Apprendre à nous connaître

épisode 1_08
idée originale et écriture : Jade

 

            La ville était sa meilleure amie. Ed avait matière à le penser. Elle le connaissait, et il la connaissait. Qu'il s'agisse du CBD de Manhattan, des immeubles de Greenwich Village ou de Time Square, pas un quartier ne lui était étranger. New-York était son foyer, l'âme de la ville son ange-gardien. D'ailleurs c'était tout ce qu'il avait. D'ordinaire, cette pensée ne l'attristait pas, tant elle était ancrée en lui par le poids des années. Mais il avait quitté - même si ce fut bref- le monde de la solitude, et son retour à cette vie qui était la sienne prenait un goût amer. L'incertitude quant à son futur aussi. Pas qu'auparavant, il eut sut de quoi demain serait fait. Mais cela lui était égal. A présent, tout était différent, comme s'il voyait le monde avec de nouveaux yeux. Il avait redécouvert le bonheur, notion qu'il avait crue oubliée si longtemps. Et la seule chose qui, à son regard, n'avait pas changé, c'était la ville, la ville où il errait depuis quelques jours, tournant et retournant dans sa tête le souvenir de son bonheur si vite envolé.
Et tout ça était, de nouveau, la faute de Riker. Car si Tania ne s'était pas révélée si attachée à lui, serait-il parti ?
La clef était là, songea t-il. Il était parti. Il ne l'avait pas quitté. Il pouvait encore faire demi-tour, choisir de revenir, de tout lui raconter, lui, Andy, leur histoire. Il réalisa alors que si cette idée lui faisait si peur, c'était parce qu'il craignait que Tania ne s'en aille. Le risque était bien réel. Mais s'il ne faisait rien, ça reviendrait au même. Pourquoi ne pas le faire alors ? Pour la trop mince satisfaction de ne pas être celui qu'on abandonnait ? Peut-être en avait-il assez d'être abandonné. Qu'importe. Sa décision était prise. Resserrant sa veste élimée pour mieux lutter contre le froid, il prit la direction de l'hôtel. Il allait dire à Tania toute la vérité... et lui laisserait la si difficile tâche de juger.
Ou de ne pas juger.

 

* * *

          Une agréable odeur de pain chaud embaumait tout l'appartement. Attablées dans la cuisine Lucie et Jess prenaient le petit déjeuner. Cette dernière avait passé la nuit chez son amie, et la soirée de la veille avait sans doute était la plus belle depuis bien longtemps. Mais de nouveau, une sorte de gêne incompréhensible s'était comme installée, et ni l'une ni l'autre n'aurait su en définir la source. Elles avaient alors pris, enfin, la décision d'en parler.

- J'ai l'impression de ne plus être moi, confiait Lucie. Ou bien que le monde autour de moi n'est plus le même, je ne sais pas trop.

Sa jeune amie faisait son possible pour la rassurer.

- Tu as subi un traumatisme... c'est normal de réagir ainsi, mais ça finira par passer.

En vérité, Jess avait elle-même eu ce sentiment à l'égard de sa meilleure amie, cette sensation d'avoir affaire à une autre personne... qui dans le fond serait toujours Lucie. Mais une autre Lucie.

- Je ne demande qu'à te croire, soupira cette dernière. Mais c'est si étrange...

- Hey, ne t'inquiète pas, fit Jess en lui passant un bras autour des épaules. Pour le moment tout ce qui importe, c'est que tu sois là.

Lucie lui ébouriffa affectueusement les cheveux.

- Vous m'avez manqué aussi. J'aurais tant voulu être là pour vous aider à traverser tout ça...

- Tu étais là, l'assura Angel. Tu ne nous as jamais quitté.

- Et réciproquement, lui fit remarquer la jeune femme. Même si ce que vous avez fait été risqué et complétement dingue. Les filles, faites-moi plaisir et essayez d'aller dans ces "niveaux de l'inconscience" le moins souvent possible, d'accord ?

- Je ne demande pas mieux, répondit Jess.

Angel n'était pas tout à fait du même avis. Ces niveaux représentaient une source d'information très précieuse sur l'esprit humain, et surtout, c'était le seul endroit où elle pouvait voir Christal. La Daeren aux cheveux noirs lui manquait beaucoup.

- Jess, il va falloir que je te parle.

Etonnée par cet aparté, la jeune fille répondit elle aussi sans user de la voix :

- De quoi ?

- De ce qui arrive à Lucie. C'est important.

A la fois surprise et inquiète, Jessie préféra ne rien répondre.

- Tu vas devoir quitter les lieux ma grande, fit Lucie en regardant sa montre. Je dois aller travailler.

- Tu reprends déjà le boulot ?

- Jess, je vais bien, même si tout n'est pas parfait. J'ai l'impression que tu es plus à convaincre que moi...

- Tu as raison, répondit son amie en esquissant un petit sourire. Je suis juste une angoissée de nature.

- Je sais... allez file, ta mère m'a demandé de ne pas t'accaparer, ajouta t-elle avec un clin d'oeil, tout en l'accompagnant jusqu'à la porte.

- Tu as vu ma mère ? s'étonna Jessie.

- Elle a appelé pour prendre de mes nouvelles... puisqu'à son goût tu ne la tiens pas assez au courant de ce qui se passe dans ta vie.

- Quoi, tu voudrais que je lui dises que j'ai dans la tête une sorte d'ange venu d'une galaxie lointaine, très lointaine ?

- Tu devrais arrêter les films de sf ! la taquina la jeune femme.

- En fait c'est moi qui suis devenue accro, expliqua Angel.

Lucie se pencha vers Jess et lui mumura à l'oreille :

- Ne la laisse pas regarder Independance Day...

- Trop tard, répondit la Daeren. Mais ne t'inquiète pas, j'ai choisi d'interprêter ça comme une facette supplémentaire de l'humour humain... encore qu'à mon sens, ce film reflète surtout l'opinion et le patriotisme démesuré de la nation américaine, et non un quelconque sentiment de l'espère humaine toute entière.

Aucune des deux humaines n'auraient su dire si Angel plaisantait elle aussi. Elles échangèrent un regard amusé, puis Lucie referma doucement la porte. Elle alla se poster à la fenêtre, et comme à l'accoutumée, lorsque Jess sortit de l'immeuble, elles s'adressèrent un dernier signe de la main. C'était ce genre de petites choses qui lui avait manqué le plus. Elle avait l'impression d'être partie depuis des années, suffisament longtemps en tout cas pour que rien ne lui semble plus être pareil. Elle ferma les yeux un instant, tentant d'oublier tout ça. De curieuses images l'assaillirent pendant une seconde. On eut dit les extraits d'un film, ou les réminiscences d'une vie qui n'était pas la sienne. Cela ne dura pas. Lucie l'incomba à la fatigue accumulé ces derniers jours, de même que les maux de tête qui la prenaient de temps à autre. Retournant dans la cuisine, elle fit tomber dans le creux de sa main les deux dernières aspirines du tube, qu'elle avala avec un peu d'eau, avant d'enfiler son manteau, d'empocher ses clefs et de claquer la porte derrière elle. Oui, c'était juste un peu de fatigue. Tout était normal.

 

*

Une fois dans la rue, Jess et Angel entamèrent une silencieuse conversation que nul autre ne pouvait entendre et qui n'en était pas moins dénuée de réalité.

- Alors, que dois-tu me dire au sujet de Lucie ? commença la jeune fille.

- Tu te rappelles qu'il y a quelques jours, nous avons été... "séparées", un court moment.

- Bien sûr. Mais tu ne m'as jamais dit ce qui s'était passé.

Angel baissa les yeux de façon presque imperceptible.

- J'ai reçu la visite de Christal, la personne qui m'avait secourue dans le niveau sept, tu te rappelles ? Elle voulait me transmettre un message... qui concernait Lucie.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Jess, un rien d'agressivité dans la "voix".

- Lucie est passée par le niveau six. La mort.

Jessie ne répondit rien, assimilant doucement la nouvelle.

- Ca n'a duré que quelques secondes, et puis elle est revenue. Elle n'aurait pas pu y arriver seule. Cela veut dire que quelqu'un a brisé la règle et l'a ramené. Mais ce quelqu'un a aussi pu la changer.

- Tu es en train de me dire que Lucie aurait du mourir ?

- Si l'ordre naturel des choses avait été suivi, oui. Mais ce n'est pas le cas.

La jeune fille eut un sourire sans joie.

- Et alors ? Elle est vivante, et je trouve que le prix à payer n'est rien en comparaison.

- Tu ne comprends pas...

- Ce que je ne comprends pas c'est pourquoi tu ne m'as pas dit ça plus tôt.

- C'était... je ne pouvais pas. L'idée de te dire que Lucie avait été morte... ça me terrorisait. Et puis tant que je n'en savais pas davantage, je préférai t'épargner ça.

Jess soupira, fatiguée, mais nullement en colère.

- Ca va, dit-elle. Je... ce qui est arrivé à Lucie n'est pas irréversible n'est-ce pas ?

- Je n'en sais rien. J'ignore quelle est la nature de ce changement. Peut-être n'est-ce que temporaire. Je pense que si une personne l'a ramenée à la vie, elle doit être de notre coté non ?

- C'est vrai, admit la terrienne. Mais il faut tout de même que nous en apprenions plus.

- J'ai déjà essayé, mais je ne parviens pas à contacter Christal...

- Il y en a un autre qui doit tout savoir, fit remarquer Jess.

Angel saisit tout de suite l'allusion.

- Tu veux dire...

- Le Médiateur. S'il y a une... personne qui sache ce qui se passe, c'est lui.

- En fait il est peut-être même à l'origine de ce phénomène...

- Bien sûr ! Il ramène Lucie mais en compensation, il lui fait quelque chose... toutes ces conneries sur l'équilibre, c'est forcément lui.

- Il est toujours venu à nous, jamais nous ne l'avons fait venir, nota Angel.

- Je n'y avais pas pensé...

- Le niveau sept ! Il a dit qu'il était lié à ce niveau. Si nous nous y rendons peut-être que...

- Tu veux retourner dans le niveau sept ? lâcha Jess sous le coup de la surprise.

Angel haussa les épaules à la manière des humains.

- Tu as une meilleure idée ?

 

* * *

        Kathleen s'était réveillée, comme presque chaque matin, dans une maison vide et silencieuse. C'est pour cela qui lui fallut quelques instants avant de se rappeler qu'elle était chez sa soeur. Tournant la tête, ses yeux tombèrent sur le réveil, dont les aiguilles disaient sans mentir que le temps avait sournoisement continué sa course jusqu'à onze heures. Elle sursauta. Pourquoi ne s'était-elle pas réveillée ? Kathleen se leva si brusquement qu'elle faillit tomber. Elle réalisa que sa précipitation était stupide. C'était son jour de repos, et cette expérience montrait qu'elle avait besoin de sommeil. Elle jeta plus calmement son peignoir sur ses épaules. Dans la cuisine, Helen avait laissé un petit mot à son intention :
"Je suis partie travailler, je reviens un peu avant midi. Il y a tout ce qu'il faut dans le frigo. A tout à l'heure.
Au fait, je me suis permise de désactiver ton réveil, tu dormais si bien. J'espère que tu ne m'en voudras pas."
La dernière phrase lui fit comme un pincement au coeur. Bien sûr que non, elle ne lui en voudrait pas. Secouant la tête, elle alla prendre une douche puis s'habilla. Vu l'heure, elle n'estimait pas utile de prendre de petit déjeuner. Mais peut-être fallait-il qu'elle cesse de ne voir que le caractère utilitaire de toutes ces petites choses.
Le son caractéristique de clefs jouant dans la serrure se fit entendre. Pourtant Helen n'était pas censée rentrer avant une petite demi-heure. Curieuse mais pas inquiète, Kathleen alla se poster devant la porte d'entrée, de façon à faire face au visiteur lorsque le battant s'ouvrirait.

