Souvenirs, souvenirs

épisode 1_07
idée et rédaction : Jade

 

             C'était par un matin d'hiver. Un léger vent faisait tournoyer la neige en fins nuages brillants avant que celle-ci ne se dépose sur l'herbe, transformant le vert en blanc, anhilant toute forme de couleur aux alentours. Malgré le froid, ils étaient tous présents. Toutes les personnes pour qui Lucie avait compté. Il y avait Lisa et David bien sûr, ainsi que Lauren, Sébastien et Diana. Mais aussi Al Barnett et son ami Jack Willis, Tania Sanders, Eddy et l'inspecteur Riker. Il y avait beaucoup d'autres gens, que Jessie ne connaissait pas et qui lui semblaient ne pas avoir de visage.
Il faisait beau. Il faisait vraiment très froid aussi.
Jess ne ressentait pas le froid. A vrai dire, elle ne ressentait rien d'autre que cette souffrance étrange qui lui paralysait le coeur et l'âme. Le nom de Lucie gravé sur la pierre avait des allures de mauvaise plaisanterie. Plus que son nom, c'étaient les dates qui choquaient. 1981-2002. Le peu d'écart entre les deux nombres était effrayant. La jeune fille ne parvenait pas à détacher son regard de ces dates. Elle aurait voulu fermer les yeux, et peut-être même ne plus jamais les rouvrir, mais n'y arrivait pas non plus. Le cercueil était dans son champ de vision, et elle ne put ne pas le voir s'enfoncer dans le sol, ni la tombe se remplir de terre. Elle ne sut combien de temps passa. Un à un, les autres partirent. Et elle se retrouva toute seule devant la sépulture. Seulement alors elle sentit qu'elle pleurait. Et il apparut, comme pour venir la soutenir. Le Médiateur. Il se tenait très raide à coté d'elle. Le vent ne faisait pas bouger ses cheveux et la neige paraissait le traverser. Elle ne traversait pourtant pas la pierre tombale, qui semblait à Jessie bien plus irréelle que l'homme à ses cotés.

- Ils vous ont tous abandonnée ? demanda t-il d'un ton soucieux, vide de toute ironie.

Cette façon de parler ne lui ressemblait guère, mais après tout, Jess ne connaissait pas, loin s'en fallait, cet être si curieux qui paraissait prendre plaisir à donner de lui l'image la plus intrigante possible.

- Je ne sais pas.

- Même Angel...

C'était vrai. Où était Angel ? Elle n'avait pas pu quitter le cimetière comme les autres pourtant. Le cimetière... l'idée lui fit un nouveau choc. Elle eut très envie de se laisser tomber dans l'herbe et d'oublier le monde. L'oubli... ce pouvait parfois être une telle délivrance.

- Je ne sais pas, répéta t-elle. Je ne veux pas que vous restiez ici.

Puis elle reporta son regard sur la tombe.

- Allons allons.

Il regarda le ciel, puis les arbres autour de lui.

- C'est une belle journée n'est-ce pas ?

Son interlocutrice ne desserra pas les lèvres, ni même ne le regarda. Elle le trouvait dur, acide, méchant même. Jusque là il ne s'était jamais montré méchant. Pas gentil pour autant, mais Jessie était depuis un certain temps bien placée pour savoir qu'il n'y avait pas que les gentils et les méchants.

- Vous devriez me remercier, poursuivit-il en réponse à son silence, je suis venu vous tirer de là.

Cette fois elle tourna la tête vers lui. Il venait de toucher le point sensible.

- De quelle façon ?

- En vous ramenant à la surface, mademoiselle Wells.

Comme il disait ces mots, la tombe, l'herbe, la neige et le ciel s'effacèrent, d'un seul mouvement, comme la flamme d'une bougie que l'on venait de souffler. Si plus rien ne s'offrait à ses yeux, quelque chose parvint à ses oreilles.
Une sonnerie peu agréable la ramena à la surface. Jess se réveilla en sursaut. C'était le téléphone qui venait d'interrompre son rêve. Non, il s'agissait plutôt d'un cauchemar car... car quoi ? Elle ne parvint pas à se rappeler la nature du songe, mais en passant la main sur son visage, elle sentit des larmes qui avaient coulé sur ses joues. Elle avait du pleurer dans son sommeil. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant. Quel avait bien pu être ce rêve ? Etait-ce un hasard si elle n'en conservait d'autre souvenir qu'une sensation de peine intense ?
Le téléphone avait cessé de sonner. Jessie jeta un coup d'oeil à son réveil. Il n'était même pas encore sept heures. Qui pouvait bien appeler à une pareille heure ?

- Je ne sais pas, répondit Angel, réveillée elle aussi par le bruit.

Jess en aurait presque sursauté. Pendant quelques secondes, elle avait totalement oublié la présence de sa singulière amie à l'intérieur de son propre corps.

