré dans ce qui lui paraissait plus être une banque de données qu'une mémoire humaine. Elle avait l'impression de violer l'intimité des deux jeunes filles, et ressentit envers elle-même un profond dégout. Mais il fallait qu'elle sache. Elle ne sut comment elle parvint à trouver exactement ce qu'elle cherchait.
- Pourquoi Oz ? avait demandé Angel.
- Lorsque je me suis "réveillé", mon hôte regardait un film qui s'appelait Le Magicien d'Oz. Regarde-le un de ces jours, tu comprendras...
Angel ne connaissait pas Le Magicien d'Oz. Jess si, et, puisant dans leurs deux mémoires qui n'en formaient à présent qu'une, elle comprit.

- Oz était un pays enchanté mais...

- Ce pays était un rêve, termina le Daeren. Et son magicien une tromperie, une illusion. C'est que je suis, et plus vrai encore, c'est ce qu'est ce monde auquel les daerens semblent croire.

- Je ne comprends pas...

- On ne peut pas changer les terriens ! cria t-il soudainement. Ils sont ce qu'ils sont, comme nous tous. Il est illusoire de penser que nous pouvons faire d'eux ce qu'ils ne sont pas. C'est impossible.

- Vous avez trahi votre peuple ! Ceux qui vous faisaient confiance.

Oz secoua la tête en un signe de dénégation.

- Je ne cherche pas à les trahir. Je veux les sauver.

- Les sauver de quoi ?

- Des humains. Nous ne sommes plus au Kansas, Dorothy, ajouta t-il, sarcastique, la comparant ainsi à l'héroïne naïve du Magicien d'Oz. Nous sommes sur Terre.

Il détachait de façon presque imperceptible les syllabes de sa dernière phrase.

- Et tu vas vite comprendre ce que sont les habitants de cette foutue planète.

Elle préféra ne pas y songer pour le moment.

- Et moi, qui je suis ? demanda t-elle enfin.

Oz s'accroupit en croisant les mains et se pencha vers la jeune fille.

- Tu es un accident de parcours, une erreur.

- Une erreur... répéta t-elle, choquée.

- C'est cela, confirma le Daeren. Tu n'aurais jamais du naître. Mais le fait est que tu es là, et que tout cela change la donne...

- Et c'est un bien ou un mal ?

- Tout dépend d'où l'on regarde la scène. Et de ce que tu comptes faire. Tu as un rôle à jouer dans cette histoire, comme nous tous. Mais le tien n'est pas encore défini.

Elle poussa un cri de révolte.

- Je ne veux pas jouer de rôle ! Je veux être moi-même.

- Mais tu ignore qui tu es, ou même ce que tu es.

La jeune fille baissa les yeux.

- Je n'ai même pas de nom...

- Alors c'est à moi que revient la tâche de te baptiser. Ou devrais-je dire le privilège ?

- Je ne sais pas ce que vous devriez dire.

- Eve... je vais te nommer Eve.

Elle fit rapidement le lien entre ce nom donné à la première femme créée par Dieu et son unicité. Soit Oz avait le sens de l'humour, ce qu'elle n'était pas certaine d'apprécier, soit il accordait une valeur symbolique à bon nombre de choses.

- Vous voulez dire... comme dans la Genèse ?

Il hocha la tête, l'air satisfait.

- Aux yeux de certains - beaucoup peut-être, d'humains, la Bible raconte la seule vérité.

Oz partit soudain d'un grand éclat de rire. Eve aurait juré que lui connaissait la vérité, et que c'était la vision des terriens qui le rendait hilare.

- Alors te nommer Eve, toi qui n'es pas si humaine... un peu d'ironie dans un monde qui n'est plus à ça près.

Puis il reprit son sérieux, son regard redevint plus calme. Plus triste aussi. Il lui tendit la main.

- Viens avec moi... je te montrerai le monde tel qu'il est.

Eve plongea ses yeux dans les siens, espérant y trouver une réponse, un indice tout au moins, sur la direction à prendre. Elle secoua la tête.

- Il est encore trop tôt.

Le Daeren acquiesça silencieusement.

- A ta guise. Je ne suis pas pressé.

Elle n'ajouta rien.

- Je reste dans les parages, signala Oz avant de s'effacer progressivement.

Et avant de disparaître totalement, il lâcha :

- Bonne chance pour la suite.

Eve le regarda partir, se demandant si elle avait pris la bonne décision. Puis elle réalisa qu'en vérité, elle n'avait fait que reporter cette décision à plus tard. Seulement, elle ignorait si elle parviendrait à choisir un camp. Il aurait été logique de suivre les traces de Jess et d'Angel. Mais elles étaient mortes, n'était-ce pas là une preuve de leur erreur de jugement ? Elle ne faisait pas confiance à Oz... en qui devait-elle avoir confiance au juste ?
Et qui lui ferait confiance à elle ? Si Eve connaissait bien les amis de Jessie, eux ne la connaissaient pas. Comment savoir s'ils pouvaient l'accepter ? Elle n'était pas sûre de s'accepter elle-même.
Elle se laissa tomber sur l'étroite couchette et se recroquevilla sur elle-même, en position fœtale. Le cynisme cruel de ce simple geste la frappa, et les paroles d'Oz lui revinrent en mémoire :
Un peu d'ironie dans un monde qui n'est plus à ça près.
Elle n'était jamais venue au monde, au sens humain du terme. Et au sens daeren ? Elle n'était de toute façon ni l'un ni l'autre. Etait-ce une erreur de penser qu'elle n'était rien ? Non, elle était... autre.
Aux yeux du monde, elle serait Jessie Wells. Mais son vrai nom était Eve, et sa véritable identité... inconnue de tous, inconnue d'elle-même.

 

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fin de l'épisode 2_01
suite dans 2_02 : De ce qui est humain