- Helen ? Je suis rentré, fit une voix masculine avant même que son propriétaire eut pénétré l'appartement.

Jo bien sûr. Kathy réprima ne grimace et choisit de ne rien dire, savourant par avance la réaction de Jo lorsqu'en lieu et place d'Helen, il tomberait sur elle. Comme elle s'y attendait, ses traits passèrent une fraction de seconde par la surprise - presque la frayeur en vérité- avant de se figer en une expression mêlée d'agacement et de déception. Il n'avait absolument pas changé, nota t-elle, toujours le même costume sobre, la même coupe de cheveux classique et le même air aussi. Toujours le même homme si banal, si l'on jugeait par les apparences.

- Bonjour Jo, fit-elle.

- Kathleen, répondit-il avec juste ce qu'il fallait de politesse.

Ses rapports avec sa "belle-sœur" étaient loin d'être au beau fixe, si on admettait leur existence.

- Que faites-vous là ? ajouta Jo.

Je marche sur tes plates bandes, eut-elle envie de répondre, mais elle opta pour une stratégie plus subtile :

- Je suis venue passer du temps avec ma soeur, qui supporte assez mal la solitude.

Elle avait fait mouche. Le visage de Jo s'empourpra, mais il se garda bien de dire quoi que ce soit qui puisse montrer qu'il reconnaissait ses torts. Avec cette femme, il fallait marcher sur des œufs, et il en était conscient. Chaque mot pouvait se retourner contre vous. Elle excellait en tant qu'avocate, et avait tendance à ne pas brider ses capacités en matière de répartie hors de ses fonctions, pour le plus grand malheur d'hommes tels que lui.

- Il semble qu'elle en soit devenue moins exigeante en matière de compagnie.

- Le fait de vous voir me prouve qu'elle ne l'a jamais été.

Il n'y avait décidément pas moyen de prendre le dessus sur cette diablesse. Peut-être, sûrement même, était-il plus judicieux de cesser le feu. Il inclina très légèrement la tête, afin de faire comprendre à son adversaire qu'elle gagnait la partie.
Mais pas la guerre.
Par pitié, ou peut-être parce qu'elle avait décidé, pour une fois, de suivre les règles du jeu, Kathleen accepta sa reddition. Elle l'invita à s'asseoir en attendant le retour d'Helen, et il eut grand peine à dissimuler son étonnement.

- Café, thé ?

Et devant son silence, elle devina :

- Bière ?

Il acquiesça. Alors qu'elle décapsulait la bouteille et faisait couler le liquide ambré dans son verre, elle lâcha :

- Soyons clairs Jo. Je ne vous aime pas, et vous ne m'aimez pas. D'un point de vue strictement personnel, je m'en moque.

- Alors pourquoi...

- C'est à cause d'Helen.

- Je ne comprends pas...

- Elle, elle vous aime. Je crois. Mais cette situation lui est douloureuse. Elle ne vous dit rien, par égard pour vous, c'est son caractère. Mais moi je vous le dis.

Il reposa son verre avec un rien de brutalité trahissant sa colère.

- Je trouve ça un peu fort. Cela fait des années que vous fuyez votre sœur, au mépris de ses sentiments. Maintenant vous redébarquez dans sa vie, dans notre vie, et vous entendez me dire comment je dois me conduire avec Helen ?!

S'il avait démarré avec calme, sa voix tremblait à présent. Elle, ne disait mot. Il s'attendait presque à la voir baisser les yeux, mais cela aurait été si loin de la Kathleen Mallory qu'il connaissait. La connaissait-il en fait ?
Elle ouvrit la bouche, les traits impassibles, mais il n'eut pas le loisir d'entendre ce qu'elle allait dire : à nouveau une clef tournait dans la serrure. Helen entra. Elle eut un haussement de sourcils surpris à la vue de sa sœur et de Jo attablés tous les deux, mais elle esquissa bien vite un sourire mi-heureux mi-cynique.

- J'ai l'impression de déranger, nota t-elle.

- Oh ! Désolé.

Jo se leva précipitamment pour aller l'embrasser. Debout, les bras croisés sur la poitrine, Kathy garda le silence. Helen aurait juré voir de la tristesse dans son regard, comme si elle était
abandonnée.
Se dégageant tout doucement de l'étreinte de son amant, elle lui murmura à l'oreille un "je suis heureuse de te revoir" avant d'aller rejoindre sa soeur.

- Ça va ?

Celle-ci hocha la tête mais Helen ne la crut pas. Il lui semblait que ces derniers jours passés en sa compagnie, le masque de Kathleen se fissurait, comme si l'avocate laissait progressivement place à l'être humain qu'elle avait dominé tant de temps... Mais elle avait peur de ne pas reconnaître, ou pire, de réaliser ne pas connaître la femme sous le masque. Elle frissonna à cette pensée.

- Tu as froid ? demandèrent d'une même voix - mais pas exactement sur le même ton- Kathy et Jo.

Elle sourit et fit non de la tête.

- Je vais me changer. On pourrait déjeuner tous les trois, lâcha t-elle innocemment.

Sans leur laisser le temps de répondre, elle gagna sa chambre. Les deux duellistes échangèrent un regard inquiet, ni l'un ni l'autre ne pouvant voir l'air triomphant qui se peignait sur le visage d'Helen.

 

* * *

        Lisa comprenait maintenant ce que Al avait pu ressentir debout devant son appartement, hésitant à sonner. Elle se trouvait à présent dans une situation identique en tout point. Sachant qu'il n'avait cours que l'après-midi, il y avait de fortes chances qu'il soit là. La demeure du professeur n'était pas vraiment impressionnante, mais la simple idée de frapper à la porte l'emplissait de crainte. Elle se décida pourtant. Elle n'avait pas vraiment le choix. Al lui ouvrit. Il eut l'air agréablement surpris de la voir, et cela lui fit plaisir.

- Bonjour, la salua le professeur de littérature.

- Monsieur Barnett..., commença t-elle, oubliant qu'elle l'avait déjà nommé par son prénom par le passé.

- Entrez, l'invita Al.

- Je ne peux pas me le permettre, je suis assez pressée... Avant tout il faut que je vous dise... Lucie s'est réveillée.

- C'est fantastique ! répondit-il d'une voix enjouée.

Il la prit spontanément dans ses bras, puis se recula bien vite, gêné. Lisa sourit puis remit en place une mèche baladeuse, l'air nerveuse à son tour.

- Vous savez, Lucie fait un métier admirable, et elle le fait bien.

- Je sais, l'assura Al, se demandant où elle voulait en venir.

- Mais cet... accident n'est pas arrivé alors qu'elle travaillait. Sa police d'assurance refusait de prendre les frais d'hospitalisation en charge alors...

- Vous avez payé, comprit-il.

Comme bon nombre d'américains, il ne devait lui-même sa mutuelle qu'au fait d'avoir un travail. Un système qui laissait les sans-emploi sans couverture maladie. Le social n'était pas une priorité aux yeux des puissances au pouvoir. Bref...

- C'est cela. Maintenant j'ai un crédit de plus à rembourser, et j'ai besoin d'un autre travail. Je sais que le lycée cherche du personnel, et bien que je sois contre ces pratiques, j'aimerai que vous me... pistonniez.

Même s'il eut préféré que la situation ne se présente jamais à Lisa, Al était comblé de pouvoir l'aider, comme si un nouveau sens venait d'être donné à sa vie. Bon sang, devait-il être dingue pour penser de telles choses. D'ailleurs, tandis qu'il pensait, il ne répondait pas et les traits de Lisa s'étaient faits interrogateurs.

- Ça ne va pas ?

- Si si ! fit-il, tiré de sa rêverie. Excusez-moi. Bien sûr que je vous aiderai, considérez que le poste est à vous. Vous n'avez qu'à passer demain matin et on arrangera ça.

Elle fit un pas en avant et l'embrassa sur la joue.

- Merci, monsieur Barnett.

Le son mélodieux de sa voix résonnait dans la tête du petit homme, jusqu'à ce qu'arrive Jack, qui lui tapota gentiment l'épaule.

- Tu es sur le pas de la porte depuis longtemps ?

- A dire vrai je n'en sais rien.

- Lisa, devina son ami.

- Lisa, confirma t-il avec un profond soupir.

Jack le prit par les épaules pour le piloter jusqu'à son fauteuil, puis prit place en face de lui.

- Al, depuis combien de temps n'as-tu pas été avec une femme ?

- Une ou deux décennies, pas plus, répondit celui-ci d'un ton sarcastique. Moins longtemps que toi toujours !

- Ce n'est pas comparable, se défendit Jack, j'élève un enfant. Enfin je...

Il se rendit compte qu'ils partaient dans la mauvaise direction.

- Ce n'est pas un concours. Ce que j'essaye de dire, c'est que tu sembles très amoureux et pourtant incapable de faire un pas vers elle depuis ce dîner.

- C'était une erreur. Elle est la mère d'un de mes élèves Jack ! Ce ne serait pas...

- Correct ? Bon sang Al, quand tu brûles la liste officielle du programme de littérature devant tes élèves, tu trouves ça correct ? Et quand tu lâches une remarque acerbe sur notre président en plein débat lycéen, tu trouves ça correct ? Tu as raison, aimer quelqu'un est tellement plus incorrect.

Il paraissait presque en colère, Al en fut surpris.

- Et David Phillips, tu y as pensé ? Tu imagines ce que ce doit être de voir sa mère avec un prof ? C'est le pire cauchemar de tout lycéen normalement constitué.

Il fit une courte pause, puis ajouta :

- Tu n'es pas à ma place Jack. S'il-te-plait, ne me dis pas ce que je dois faire.

- C'est juste que voir des gens avec le bonheur à portée de main et qui ne tendent pas le bras... Excuse-moi, dit finalement Jack en se prenant la tête dans les mains. Je suis un peu à cran....

Alors Al comprit.

- Mauvaises nouvelles ?

- En fait je ne sais pas. C'est Carla.

Al leva les yeux vers lui, lui montrant qu'il était à l'écoute.

- Elle est sortie de désintox. Elle veut récupérer Georges.

- Oh.

Il y avait de la peine dans ce dernier mot, à n'en pas douter. Al avait fini par s'attacher au petit garçon lui aussi, et son départ serait comme un pan de sa vie qui s'écroulerait.

- Jack, je suis désolé.