- Bonjour, ajouta cette dernière.

Même si elle ne put le voir, la jeune fille sentit une modification s'opérer dans ses iris. L'instant d'après, c'était comme si elle ne faisait plus qu'un avec Angel, tout en conservant les différents aspects de sa personnalité et de sa conscience. Une fusion parfaite, sorte de symbiose harmonieuse.

- Salut, fit-elle à l'intention de l'ange. Par le plus grand des hasards, te rappellerais-tu de quoi tu as rêvé cette nuit ?

- Je crois oui.

- Tu veux bien me dire de quoi, même sans entrer dans le détail ?

- Si tu tiens à le savoir, je n'ai pas fait ce rêve typiquement humain où l'on se retrouve nu au lycée ou dans quelque autre lieu public.

Son hôte ne put réprimer un sourire. Angel commençait à développer un humour bizarre certes, mais qui l'amusait à sa façon.

- Sérieusement, précisa t-elle tout de même.

- Mais j'étais sérieuse. J'ai rêvé de pas mal de choses, de gens qui me sont inconnus. En quoi est-ce important ?

- En rien, mentit Jess, sachant pertinemment qu'elle ne pourrait tromper Angel, mais également que celle-ci n'insisterait pas.

Puisqu'elles étaient réveillées, il était inutile de rester couché. En période de vacances, Jess aimait se lever tôt pour mieux profiter de la journée. Elles descendirent donc les escaliers pour rejoindre la mère de la jeune terrienne dans la cuisine. Comme elles entraient, celle-ci reposait le combiné de téléphone sur son support.

- Jessie, fit Rebecca en la voyant arriver. Tu es déjà debout ?

Elle paraissait comme très surprise, et sous le coup d'une vive émotion.

- Comme tu vois. Qui était-ce ? demanda prudemment sa fille.

- Lisa. Elle a reçu un coup de fil de l'hôpital.

Leur coeur fit un bond et un torrent de peur se déversa dans leurs veines.

- Il est arrivé quelque chose à Lucie ? osa demander Jess.

- Oui. Elle s'est réveillée.

Elle n'eut pas le temps de manifester sa joie ni son soulagement, car ces sentiments furent annihilés par un sursaut de frayeur. Derrière la frêle silhouette de Rebecca se dressait celle du Médiateur.

- C'est une belle journée n'est-ce pas ?

Alors les souvenirs du rêve affluèrent.

 

* * *

        Violence lumineuse... drôle d'expression que celle qui traversait l'esprit quelque peu brumeux de Lucie Anderson alors qu'elle revenait doucement à elle. Ses yeux avaient perdu l'habitude d'être exposés à la lumière ces dernières semaines, et effectivement, cette lumière lui paraissait violente. Elle avait l'impression d'être une aveugle qui aurait miraculeusement recouvré la vue. Ou peut-être une morte revenue à la vie. Bien qu'elle n'eut pas le souvenir d'être passée par le niveau de la mort, elle avait bien déserté celui de la vie, et se sentait emplie d'une étrange sensation à l'idée d'avoir pu le regagner. De la joie oui, mais pas seulement. A dire vrai, elle avait l'impression de naître, et non pas de renaître. D'emmerger dans un monde qu'elle ne connaissait pas.
C'était troublant, et ridicule aussi. Lucie se demanda d'où lui venait ce sentiment. Peut-être du fait qu'elle ne reconnaissait aucun des deux visages penchés sur elle.

- Mademoiselle Anderson ? Vous pouvez parler ? Vous savez où vous êtes ?

L'homme qui posait des questions était tout de blanc vêtu. Si l'on écartait l'hypothèse qu'il s'agissait d'un ange, il était de toute évidence médecin.

- A l'hôpital je suppose, parvint à articuler Lucie d'une voix rauque.

- C'est exact. Je suis le docteur Williams. Vous rappelez-vous de ce qui vous est arrivé ?

- On m'a tiré dessus, répondit-elle douloureusement.

Tout son corps lui faisait mal, sans qu'elle sache pourquoi.

- Restez calme, murmura l'infirmier, tout devrait bien se passer maintenant. Nous avons prévenu votre famille, elle ne devrait pas tarder à arriver.

A cette phrase, la jeune femme esquissa un sourire que l'infirmier lui rendit. Son trouble ne disparut pas pour autant, l'impression se renforçait même. Ses yeux étaient habitués à la lumière à présent, elle distinguait le décor avec netteté. C'était une chambre d'hôpital tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, pourtant, elle semblait... fausse à son regard. Comme si elle était revenue dans une copie imparfaite de la réalité.

- Suis-je vraiment réveillée ? pensa t-elle à haute voix.