- Elle passe devant les psychiatres et le juge dans deux semaines. Je sais que c'est sa mère et qu'il sera mieux avec elle mais...

- Il va me manquer à moi aussi.

Il remarqua alors seulement l'absence de Georges.

- Au fait où est-il ?

- Je n'avais pas très envie de discuter ça en sa présence, alors j'ai appelé la voisine pour qu'elle le garde ce midi. Mais je vais encore devoir le prendre avec moi au lycée.

- Tu lui as dit pour sa mère ?

- J'attends la décision du juge.

- Tu comptes faire une demande de garde ?

- Carla est ma soeur. J'ai confiance en elle, ajouta t-il, comme pour se justifier.

Al releva mais préféra ne rien dire. Il n'avait jamais jugé Jack, et n'avait pas à le faire songeait-il.

 

* * *

        Les mêmes images repassaient encore et toujours dans la tête d'Andrew Riker depuis qu'il en avait été témoin. Holly. Il ne croyait pas aux fantômes, non. En fait il ne croyait pas en grand chose. Mais comment expliquer ce qu'il avait vu ?
Voulait-il vraiment une explication ? Une réponse logique et censée, qui lui prouverait que son absence de foi était justifiée. Dans le fond peut-être mieux valait-il ne pas chercher. Il fallait qu'il se concentre sur autre chose. Le boulot par exemple. Mais même là tout était calme. Il avait réglé l'affaire Vasquez / Mallory comme il l'appelait. Peut-être devait-il songer à reprendre les recherches que l'avocate lui avait demandé...
Trois coups énergiques furent frappés à la porte de son bureau, et celle-ci s'ouvrit avant qu'il n'ai pu dire "entrez", révélant une femme qu'Andy connaissait bien.

- Tania ! l'accueilla t-il avec une joie sincère.

Il se leva pour aller l'étreindre. Elle se dégagea de ses bras quelques secondes plus tard.

- Andy... je viens te demander quelque chose qui risque de te déplaire, commença t-elle.

- Vas-y, répondit-il simplement.

- C'est à propos d'Eddy.

Le policier poussa un long soupir.

- Je suis désolée... Andy, il est partit, et je m'inquiète pour lui.

- Comment ça partit ?

- Hé bien...

C'est alors qu'il comprit. C'était devenu lumineux dans son esprit, et il se sentit infiniment stupide de ne pas l'avoir réalisé avant. Infiniment malheureux aussi.

- Oh ! Vous êtes... ensemble.

- Nous nous sommes disputés.... parce qu'il n'appréciait pas que je sois proche de toi. Je lui ai dit que je ne comptais pas renier notre amitié pour lui.

Si Tania n'avait pas eu l'air aussi triste en lui disant ces mots, Andy aurait bien sourit. Cela le réconfortait qu'il comptait toujours à ses yeux. Même si ce n'était pas exactement de la façon qu'il aurait souhaité.

- Il est partit depuis plusieurs jours... je suis passée dans son ancienne... planque et je ne l'y ai pas vu. Je me disais que tu saurais où le trouver.

- Peut-être...

Il arracha un feuillet du bloc qui trainait sur son bureau et griffona une adresse.

- Voilà.

- Merci. Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas mais...

- Mais ?

Ce fut à son tour de soupirer.

- Je ne sais pas ce qu'il y a eu entre vous, mais vous devriez songer à effacer tout ça, ou ça va vous détruire tous les deux.

- Tu as raison, ça ne te regarde pas.

Il s'en voulut aussitôt de ce ton sec et de ces paroles blessantes, mais elle ne parut pas être atteinte.

- D'accord, fut sa réponse. Excuse-moi.

Il voulut s'excuser lui aussi mais n'y parvint pas. Il se contenta d'hôcher la tête.

- Ce n'est pas grave.

- Je crois que je vais y aller.

- Mais tu comptes revenir ? demanda t-il presque malgré lui.

- Bien sûr ! Ne t'inquiète pas pour ça. Et encore merci.

Lorsqu'elle referma la porte, Andy réalisa qu'il était midi et que son service était terminé. Il allait rentrer. Et boire. Pas tant pour oublier Eddy que les paroles de Tania. Car, et cela l'effrayait par dessus tout, elle avait raison. S'il ne reglait pas ses problèmes avec Ed, ils les détruiraient tous les deux. Peut-être était-il temps qu'ils s'accordent mutuellement le pardon.

 

* * *

        Comme toujours, la sonnerie de midi fut accompagnée des cris et des soupirs de soulagement de la quasi-totalité du lycée. Les cours venaient de reprendre, et les élèves n'avaient pas encore vraiment retrouvé leur rythme de période scolaire. Sebastien et Diana quittèrent sans regret les intégrales et les primitives pour retrouver la neige et les rayons de soleil de l'extérieur. Ils furent bientôt rejoints par leurs trois amis, alors qu'un joyeux bruit de klaxon se fit entendre. La BM beige pas vraiment reluisante de Lucie se gara devant eux.

- On va manger un morceau à l'extérieur, fit Jess en se tournant vers les quatre autres. Vous venez ?

Diana et Lauren montèrent aussitôt à l'arrière, le frère de cette dernière s'apprêtait à faire de même mais sentit quelqu'un le retenir par le poignet.

- Une autre fois peut-être, fit David, à la surprise de son ami. Sebastien et moi on doit parler... entre homme disons.

Bien que surpris, l'intéressé ne contredit pas son ami. Jess sourit, se retenant visiblement de rire.

- D'accord, on vous laisse "entre hommes", répéta t-elle.

L'antique voiture redémarra et les deux garçons se retrouvèrent seuls. Ils ne leur fallut guère plus de quelques minutes pour trouver une table relativement propre.

- Tu m'expliques ? fit Sebastien une fois qu'ils furent assis.

- Je crois que j'ai un problème.

Seb posa son verre, intrigué. David n'était pas le genre de personne à parler de manière directe de ce qui le tourmentait.

- Lequel ?

- Je suis amoureux.

Le jeune asiatique étira ses lèvres en un sourire amusé et ravi.

- Et pour toi ça c'est un problème ?

- Ce n'est pas ça... c'est compliqué.

- Raconte-moi, fit Sébastien, de plus en plus curieux.

David se prit le visage entre les mains et secoua la tête de droite à gauche.

- C'est la situation dans laquelle se trouve la personne concernée qui rend la chose compliquée.

Son interlocuteur écarquilla les yeux.

- Ne me dis pas que c'est ma soeur ou...

- Non, non ! s'empressa de répondre David. Bien sûr que non.

Il inspira à fond.

- Je crois que je suis amoureux de Jess.

Un ange passa, c'était le cas de le dire, puis Sebastien reprit la parole.

- Et dans l'histoire, ce qui te bloque, c'est Angel.

- Exactement. Oh, crois-moi, je l'adore mais...

- Je comprends tout à fait, l'interrompit le jeune homme. Je me verrais mal sortir avec une fille qui en est deux.

Il s'arrêta un instant, se demandant si ce qu'il venait de dire avait un sens.

- Enfin bref, effectivement, tu as un problème. Qu'est-ce que tu comptes faire ?

- Pourquoi tu crois que je t'en parle ? J'ai besoin de conseils, d'un avis extérieur.

Quelque chose ne collait pas, Sébastien comprit alors quoi.

- Est-ce que ça fait longtemps que tu éprouves ce genre de choses à l'égard de Jessie ?

- Bien avant l'arrivé d'Angel, oui.

- Comment se fait-il qu'elle n'ait rien pressenti ?

Ils laissèrent planer la question quelques secondes.

- Je crois qu'elle n'a jamais vraiment su décrypter les émotions que les gens ont à son encontre. Souviens-toi, l'an dernier, quand Ryan lui avait fait sa "déclaration". Elle était la première surprise, alors qu'ils étaient assez proches.

- C'est vrai, reconnut Sébastien.

- Ça ne me dit toujours pas ce que je dois faire.

- Je crois que tu devrais lui dire. Etre honnête. Continuer à garder tout ça pour toi ne fera rien avancer, et je pense que la situation ne t'est pas des plus confortables...

- Tu penses bien, avoua David. Mais je ne peux pas... à cause d'Angel.

- Comment elles font à ton avis ?

- De quoi tu parles ? fit l'autre, l'air perplexe.

- Et bien est-ce qu'elles tombent amoureuses des mêmes personnes ? Est-ce qu'il faut qu'un garçon leur plaise à toutes les deux pour qu'elles s'autorisent à...

- Je ne me suis jamais posé la question. Mais à mon avis, elles ont d'autres choses à penser. Le problème n'a pas encore du se poser.

Le sujet le troublait en vérité. Il n'avait pas vraiment envie d'y penser. En réfléchir, si David avait toujours été prompt à soutenir Jess, il était sans doute du petit groupe le moins proche d'Angel. Ce n'était pas pour rien qu'il avait été le plus réticent à croire à son existence. Il n'avait pas voulu y croire, l'idée d'une autre personne dans la tête de celle dont il était amoureux était trop... dérangeante.

- Bon, maintenant dis-moi, c'était juste pour ça que tu ne voulais pas manger avec les filles ?

La voix de Sebastien le tira de sa petite introspection.

- En fait... t'as raison, il y a autre chose. C'est Lucie.

- Lucie ?

- Je dois t'avouer que j'ai un peu de mal à la regarder en face. Elle est revenue, et rien ne pouvait me rendre plus heureux. Mais je me sens coupable.

- De quoi au juste ?

David commença à faire de grands gestes avec ses mains, ce qui était chez lui un signe de nervosité.

- Lorsqu'on nous a demandé, il y a quelques semaines, s'il fallait ou non laisser la maintenir en vie... rappelle toi, j'étais le premier à dire non. Si ça n'avait tenu qu'à moi, elle serait morte.

- Mais ça ne tenait pas qu'à toi. Moi aussi, j'étais plutôt contre cet acharnement thérapeuthique si tu te souviens bien. Je comprends ce que tu ressens, mais je ne pense pas que tu doives t'en vouloir. Lucie ne t'en veut pas.

- Je ne lui ai rien dit. Quand je pense que nous voulions...

- Je ne crois pas que nous ayons eu tort sur le principe. Tu sais j'ai discuté de ça avec elle... et elle m'a assuré qu'elle n'aurait pas voulu continuer comme ça. Que nous aurions pris la bonne décision.

- Elle serait morte à l'heure qu'il est. Alors qu'à présent, elle est bien vivante. Tu n'imagine pas ce que c'était d'avoir ne serait-ce qu'un instant le pouvoir de vie ou de mort...

Il s'interrompit, réalisant avoir commis une maladresse.

- Je crois bien que si.

David baissa la tête et s'excusa.

- Y'a pas de mal. Tu sais... la veille de son réveil, j'étais allé voir Lucie à l'hôpital. Et je lui ai tout raconté à propos de ce que j'avais fait... ce que j'avais fait pour elle, du moins c'est ce que j'avais cru.

- Et ?

- Lorsque je lui ai parlé il y a quelques jours, je me suis rendu compte qu'elle avait tout oublié, ou bien qu'elle n'avait pas entendu. Et sur le moment je n'ai pas eu le courage de me... confesser de nouveau. Ce n'était pas le bon moment. Mais ça viendra.

- Ce doit être étrange pour elle. Elle a... dormi pendant quelques temps, et à son réveil nous sommes tous devenus d'autres personnes.

- Pas d'autres personnes, le corrigea Sebastien. Les mêmes. Mais nous avons changé.

- Alors il va lui falloir... en fait il va nous falloir à tous réapprendre à nous connaître.

David acquiesça.

- Ou peut-être juste apprendre à nous reconnaître.

 

* * *

        Sa conversation avec Angel lui tournait toujours dans la tête le soir venu. L'idée de retourner dans le niveau sept l'effrayait. Elle ne se rappelait que trop bien ce à quoi elle y avait été confrontée.

- Cette fois ce sera différent, intervint Angel. Nous y entrerons de notre plein gré. Et je contrôlerai plus ou moins ce qui nous arrivera.

- C'est ce "plus ou moins" que je n'aime pas.

- Je comprends tes réticences. Mais nous devons savoir ce qui est arrivé à Lucie avant que les choses ne deviennent plus complexes encore.

Jess soupira. Dans le fond, sa confiance en Angel surpassait de beaucoup sa peur.

- Tu as gagné.

Comme elle disait ces mots, Thomas entra dans sa chambre, comme toujours sans frapper.

- Tu viens te mêler aux vivants ? fit-il.

- Hey, ça veut dire quoi ça ?

- Laisse tomber.

- Non, explique-toi, insista t-elle.

Le jeune garçon vint s'asseoir sur son lit, à coté d'elle.

- C'est juste que si tu vivais sur une autre planète je ne verrai pas la différence.

Sa soeur sourit à l'évocation d'une autre planète. Si Tom savait...

- Tu n'es pas si loin de la vérité, répondit-elle.

- Ah oui ? Raconte...

- Oh, disons que je suis juste dans la lune, se rattrapa Jess.

- Ben redescend sur Terre de temps à autre. C'est un endroit très sympa.

Elle lui jeta un regard de biais, et il lui fit un clin d'oeil comme s'il avait lu dans ses pensées.

- Crois-moi. Un endroit très sympa.

 

* * *

- Comment as-tu pu me cacher un truc pareil ?

- Je ne t'ai rien caché David, je n'ai pas encore eu l'occasion de t'en parler, c'est tout.

Leurs voisins pouvaient en témoigner, il était plutôt rare que le ton monte de la sorte chez les Phillips. Mais lorsque cela arrivait, ils ne faisaient pas vraiment dans la demi-mesure. Lisa venait d'annoncer à son fils qu'elle avait obtenu un poste à Steinbeck.

- Mais tu aurais pu m'en parler avant  de prendre la décision de venir travailler dans mon lycée.

- Ca te gêne ? fit-elle, vexée.

Le jeune homme baissa la tête, se sentant soudainement stupide. Mais il n'avait pas les idées très claires ces derniers jours.

- Maman... ce n'est pas tant le fait que tu bosses à Steinbeck qui me dérange. C'est... ça va te paraître idiot, mais j'ai cru que tu me cachais quelque chose et... je suis un peu sur les nerfs ces temps-ci. Excuse-moi, d'accord ?

- Bien sûr...

Le remords la saisit presque immédiatement. Il avait raison, elle lui cachait quelque chose. Et elle s'en voulait tellement de ne pas dire à David que, consciemment ou non, elle se rapprochait plus qu'elle ne l'aurait souhaité d'Alphonse Barnett. Lisa se mordit les lèvres pour ne rien dire.

 

* * *

        Il était minuit passé, et Jack Willis ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il avait passé une très bonne soirée en compagnie d'Al, mais à présent, seul dans son lit, ses pensées troubles le rattrapaient. La joie et la peine se mêlaient dans son esprit, de façon très contradictoire. Il était heureux que sa soeur aille mieux, sincèrement heureux. Et il était presque aussi triste à l'idée de perdre Georges. Pourtant, ce n'était pas comme si l'enfant allait sortir de sa vie : il restait son oncle, et nul doute que Carla aurait encore besoin de son aide... mais c'était différent. Il allait... pourquoi ne pas aller au fond des choses ? Il allait se retrouver seul, et c'était ça qui lui faisait le plus de mal.
Il cligna de ses yeux fatigués à plusieurs reprises et se leva. Le plus silencieusement possible, Jack entra dans la chambre de son neveu endormi. Le petit garçon était étendu, paisible, dans ses draps décorés de personnages de dessins animés. Jack sourit. Il se rappelait des premières nuits agitées de Georges chez lui, lorsqu'il se réveillait au milieu de la nuit en pleurant après Carla. Aujourd'hui, l'entente avec son oncle était parfaite, et il ne faisait plus de mauvais rêves. Une bouffée d'affection le saisit. Dieu ce que ce gosse allait lui manquer !
Mais il serait sans doute heureux de retrouver sa mère, même si les débuts risquaient d'être difficiles. Carla n'avait pratiquement plus d'argent et son appartement n'était pas très accueillant pour un enfant. Il eut soudain une idée, et se demanda comment il n'avait pas pu y songer plus tôt. Il allait proposer à sa soeur de s'installer ici ! Le temps qu'il faudrait pour qu'elle retrouve un emploi et parvienne à une situation stable. C'était la solution idéale, pour elle, pour Georges... et pour lui. Sauf que ça voulait aussi dire terminé les soirées entre célibataires avec Al. Mais peut-être qu'Al ne serait plus célibataire longtemps...  en tout cas il le lui souhaitait. Même s'il avait sans doute raison lorsqu'il pensait qu'avoir une relation avec Lisa irait contre l'éthique. Il soupira. Pourquoi tout dans la vie se devait d'être aussi compliqué ? Son ami avait probablement trouvé la femme, et elle lui était comme interdite. Lui-même commençait à trouvait la solitude un peu pesante. Et dire qu'il s'était si longtemps targué d'aimer sa vie telle qu'elle était...
Parce que c'était vrai. Il avait Al, il avait Georges, des gens qui comptaient pour lui et pour qui il comptait. Et il n'y avait finalement pas tant de personnes qui pouvaient en dire autant.

 

* * *

        Pour une fois elles n'avaient eu aucun mal à s'endormir. Mais il leur fallait d'abord prendre conscience d'être dans un rêve, c'est-à-dire dans le premier niveau, pour pouvoir ensuite se rendre dans le niveau sept. Angel pouvait ressentir la peur de son amie. Elle-même n'était pas vraiment certaine de pouvoir se rendre ainsi dans ce fameux niveau. Depuis que Oz avait libéré une certaine partie de sa mémoire, son contrôle sur son esprit et celui de Jess s'était beaucoup amélioré. Mais le niveau sept restait le niveau sept, le chaos total et... et elles y étaient à n'en pas douter. Le décor mouvant, la sensation que ni le temps ni l'espace n'existaient vraiment...

- Nous sommes arrivées, comprit immédiatement Jess.

Comme lors de leur dernier passage, elle et Angel étaient dissociées en deux enveloppes distinctes mais identiques.

- Je vous attendais, mais j'imaginais que vous viendriez plus tôt...

L'humaine sursauta tendit que l'ange se tourna calmement vers le Médiateur.

- Vous nous attendiez ? Pourquoi ne pas venir vous-même ? demanda t-elle.

- Et bien je pensais que c'était à vous de faire la démarche. J'attendiez que vous soyez prête. Ce que je n'explique pas c'est la présence de votre hôte.

- Ca fait plaisir, grommela Jessie.

- De quoi est-ce que vous parlez ? fit Angel, sincèrement étonnée.

Un air de surprise passa brievement sur le visage de l'homme en noir.

- Oh. Vos amis ne vous ont rien dit quant à ce qui fait votre spécificité...

- Mais vous vous savez, comprit Jess.

- C'est exact.

- Dites-le nous alors.

- Non ! intervint Angel.

Devant le regard interrogateur de son hôte, elle expliqua :

- Oz m'a dit que je devais le redécouvrir par moi-même.

- Dans ce cas pourquoi êtes-vous venues ?

- Nous voulons que vous nous parliez de Lucie. Est-ce vous qui l'avez ramenée ?

- Non. Je vous l'ai déjà dit, je ne peux interagir avec le niveau six.

Il venait implicitement d'admettre être au courant de la situation.

- Vous savez qui a fait ça.

- Oui, mais je ne peux pas vous le dire.

- Pourquoi ? Ce ne serait pas amusant, c'est ça ? avança Jess.

- Si je vous donne cette information, je devrais faire de même pour Ceux qui Savent. Leur donner quelque chose en échange.

- Et pourquoi ne pas le faire ? intervint une quatrième personne.

Jess le reconnut tout de suite : il s'agissait de l'homme qui les avait attaquées la dernière fois qu'elles étaient venues.

- Valentin, le salua le Médiateur, sans donner son nom.

- J'espérais bien qu'un jour cette situation se présenterait. Je suis curieux de voir à quel camp vous allez vous rallier.

- Je crois que je vais jouer les spectateurs. Ce qui suit devrait être intéressant.

Le dénommé Valentin sourit et tendit la main droite en direction d'Angel.

- Je ne crois pas. Ce sera extrèmement rapide.

La Daeren sentit alors quelque chose se faufiler dans sa conscience, comme s'il essayait de... saisir son esprit. Elle fit un effort surhumain pour ne pas se laisser submerger par la terreur. Gardant son calme du mieux qu'elle le pouvait, elle tenta d'inverser le procéssus. L'effet fut immédiat. Celui Qui Savait s'immobilisa, le visage crispé.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Jess, paniquée.

- Il ne s'attendait pas à ça, fit le Médiateur. Très joli coup Angel.

Avant que l'ange n'ait pu lui demander une quelque explication, il s'évapora. La Daeren s'approcha de Valentin. Son essence semblait être en une sorte d'animation suspendue.

- Nous avons le contrôle de son esprit... expliqua t-elle.

- Comment c'est possible ?

- C'est sans doute lié à ma "spécificité"...

Jess se déplaça tout autour de l'être figé.

- En tout cas il avait raison : c'était rapide !

- On ne peut pas se permettre de le faire revenir à la surface.

- On ne peut pas le tuer !

- Nous n'aurons sans doute jamais d'autre occasion de... régler ce problème.

Angel secoua la tête.

- Ca ne change rien pour moi. Je ne tuerai pas cet homme.

- Il doit bien y avoir un autre moyen de le neutraliser... laissons-le ici ! Bloquons-le dans le niveau sept, et de cette façon nous n'aurons plus à le craindre.

- Sauf si nous y retournons.

Son hôte la fixa avec une expression étonnée.

- Je ne compte pas remettre les pieds... ou la tête, peu importe, dans ce niveau.

- Pourtant c'est sans doute ici que se trouvent les réponses à toutes les questions que soulèvent les humains. Ce niveau c'est vous ! Vos peurs et vos mauvais cotés, c'est vrai. Mais il y a tellement plus... nous fermer la porte du niveau sept serait une erreur Jess.

La jeune fille sembla reconsidérer la question.

- Tu as peut-être raison. Il n'en demeure pas moins que cet endroit me fait peur... que les humains me font peur.

- Tu es humaine toi-même.

- Me connaissant, ça me fait encore plus peur.

Angel esquissa un sourire, Jess le lui rendit.

- Bon, alors qu'est-ce qu'on fait ?

- Je n'en sais rien...

- Est-ce que tu pourrais déplacer l'esprit de Denton à un autre niveau ?

- A quoi tu penses ?

- Niveau quatre. Coma stade deux. Ca devrait le mettre hors d'état de nuire tout en lui laissant une chance de se réveiller un jour. Ca me semble juste.

- Sauf que ce n'est pas à nous de juger.

- A qui d'autre ? Fais-le Angel, c'est la meilleure solution. Nous ne le condamnons pas à mort ! Crois bien que si la situation était inversée, il n'hésiterait pas à nous expédier dans le niveau six.

- Et alors ? Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne.

- Pour toi non. Et tu as sans doute raison. Mais tu es sur Terre. Ici la raison... disons que ça ne suffit pas toujours.

La Daeren poussa un long soupir.

- Je vais le faire. Mais si jamais il... "glissait" vers le niveau six, je reviendrai le chercher.

- Bien sûr, acquiesça Jessie.

Angel se concentra, et sans savoir comment, se retrouva simultanément connectée à tous les niveaux de l'inconscience. Seule la surface n'était pas reliée à son esprit. Manipulant l'être de Valentin Denton, Celui Qui Savait, elle parvint à l'amener au quatrième niveau avant que la totalité des ponts psychiques créés ne disparaissent. Son essence se stabilisa de nouveau dans le niveau sept. Elle s'aperçut qu'elle était prête à s'écrouler et que Jess la retenait.

- J'espère que je ne le regretterai pas... non en fait je regrette déjà, fit-elle.

- Partons d'ici, répondit juste la jeune humaine.

 

* * *

        C'était la première fois depuis plusieurs mois que Cassandre O'Connor remettait les pieds au quartier général du DOME, bien qu'elle en fut l'une des quatre associés. Et sans doute la plus influente. Elle entra sans le moindre problème dans les locaux, mais dut se soumettre à un contrôle rétinien pour pénétrer la partie la plus intéressante du complexe. Elle vérifia une nouvelle fois que le précieux contenu de son enveloppe était intact. Emmerson l'avait faite venir pour une urgence. Plus tôt, Denton l'avait déjà contactée. Ils tenaient enfin une piste sérieuse pour retrouver la Daeren opérant à New-York, et il était plus que temps.

- Cassandre, vous êtes là, l'appela Katia de l'autre côté du long couloir blanc.

- Vous avez trouvé l'hôte ? demanda t-elle sans préavis.

- Ce n'est pas pour ça que je vous ai contactée, suivez-moi vous allez comprendre.

Elle suivit Emmerson jusqu'au labo qu'elle reconnut bien : c'était là qu'était installé l'équipement leur permettant de se rendre dans le niveau sept. Mais il avait visiblement était aménagé en une espèce d'infirmerie. Valentin Denton était étendu, inconscient, les éléctrodes toujours reliées à son crâne et sous surveillance d'un monitoring. Les écrans de contrôlent montraient qu'il y avait un sérieux problème... Cassandre comprit que l'esprit de Denton n'était plus sous contrôle du Dome comme il devait l'être lors d'une exploration du niveau sept.

- Que s'est-il passé exactement ? demanda t-elle d'un ton sec.

- Tiens, je vous imaginais omnisciente, répliqua Katia avec cynisme. Nous avons de nouveau localisé la cible dans le niveau sept. Denton y est descendu, et il s'est passé quelque chose. Je pense que la cible l'a attaqué. Depuis il est dans cet état.

- Très impressionnant, fit Cassandre en un sourire malsain. Il nous faut absolument cette Daeren. On ne m'a pas menti quant à ses capacités...

- Et que comptez vous faire d'elle une fois qu'elle sera en notre possession ?

- Je veux l'acquérir.

- L'acquérir ?

- Et parvenir à la contrôler. Elle n'est pas juste une Daeren. Elle est bien plus que ça !

- C'est-à-dire ?

- Vous le saurez en temps voulu, lâcha t-elle, la lassitude et le mépris dans la voix. En attendant...

Elle lança à sa collègue la grande enveloppe matelassée, dont Katia tira deux fioles emplies d'un liquide rouge sang aux reflets argentés.

- Qu'est-ce que c'est ?

- C'est à mettre en lieu sûr. J'en aurai besoin pour l'acquisition. Autre chose : je vais changer d'hôte. Aujourd'hui. Il faudra modifier le scanner et surtout préparer la procédure.

Puis sans un merci ou quelconque autre forme de politesse, elle tourna les talons et repartit d'une démarche un rien hautaine. Katia leva les yeux au ciel. O'Connor, comme Denton, était une personne... spéciale, et cela ne tenait pas qu'à sa capacité de changer de corps comme elle s'apprétait de nouveau à le faire. Katia appréciait plus ou moins Valentin, même si son don d'empathie la mettait parfois mal à l'aise. En revanche, elle trouvait Cassandre malsaine. Elle vouait aux Daerens des sentiments proche de la haine. Bien sûr, des liens tout particuliers l'unissaient à eux, mais justement, Katia comprenait d'autant moins son attitude. N'était-elle pas la mieux placée pour... Et avec Valentin inopérationnel, O'Connor se retrouvait aux commandes, ce qui changeait complétement la donne. A présent, ils jouaient sur un tout autre terrain, sans avoir pris le temps d'apprendre les nouvelles règles.
Depuis quelques temps, Katia songeait sérieusement à revoir ses options, à reconsidérer les raisons qui justifiaient son appartenance au Dome. Plus elle en apprenait sur les daerens, plus il lui devenait difficile de continuer. Elle se raccrochait à ses convictions, à ce qu'on lui disait depuis le début : elle se battait pour le libre arbitre, pour la liberté de penser des humains. Seulement... avec ou sans daerens, étaient-ils vraiment libre de penser ? Avait-elle elle-même cette liberté ?

 

* * *

         Al poussa un gémissement à la vue du nombre de copies qui lui restaient à corriger. Il songeait sérieusement à ne plus de donner de dissertations à ses élèves, ce qui aurait diminué son temps de travail et augmenté sa popularité par la même occasion.
Ayons le courage d'être paresseux, s'ordonna t-il en rangeant les devoirs dans sa serviette. Il les rendrait la semaine prochaine, après tout il n'y avait pas d'urgence.
Trois petits coups timides furent frappés à la porte de son bureau, et Lisa entra.

- Bonsoir, l'accueillit il chaleureusement. Alors, ces premiers jours, comment se passent-ils ?

- Pour ce qui est du travail, tout va très bien.

- Mais ? devina Al.

- Mais David n'a pas apprécié. Nous nous sommes disputés hier soir, fit-elle en baissant la tête, comme fautive.

Al referma sa sacoche et tous les deux sortirent pour aller s'asseoir sur le banc du couloir.

- Je suppose qu'il lui faut un peu de temps pour se faire à cette idée, essaya t-il de la rassurer.

Lisa soupira.

- En fait il n'y a pas que ça...

- Quoi donc ?

- Vous savez, je ne lui ai rien dit de votre invitation à dîner la dernière fois que nous nous sommes vus...

- Ecoutez Lisa...

Il prit sa main dans les siennes.

- A ce propos, je tenais vraiment à m'excuser. J'ai... je n'ai pensé qu'à moi en vous faisant cette proposition et...

- Ne vous excusez pas ! J'ai passé une délicieuse soirée et... et je ne regrette rien, fit-elle, appuyant sur les mots.

- Mais j'aurais du penser aux conséquences... le fait que je n'ai pas réfléchi parce que j'étais am...

Il s'arrêta, n'osant aller jusqu'au bout de sa phrase, et par delà jusqu'au bout de ce qu'il ressentait.

- Je crois comprendre, assura Lisa avec un sourire en coin, tout en se rapprochant imperceptiblement du petit homme.

- Cette situation ne peut se faire... à cause de votre fils et...

- C'est vrai, ça ne peut se faire...

- Pourtant, lâcha Al, presque malgré lui.

- Oui pourtant...

Aucun des deux ne semblait remarquer que leur conversation n'avait quasiment de sens, trop absorbés dans la contemplation de l'autre. Al avança son visage vers celui de Lisa.

- Nous ne devrions pas... murmura t-elle.

- C'est vrai...

Mais déjà ils s'étaient un peu plus rapprochés, et déjà ils joignaient tout doucement leurs lèvres... avant de reculer d'un même mouvement.

- Nous ne devrions pas, répéta Lisa.

- Mais si vraiment nous n'allions pas le faire, nous utiliserions l'indicatif...

- Nous ne devons pas, essaya t-elle alors, avant de déclarer avec une moue dubitative : c'est vrai que ça sonne moins bien.

Et d'un silencieux mais commun accord, ils reprirent où ils en étaient.

 

* * *

    Tania s'était rendue à l'adresse que lui avait donné Andy, mais sans résultats. Elle avait fouillé une bonne partie de la ville et, découragée, avait décidé de retourner à l'hôtel. Lorsqu'elle vit Ed assis sur les marches, l'attendant, elle se sentit renaître.

- Je t'ai cherché partout, cria t-elle avant même de le prendre dans ses bras. Je me suis faite un sang d'encre.

- Je sais... excuse-moi en lui rendant son étreinte. Je t'avais dit que j'avais besoin de réfléchir.

- Et tu l'as fait ?

- Oui. Tu avais raison. Il est temps que tu saches la vérité. Que tu saches qui je suis.

- Rentrons, proposa t-elle.

Ils gagnèrent leur chambre et s'asseyèrent l'un à coté de l'autre. Eddy baissa la tête, comme découragé devant un mur trop haut à franchir.

- Ed... fit doucement Tania.

- Mon nom complet est Edward Riker, lâcha t-il.

Bien qu'intense, la surprise n'ota pas la voix à la jeune femme, loin de là.

- Tu veux dire qu'Andy est ton... frère ?

- Oui.

- Vous ne vous ressemblez pas du tout.

- C'est peut-être pas le moment idéal pour les plaisanteries.

Elle lui fit un sourire d'excuse.

- Pardon, je tentais juste de détendre l'atmosphère. Allez, raconte-moi, dit elle en calant sa tête contre son épaule.

Il lui raconta. Pendant une durée qu'elle aurait été bien incapable de définir, il raconta. Il lui expliqua qu'il était autrefois le coéquipier d'Andy. Et que tous les deux formaient ce qu'on appelait un duo du tonnerre, comme ceux que l'on voyait dans les vieilles séries policières, même si Ed avait parfois quelques ennuis avec la justice. A l'époque, son frère était marié, lui avait quelques aventures à droite à gauche. Ils étaient heureux tous les deux.
Jusqu'à ce que le meilleur ami d'Andy, Scott Fisher, officier de police lui aussi, soit tué dans l'exercice de ses fonctions. Andrew s'était arrangé pour que lui et Ed soit chargé de l'affaire. Une affaire personnelle. Une erreur à ne pas commettre. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour retrouver le meurtrier de Fisher. Ils s'étaient rendus à son domicile, seuls, sans renforts. Il y avait eu une fusillade dans la rue. Certes, c'était Andy qui les avait amené là, c'était à cause de sa colère et de sa douleur que ce carnage avait commencé. Mais c'était lui, Ed, qui dans le feu de l'action, avait abbatut un passant. Un tout jeune garçon.
Lorsqu'Andy l'avait vu, étendu sur le sol, le sang tout autour de lui, il s'était mis à pleurer. Chose que son frère ne l'avait jamais vu faire, pas même à l'enterrement de Scott.
Il avait couvert Ed. Ses antécédents lui auraient assuré la prison. Il avait maquillé la scène du crime, mentit sur les circonstances. Eddy avait démissioné. Et Andrew avait commencé à boire. Peu de temps après, sa femme était partie.
Lui, s'était replié sur lui-même, avait tout perdu, job, amis, et famille. Il avait renié le nom de Riker. Il ne voulait plus être apparenté à lui. Car s'il avait tué ce gamin d'une balle perdue, c'était en essayant de sauver la vie d'Andy. Il avait d'ailleurs réussi : son frère aurait été mort s'il n'avait pas tiré. Et le jeune garçon vivant.
Tania comprenait qu'Ed tienne Andy pour responsable : il les avait mis dans cette situation, qui n'aurait jamais du se présenter. Eddy l'avait sauvé, et sa vie en avait été balayée. Elle saisissait tout aussi bien le point de vue d'Andy, elle connaissait la douleur qu'était de perdre un être cher. Elle aurait même agit comme lui, elle en était certaine. Et puis, il avait lui aussi plus ou moins sauvé son frère. C'était étrange, ils se devaient tous les deux à la fois la vie, et la fin de ce qu'elle avait été auparavant. Elle songea que la vie jouait réellement de drôle de tours aux gens.
Elle ne sut dire ce qui dans cette histoire la marqua le plus. Peut-être le simple fait d'entendre Ed parler d'Andy en l'appelant par son prénom.

- Maintenant que tu sais je suppose que tu vas partir, conclut-il.

Elle prit sa main dans la sienne.

- Non. On ne juge pas quelqu'un sur ses fautes passées. Tu es quelqu'un d'autre maintenant, un nouvel homme.

Des larmes se mirent à couler sur les joues salies de l'ancien Edward Riker.

- Un homme que je veux apprendre à connaître, ajouta Tania.

 

* * *

        Assistée de Mitchell, Katia terminait les préparatifs au changement d'hôte d'O'Connor.

- Je me demande qui sera le nouveau... pensa Denis à voix haute.

- Ce qui me gène c'est ce qu'on va faire de celui qu'elle a actuellement. Elle y est depuis si longtemps que l'être originel a du être anihilé. On va se retrouver avec un corps vide... et pas celui de n'importe qui.

- Justement, pourquoi changer ? Sa position nous assurait bien des appuis, des rentrées d'argent non-négligeables et une protection optimale. Quel intérêt a Cassandre d'abandonner l'identité d'Elisabeth Wyner ?

O'Connor occupait depuis plusieurs années le corps d'une des hautes fonctionnaire du service de police New-Yorkais, aussi connue sous le surnom du "Double". Car elle ne se contentait pas de contrôler le NYPD, mais aussi un réseau de drogue qui consistuait la première source de revenus du Dome.

- Tout d'abord, ça devenait dangereux. Une histoire avec un petit dealer, Devon Granger, a mis les soeurs Mallory sur la piste de Wyner.

Helen et Kathleen Mallory avaient une réputation connue de toute la ville.

- En fait O'Connor a même appris que Mallory avait sollicité l'aide officieuse d'un inspecteur au sein même du département de police. Ils auraient bien fini par remonter jusqu'à elle.

- Il suffisait de s'en débarasser.

- Ca aurait fait beaucoup de disparitions autour d'elle. Et puis surtout... on lui a assuré que son nouvel hôte vaudrait largement le sacrifice.

Denis haussa les épaules, plus ou moins convaincu. Cassandre entra au même moment.

- Le moment est venu

- Tout est prêt.

Elisabeth Wyner alias Cassandre O'Connor prit place, et le processus commença. Dans quelques minutes, Cassandre aurait intégré un nouveau corps, quelque part en ville, et il incomberait à ses deux acolytes de se débarasser de celui d'Elisabeth.

 

* * *

    Kathleen était repartie chez elle. Même si, elle devait l'admettre, le déjeuner de la veille en compagnie de Jo s'était plutôt bien passé, elle ne tenait pas trop à revivre l'expérience. Elle avait donc laissé les deux tourtereaux tous les deux. Et Helen lui manquait. C'était une sensation étrange, nouvelle. Pendant plusieurs années, elle n'avait pas cherché à renouer de liens avec sa soeur, et cela ne lui avait pas manqué. Mais les circonstances les avaient amenées à se revoir, et elle avait réalisé qu'elle se mentait. En vérité elle en avait assez d'être seule, de ne pas pouvoir parler, de garder pour elle ce qui la rongeait tant. Helen lui avait demandé plus d'une fois ce qui lui était arrivé. Et Kathy avait été tentée plus d'une fois de tout lui dire. Seulement elle n'était pas prête. Et depuis qu'elle s'était de nouveau rapprochée de sa cadette, la tâche lui paraissait encore plus difficile. Sans doute parce qu'elle craignait de la perdre de nouveau.
Bientôt. Bientôt elle trouverait le courage de s'expliquer. Pour l'instant... c'était encore trop tôt. Elle commençait à peine à créer une relation avec Helen.
En attendant, il fallait qu'elle se change les idées. Elle se remit à penser à Daniel Lewis, le psychiatre qu'elle avait engagé pour son dernier procès. Et à Jessie Wells, l'adolescente qui semblait apparaitre partout où elle allait. Qu'ils se connaissent tous les deux étaient une drôle de coïncidence. Elle avait saisit l'opportunité d'en apprendre plus sur cette mystèrieuse jeune fille en proposant à Lewis de le raccompagner. Il avait accepté la proposition, mais dès qu'elle avait prononcé le nom de Wells, il s'était rétracté. Pourtant, elle sentait qu'il avait envie lui aussi d'en savoir plus. Il faudrait qu'elle le recontacte. Le plus rapidement possible.

 

* * *

        Ce ne fut que plus d'une heure après le transfert qu'O'Connor ne recontacta le quartier général.

- Tout s'est parfaitement déroulé, annonça t'elle d'emblée.

- Alors ?

- Je collecte le plus d'information sur mon hôte et je vous rejoins. Son esprit est d'une résistance exceptionnelle, mais il est vrai qu'il contient des éléments plus qu'intéressants.

- Venez-en au fait, soupira Katia, lasse.

- L'ancien hôte de la Daeren était sous mes yeux depuis le début.

- Sous vos yeux ? répéta Mitchell, surpris.

- Disons sous ceux d'Elisabeth Wyner. Et voici le nom du nouveau : Jessie Wells. Je veux qu'elle soit là à mon retour.

Elle coupa la communication sans un mot de plus.

- On lance la procédure de recherche, ordonna Katia.

Elle se tourna vers Mitchell.

- Je n'aime décidément pas la tournure que prennent les choses.

- Pourquoi donc ? Nous aurons bientôt terminé.

- C'est bien ce qui me fait peur.

 

* * *

                Cloîtrées dans son appartement, Jess et Angel attendaient le retour de Lucie. Elles revenaient d'une sortie avec la petite bande et avaient passé une après-midi agréable. Ni l'une ni l'autre n'avait voulu parler de ce qu'elles avaient fait à Celui Qui Sait. Ce qui s'était passé cette nuit les tourmentait quelque peu, et Jess souhaitait en parler à Lucie. Mais cette dernière était en retard, et la jeune fille commençait à s'inquièter. Angel elle, était en proie à une angoisse bien plus grande qui finit par tant la ronger qu'elle ne parvint plus à le cacher à son hôte.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda cette dernière.

- Ceux Qui Savent. Jess, ce n'est pas un hasard si ce Valentin était là en même temps que nous. Ils nous ont repérées. Lui il nous a vu, et ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'il ne te retrouve.

- Pas forcément...

- A l'heure qu'il est ils doivent déjà connaître ton identité Jess. Et nous ne sommes pas de taille à lutter contre ces gens.

- Tu n'as pas à t'en faire, ce type est hors-jeu à présent.

- Mais pour combien de temps ?

- Assez pour trouver une solution tu ne crois pas ?

- Non. Il n'est pas seul. Et le temps nous ne l'avons pas.

Il y avait une grande détermination dans sa voix.

- Pardonne moi pour ce que je vais faire, lâcha t-elle, avant que tout ne devienne noir.

Jess rouvrit les yeux. Angel était en face d'elle. Niveau sept. Elle soupira.

- Qu'est-ce qui se passe bon sang ?

- Il n'y a qu'un seul moyen pour que ces gens cessent de te poursuivre.

- Comment ça ?

Jess sentait, et cela l'effrayait plus qu'elle ne l'aurait cru possible, qu'Angel lui masquait une partie de son esprit, et qu'elle s'apprêtait à faire quelque chose... d'irréversible ?

- Angel dis-moi la vérité. Dis moi à quoi tu penses.

C'était si troublant de ne plus le savoir...

- Je nous ai amenées ici parce que je pense que ce sera plus facile de le faire en ce lieu.... Jess je suis désolée.

Deux larmes se mirent à couler sur les joues de son double aux yeux argentés.

- Désolée de quoi ? demanda t-elle.

Mais au fond elle connaissait la réponse, et le silence de l'ange valait mille confirmations.

- Je ne te laisserai pas faire, chuchota Jess d'une voix à peine audible.

- Nous n'avons pas le choix.

- Ce n'est pas vrai.

- D'accord. Nous l'avons. Et j'ai choisi.

La jeune humaine retenait avec difficulté ses larmes.

- Je n'ai pas mon mot à dire ? demanda t-elle d'une voix nouée.

Angel la prit dans ses bras.

- Je voudrais rester. Crois-moi, je voudrais tellement pouvoir rester. Mais je ne veux pas que mon hôte ne soit tué par ma faute... à nouveau.

- A nouveau ?

- Oh Jess, j'ai tué Holly, lâcha Angel.

La jeune fille resta muette quelques secondes.

- Raconte-moi, dit-elle finalement.

- J'ai... je ne peux pas.

Incapable de transcrire en mots l'oppressant et douloureux souvenir, elle ouvrit son esprit, invitant Jess à regarder dans sa mémoire. Cette dernière accepta l'invitation, et plongea dans les réminiscences de l'ange. Elle observa en silence. Lorsque qu'Holly tomba sur le sol, elle frissonna, mais ne dit mot. Revenue au niveau sept, elle s'accroupit aux cotés d'une Angel recroquevillée.

- Ce n'était pas ta faute. Holly... elle connaissait les risques, ceux de son métier, et ceux qu'il y avait à participer au projet. Et elle les avait acceptés. Comme moi je les ai acceptés. Je veux que tu restes Angel.

- Je ne peux pas...

- Mais...

- Je ne te demande pas de me comprendre. Juste d'accepter ma décision.

- Comment veux-tu que j'accepte... ça ? Si tu tiens vraiment à ce que je ne sois plus ton hôte, pourquoi ne pas demander à Christal ou à ce Oz de te faire quitter normalement mon corps ?

- Parce que notre fusion est inhabituelle. Parce qu'Holly est morte, et parce que je suis différente des autres Daerens.

- Mais en quoi bon sang ? Nous aurions du le demander au Médiateur...

- Je ne sais pas. Jess tu dois me laisser partir. Je le ferai avec ou sans ton accord. Mais ce sera moins pénible si tu ne me bloques pas.

- Et moi, qu'est-ce qui va m'arriver ?

Angel lui prit la main.

- Tu sais que je ne te ferai jamais de mal.

- Je sais...

La Daeren esquissa un sourire à ces mots. Mais il disparu bien vite.

- Il faut que je prévienne les autres. Je te connais, et je n'ai pas envie que tu restes seule à te morfondre après ma... mon départ, se reprit-elle.

- Comment tu vas faire ?

- Je crois pouvoir leur envoyer un message plus ou moins télépathique. Et ils seront là à ton réveil...

- Je te reverrai ?

- Tu en doute ?

- Je ne sais pas trop ce que je dois croire...

- Fais-moi confiance.

- Je te fais confiance... je t'ai toujours fait confiance.

- Je n'aurai pas voulu d'autre hôte tu sais.

Elle prit la jeune fille dans ses bras, cala sa tête contre son épaule, la laissant évacuer ce trop plein de crainte et de peine qui la rongeait.

- Tu vas me manquer.

Jess secoua la tête en signe de dénégation.

- Je ne te laisserai pas faire, répéta t-elle.

Angel déposa un baiser sur sa joue.

- Tu sais que si.

Elle ferma les yeux, et sembla s'éloigner, tout doucement. Jessie tendit la main, tentant de lui saisir le poignet, mais en vain. Une vive douleur la frappa alors. Puis tout se passa très vite. La jeune fille s'écroula sur le sol, et le froid lui fit comprendre qu'elle était à la surface. Elle eut juste le temps de constater qu'Angel n'était plus là avant de se sentir disparaître à son tour. Même si elle ne l'avait jamais vécu, elle était persuadée que ce qui la traversait était la sensation qui pénétrait chaque humain au moment de mourir.

 

* * *

        - Alors, qu'est-ce que tu en as pensé ?

- Que la prochaine fois c'est moi qui choisit le film !

Le couple venait de quitter leurs trois amis. Jess était allée chez Lucie, David raccompagnait Sébastien. Après leur sortie au cinéma, elles avaient décidé de passer la soirée à deux, chez les Nolane, toujours absents.

- Trois heures où l'on voit des nains des elfes et des hommes se taper dessus pour le contrôle d'une forteresse... J'en resterai au bouquin. Ton frère t'influence beaucoup trop en matière de gouts cinématographiques, ajouta t-elle.

Elle se laissa tomber sur le canapé.

- Lauren je voudrais te demander quelque chose.

Son visage était devenu sérieux tout à coup, ce qui fit naître chez sa petite amie un soupçon d'anxiété. Diana lui prit les deux mains et la fit s'asseoir face à elle sur le divan.

- Voilà, mes parents rentrent la semaine prochaine. Ensuite ils repartiront près d'un semestre.

- Oh.

L'idée de vivre six mois seule n'aurait pas vraiment enchanté Lauren, mais Diana souriait.

- J'aimerais savoir si tu voulais vivre avec moi durant ce temps.

- Tu veux dire, ici ?

- Oui.

La question la prenait au dépourvue. La proposition en elle-même était tentante. Seulement, il lui semblait que quelque chose ne collait pas. Par ailleurs cette impression ne datait pas d'hier.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Diana devant son air perplexe.

- Je ne sais pas trop comment t'expliquer. J'ai l'impression qu'il y a une raison qui m'échappe derrière tout ça.

- J'ai juste envie de passer de plus de temps possible en ta compagnie, je ne vois pas où est le problème.

Ce fut le déclic, peut-être à cause du mot "possible".

- Je trouve que tout va très vite d'un seul coup. On dirait justement que tu n'as plus de temps.

La jeune fille baissa la tête une fraction de seconde puis répliqua gentiment :

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Et toi qu'est-ce que tu me caches ? Tu crois que je ne m'en suis pas aperçue ?

- Lauren...

Mais les éléments se mettaient en place, telles les pièces d'un puzzle : les visites au centre hospitalier, l'attitude et les propos de son amie qui parlait si souvent ces derniers temps de "vivre au jour le jour".

- Qu'est-ce que tu es allée faire à l'hôpital Diana ? Pourquoi tu agis comme si ta vie aller s'arrêter demain ?

- D'accord, répondit la jeune fille plus durement qu'elle ne l'aurait voulu. Tu as gagné.

Sa voix était froide.

- Tu veux savoir ce que je suis allée faire ? Je suis allée chercher mon traitement.

- Tu es malade ?

- Pas vraiment. Et ma vie ne va pas s'arrêter demain, grogna t-elle, reprenant les paroles de Lauren. Seulement elle risque de changer...

Sa petite amie ne savait trop quoi dire. Elle était attristée et par delà, en colère.

- Sans entrer dans les détails, poursuivit Diana, j'ai un... problème médical qui à long terme risque de me rendre aveugle. Voilà, c'est tout.

Elle se sentait mal d'avoir fait cette révélation de la sorte. Elle aurait préféré que cela se fasse dans le calme, au bon moment. Mais elle savait qu'elle n'aurait probablement jamais rien dit à Lauren, et se serait persuadée que l'instant opportun n'existait tout simplement pas.

- C'est tout ? répéta l'autre en se relevant pour commencer à faire les cent pas devant le canapé.

- Qu'est-ce que tu veux que je te dise d'autre ?! cria t-elle, en colère à son tour.

- Je ne comprends pas comment tu as pu me tenir à l'écart de tout ça.

- C'est moi que ça regarde. C'est ma vie.

- Je pensais y jouer un rôle, fit tristement Lauren.

Elle semblait ne pas retrouver son souffle.

- Lauren écoute...

- Non ! Mais comment est-ce que tu peux... Bon sang, tu es là à prôner la franchise quelles que soient les circonstances, et tu me caches un truc pareil à moi...

- Je ne voulais pas...

- Pourtant tu l'as fait ! Pourquoi ?

- Je ne veux pas que tu me voies différemment... je ne veux pas te voir différemment... tant que je peux te voir.

- Mais de quoi as-tu peur ? Que je m'en aille ?

- Oui, lâcha Diana en un murmure à peine audible.

Le regard de Lauren la blessa plus que ne l'aurait fait un poignard.

- Je te faisais confiance... et j'imaginais que c'était réciproque.

Elle se leva, prit son manteau et se dirigea à grandes enjambées vers la porte.

- Attends ! cria Diana.

Elle se retourna :

- Je ne peux pas... si je reste on va s'engueuler. Je préfère réfléchir un peu... qu'on en parle dans une ambiance moins... enfin tu m'as comprise. Je reviendrai, t'inquiète pas, ajouta t-elle, comme pour ne pas partir sur de tels propos.

- Lauren ! appela une dernière fois Diana avant d'entendre claquer la porte.

Elle alla à la fenêtre et quelques secondes plus tard, vit Lauren quitter l'immeuble et remonter la rue d'un pas rapide, comme pour la fuir au plus vite. Lorsque la jeune fille eut disparu de son champ de vision, Diana se saisit du téléphone, mais le raccrocha lorsqu'elle vit le portable de sa compagne posé sur la table.

*

Elle n'était jamais partie de la sorte de chez Diana. Lauren commençait à le regretter. Dans le fond elle comprenait sa petite amie, et elle ne pouvait qu'imaginer ce qu'elle devait ressentir. Mais elle s'était sentie... blessée d'avoir été tenue à l'écart de la sorte. Diana ne pensait donc pas qu'elle était capable de la réconforter ? Si elle se mettait à sa place... non, elle ne pouvait pas se mettre à sa place. Qui sait si elle n'aurait pas eu la même réaction ? Se mettre en colère de la sorte avait été stupide, mais elle l'avait fait sous le choc. A présent qu'elle avait retrouvé ses esprits, elle pouvait faire demi-tour. Elle s'arrêta, resta immobile quelques secondes puis repartit en direction de l'appartement des Nolane. Quelques mètres plus loin, Lauren s'arrêta de nouveau.
Elle avait la désagréable sensation d'être suivie. Elle se retourna. La rue était presque entièrement déserte, il n'y avait ni passants ni voitures, juste un petit fourgon blindé sur lequel s'étalaient quatre lettres : D, O, M, E, suivit de la mention "transport sécurisé". Sans doute s'agissait-il d'un de ces véhicules qui effectuait un transfert de fond pour le compte d'une banque. Lauren haussa les épaules pour elle-même. C'était juste une intuition, songea t-elle, même si le calme lui semblait étrange. Elle remarqua que l'autre coté de la rue était barré par un début de chantier, ce qui expliquait l'absence de circulation. Mais alors, que venait faire cette camionnette ?
Elle sentit quelque chose se planter dans sa nuque. Très vite, les immeubles, le ciel et le pavé devinrent flous. Tous ses muscles se relâchèrent, et Lauren s'affaissa. Elle avait à peine touché le sol que deux bras puissants la saisissaient et plaçaient son corps à l'arrière du fourgon. Puis celui-ci se remit en route, en toute tranquillité.

 

* * *

        David et Sebastien étaient encore ensemble au moment où Angel lança son appel. Le premier était au volant, et sous le choc, écrasa la pédale de frein. Le véhicule fit une embardée en avant avant de s'immobiliser.

- Ca va ? demanda t-il à son ami.

- Oui... tu as sentit ça toi aussi ?

Derrière, un concert de klaxon se faisait déjà entendre. David se reprit, puis tourna en direction de chez Lucie, sachant, il ignorait de quelle façon, qu'il devait aller là-bas. Puis son portable se mit à sonner et Sebastien décrocha. C'était Diana.

- Dites moi que vous aussi vous...

- On est juste à coté de chez toi. On passe vous prendre.

Ils avaient tous trois compris que quelque chose de grave était arrivé. Les deux jeunes hommes ne s'attardèrent pas sur l'absence de Lauren. David fut peu respecteux du code de la route et ils arrivèrent chez Lucie quelques minutes plus tard. Le jeune homme ne prit pas le temps d'utiliser l'interphone, et entra dans l'immeuble avec le double des clefs que lui avait donné son amie. Quelques étages plus haut, la porte de l'appartement était ouverte.
La première chose qu'ils virent fut Jess étendue sur le sol, immobile. Alors que les garçons la soulevaient pour l'allonger sur le canapé, Diana tenta de se rappeler avec précision ce qu'elle avait ressentit.

- Angel nous a envoyé un signal, vous l'avez traduit de la même façon que moi ? Elle a tenté de se séparer de Jessie et de... disparaître.

- Mais pourquoi ? fit David, la confusion et la peur dans la voix.

Son esprit, toujours trop peu réceptif à celui d'Angel, n'avait pas reçu la totalité du message.

- Parce que ceux qui savent ne se seraient jamais arrêtés ! répondit la jeune fille, au bord des larmes. Il n'y avait rien d'autre à faire.

- Est-ce que... ça a marché ?

Une vague de culpabilité le submergea quand il songea une seconde que c'était mieux ainsi. Mais mieux pour qui au juste ? Pour Jess ou pour lui  ?

- Je n'en sais rien ! Et j'espère que non.

- Pourtant tu l'as dit toi-même, ce serait la seule solution.

Et il n'avait pas songé une seule seconde à Angel, à son sacrifice. Il avait toujours eu du mal à se la représenter comme une personne à part entière, peut-être parce qu'elle n'avait pas d'apparence propre. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Sebastien lui jeta un regard presque accusateur, alors que sur le visage de Diana se peignait un air plus que perplexe.

- David comment peux-tu...

Elle regarda son meilleur ami avec des yeux emplis plus d'incompréhension que d'autre chose. Elle secoua la tête, et se tourna de nouveau vers Jessie, saisissant son poignet entre ses doigts.

- Elle est vivante, fit-elle.

- Oui mais... laquelle ? fit Sebastien.

- Je n'en sais rien ! cria la jeune fille, gagnée à sont tour par la frustration et la panique.

- Il y a bien un moyen de savoir qui a survécu...

- Les yeux bien sûr, comprit Diana.

Elle et Sebastien s'exécutèrent. Et reculèrent de surprise à la vue des iris de leur amie. David regarda à son tour, et se laissa tomber à genoux devant le corps inanimé.

- Oh non...

- C'est impossible... murmura son amie, sous le choc.

 

* * *

- Nous l'avons.

Ces quelques mots firent se serrer le coeur de Cassandre O'Connor. Tout du moins celui de son nouvel hôte. Mais elle dissimula soigneusement son empressement.

- Parfait. Pourquoi ça a été si long ? Je vous ai donné son identité.

- Nous l'avons rapidement localisée, en compagnie d'autres personnes. Il a fallut attendre qu'elle soit seule pour...

- C'est bon, trancha O'Connor. Notre quête prend fin.

- Et pour Valentin ?

- Nous avons ce que nous voulons. Ne commençait-il pas à devenir envahissant ?

Katia ne répondit pas et regarda son associée ouvrir la petite boîte métallisée contenant les deux seringues de solution rougeâtre.

- De quoi s'agit-il au juste ?

- Comme vous l'avez sans doute déjà deviné c'est à base de sang Daeren. La première phase de l'acquisition consiste à trancher les liens physiques et mentaux entre elle et son hôte, et c'est à ça que cela va servir.

- Et quels en seront les effets sur l'hôte en elle-même ?

- Il n'y en a quasiment pas. Rien de grave en tout cas.

- Je suppose que vous êtes bien placée pour le savoir...

- Bien vu, répondit Cassandre avec un mystérieux sourire. Dès qu'elle aura repris connaissance, prévenez-moi, et nous commencerons. Ou plutôt nous terminerons.

 

* * *

          Le bruit du système de ventilation fut la première chose qui traversa la brume enveloppant son cerveau. Puis le froid du sol fut une nouvelle sensation la ramenant à la conscience. Lauren reprit progressivement ses esprits. Il fallut plusieurs minutes avant que le brouillard ne se dissipe totalement. Lorsque ce fut le cas, elle put voir qu'elle était enfermée dans une pièce vide entièrement faite d'un métal blanc, dont les seules ouvertures consistaient en une porte probablement verrouillée et une grille d'aération où tournoyaient des pales, juste au dessus d'elle. Elle rassembla ses souvenirs, essayant de reconstituer la scène avant qu'elle ne perde connaissance. Elle sortait de chez Diana et...

- Bonsoir Lauren.

Elle poussa un cri. Devant elle, un homme qui n'était pas là une seconde auparavant - elle l'aurait juré- lui tendait la main pour l'aider à se relever. Une fois debout, elle recula contre le mur.

- Ne soyez pas effrayée. Croyez-moi je n'ai pas l'intention de vous faire du mal.

Peu convaincue, Lauren ne s'approcha pas. Lui aussi resta immobile.

- Pourquoi devrais-je vous croire ? demanda t-elle.

- Parce que je suis le seul à pouvoir vous venir en aide.

Elle l'observa attentivement. Plutôt grand, vêtu de noir, ses yeux donnaient à Lauren le sentiment qu'il pouvait lire à travers son âme sans problème. Mais aucune émotion n'était visible sur son visage ciselé. Elle se rappela la description semblable que Jess lui avait faite de celui qu'elle appelait...

- Vous êtes le Médiateur, avança t-elle.

- Bravo ! fit-il, légèrement moqueur.

- Donc je ne compte pas vous accorder ma confiance.

- Ma réputation m'a précédé, sourit-il, nullement vexé ou agacé.

- Je croyais que vous n'apparaissiez qu'aux Daerens et à leurs hôtes, remarqua Lauren.

Ses traits reprirent leur place, rendant de nouveau son expression impassible.

- C'est exact. Mais au vu des circonstances, j'ai décidé de faire une exception. En fait, je ne suis pas étranger à ce qui vous arrive. Je vous ai faite amener ici à la place du véritable hôte.

- Jess...

- C'est cela. Je me suis arrangé pour que vous soyez prise pour elle.

- Comment avez-vous fait ? Et... et pourquoi ?

- J'ai placé autour de vous une sorte de barrière mentale. Chaque personne qui vous voit est persuadé d'avoir à faire à votre amie. Mais je ne sais pas si cela aurait beaucoup d'effet sur elle...

- Elle ? répéta Lauren.

- Cassandre O'Connor. Elle est la raison de mon acte.... j'ai agi ainsi parce qu'O'Connor est entrée dans la partie. Et que si elle parvenait jusqu'à Angel, tout serait terminé. Angel n'est pas n'importe quelle Daeren... et O'Connor est elle aussi très particulière.

- En quoi ?

- Cassandre a un point commun avec Angel, elle a la capacité de prendre possession d'un hôte humain.

- Elle peut être n'importe qui alors ?

- Pas n'importe qui justement. Ce qu'elle fait, elle le fait contre la volonté de la personne en question. Et cela l'oblige à choisir des hôtes spécifiques, des personnes qu'elle a... préparées à être investies.

Chacune de ses réponses amenait une nouvelle question, ce qui commençait à agacer la jeune fille.

- Comment cela ?

- Je ne pourrai vous l'expliquer. Sachez seulement qu'il lui faut d'abord avoir eu accès à la conscience de l'être qu'elle choisit. Et si elle reste le plus longtemps possible dans un même hôte, sachez aussi qu'elle vient d'en changer.

- Et qui est le nouvel hôte ?

Le Médiateur eut un sourire sans joie.

- Je ne vous donnerai pas cette information. Mais vous n'allez peut-être pas tarder à le savoir par vous-même.

Lauren réalisa alors seulement la portée de l'information.

- Attendez... cette femme serait une Daeren ?

Il ne répondit rien, mais la lueur d'amusement cynique avait regagné son regard. De là à dire qu'elle avait vu juste... La jeune fille se sentit envahie par le désespoir. Plus rien n'était cohérent, elle ne savait pas en qui avoir confiance, et elle ne savait quel crédit accorder à ce que lui disait cet homme.

- Pourquoi me dire tout cela ?

- Pour restaurer l'équilibre. Je vous ai mis dans les mains du Dome, alors en compensation....

- Le Dôme ? coupa t-elle, se rappelant l'inscription sur le véhicule.

- Denton, O'Connor, Mitchell, Emmerson, égrena t-il. Ceux qui savent si vous préférez...

Il releva soudainement la tête, comme à l'écoute d'un signal que lui seul pouvait entendre. Et Lauren jura voir passer dans ses yeux... de la douleur.

- Il vient de se passer quelque chose...

- Quoi donc ? demanda t-elle.

- Angel vient de disparaître.

La jeune fille tituba sous le choc, et se laissa glisser le long du mur.

- Mon Dieu...

- Dieu ne semble pas être de votre coté, fit remarquer le Médiateur avec sourire peu approprié éclairant son visage émacié.

Ses yeux eux, ne souriaient pas, et il s'interrompit de nouveau.

- Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Lauren, devant son étrange expression.

- L'hôte... mademoiselle Wells, vient de mourir à son tour.

Dans un élan de rage, elle se leva et se jeta sur lui, ne rencontrant que le vide. Lauren retomba durement sur le sol.

- Vous vous foutez de moi ! Tout ça est faux !

Le Médiateur secoua la tête de droite à gauche. Il paraissait presque malheureux, mais elle ne le vit pas, sa vision était brouillée par les larmes et la douleur. Pourquoi le croire, lui qui avait si souvent tourmenté Jess... elle ne pouvait pas avoir disparu, c'était impossible...

- Je dois partir, Lauren. Ils arrivent.

- Restez, l'implora contre toute attente la prisonnière.

- Je ne peux pas. J'ai violé la seule règle je suis tenu de suivre en venant vous voir. Et je vais devoir restaurer l'équilibre si je veux...

Il ne finit pas sa phrase. Sans doute en avait-il déjà trop dit. Il s'effaça, tel la flamme d'une bougie que l'on aurait soufflé.

- Bonne chance, fit-il tout de même avant de quitter définitivement les lieux.

La porte de la cellule glissa silencieusement, laissant apparaître une femme à l'allure très stricte mais qui ne paraissait pas dangereuse outre mesure. Seulement les apparences étaient si trompeuses... Grande, ses longs cheveux noirs encadraient un visage maussade sur lequel vint se dessiner un sourire un peu faux. En fait, elle donnait à Lauren l'image d'une personne qui aurait voulu être ailleurs mais tentait de le cacher.

- Mademoiselle Wells, la salua t-elle d'un ton égal.

Lauren se garda bien de la corriger quant à son identité. De toute façon, elle le saurait bien assez tôt. Sa visiteuse fit un pas de coté, pour faire entrer une seconde femme, flanquée de deux hommes qui vinrent l'immobiliser.

- Je vous présente Cassandre O'Connor.... mais son hôte ne doit pas vous être inconnue.

Même à travers ses larmes, Lauren reconnut immédiatement le visage de la femme qui se tenait devant elle. Ses yeux habituellement doux étaient de glace et ses traits légèrement différents, mais il n'y avait aucun doute possible sur son identité. Sauf que ce ne pouvait pas être son amie qui s'approchait d'elle, une seringue à la main, et la lui plantait dans l'épaule. Ses deux geôliers la lâchèrent. La jeune fille tomba à genoux.

- Lucie... murmura Lauren en un souffle rauque.

Comment ont-ils pu accéder à son esprit ? eut-elle encore la force de penser.
Alors la voix du Médiateur résonna une dernière fois en elle.
Quelqu'un vous a trahi.
Puis plus que l'injection en elle-même, l'épuisement et la douleur eurent raison d'elle, et Lauren sombra dans les ténèbres.

 

_________________________

fin de l'épisode 1_08
et de la première saison

 

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