- Aucun doute là-dessus, répondit le médecin, amusé. Et pourtant, nous avons bien cru que cette fois vous étiez morte.

L'expression de Lucie se fit si perplexe qu'elle n'eut pas besoin de poser de question.

- Vous avez fait un arrêt, expliqua le jeune homme en blouse bleue. Et puis vous êtes repartie, sans aide extérieur.

- C'est possible ça ? demanda t-elle.

- Disons peu ordinaire, mais on a vu plus bizarre.

- Je veux bien vous croire, répondit une Lucie en proie à un désarroi plus profond que jamais.

Elle dut subir quelques examens usuels avant que Lisa n'arrive. Lisa. Lucie craint un instant qu'elle lui paraisse comme floue elle aussi mais il n'en fut rien. Son sourire et ses yeux étaient merveilleusement réels. Elle pleurait. Elle vint s'asseoir en silence aux cotés de sa fille, puis la prit dans ses bras.

- Je savais que tu ne nous abandonnerais pas, mumura t-elle.

- Parce que tu ne m'as pas abandonnée, lui rétorqua Lucie.

- Je serai toujours là pour toi.

- Je sais.

Elles restèrent toutes deux silencieuses quelques instants, jusqu'à ce que David apparaisse, une gerbe de fleurs à la main.

- Désolé du retard, mais pour trouver un fleuriste ouvert à cette heure...

- Je vois que tu es toujours un parfait gentleman, sourit Lucie.

- Toujours, assura son ami tout en déposant les fleurs sur le meuble le plus proche.

Il décocha à la jeune femme son plus beau sourire, qui le faisait ressembler à sa mère.

- Je suis tellement heureux de te revoir.

- C'est réciproque...

Tous avaient du mal à être éloquents, l'émotion les empêchant de trouver leurs mots.

- Tu seras gentille de ne plus nous refaire ça.

- C'est promis.

Le docteur Williams revint quelques minutes plus tard, et fit sortir les Phillips de la chambre pour procéder à d'autres analyses.

- On peut vraiment dire que vous avez eu de la chance. Enfin, dans le sens où vous vous en êtes sortie.

- Je l'entendais bien ainsi.

- Apparemment votre cerveau n'a subi aucun dommage. Vous n'avez pas encore totalement cicatrisé, mais ça ne devrait plus être long. Par contre, un de vos reins a été sérieusement endommagé et n'est plus fonctionnel. Cependant, on peut très bien vivre avec un seul rein valide.

Il débitait son diagnostic avec une monotonie presque mécanique, comme s'il voulait éviter un sujet qu'il savait devoir aborder. Finalement, il stoppa sa litanie médicale.

- Il y a autre chose que vous voulez me dire ? s'enquit Lucie.

- Plutôt quelque chose à vous demander. Mais ne vous sentez pas obligée de me répondre, d'accord ?

- Je vous écoute.

Il prit le siège à coté du lit et s'y installa, bras croisés sur le le dossier.

- Cela fait un petit bout de temps que je dirige une étude sur les gens qui vivent, comme vous, des expériences.... disons peu ordinaires.

- Vous voulez parler de ma  "résurrection" ?

- Et de votre coma. En fait j'aimerai savoir si vous aviez conscience de ce qui se passait ces dernières semaines, et si non, où vous étiez.

- Où j'étais ? répéta Lucie.

- Dit comme ça, j'admet que cela semble pour le moins insolite. Mais j'ai eu les témoignages de plusieurs patients qui s'accordaient à dire que chacun s'était retrouvé dans le même... lieu. J'ai même vu des gens qui ne se connaissaient pas avant d'entrer dans cet hopital et qui prétendaient s'être rencontrés pendant qu'ils étaient dans l'inconscience.

Lucie se braqua imperceptiblement. Elle ne se sentait pas vraiment prête à raconter son cauchemar à quelqu'un. Et puis, ne risquait-elle pas de trahir, sans le vouloir, le secret de Jess ? Personne ne devait savoir que sa petite soeur lui avait "rendu visite", personne ne devait découvrir l'existence des "niveaux de l'inconscience". Pourquoi ? se demanda t-elle. Au contraire même, l'exploration maitrisée de ces lieux, comme les appelait le docteur Williams, pourrait aider des milliers de gens, et ouvrir l'humanité à bien des choses. Alors pourquoi une partie d'elle-même la conjurait de se taire, et cela à tout prix ?

- Je ne me souviens de rien, mentit-elle, presque malgré elle.

- Ce n'est pas grave. Peut-être que ça reviendra.

- Peut-être.

Le médecin la laissa seule avec ses réminicenses soi-disant inexistantes. Il y avait toutefois des éléments dont Lucie ne gardait réellement aucun souvenir. Elle se remémorait très dinstinctement le passage lumineux qu'elle avait franchi sans savoir où il la menerait. Elle avait l'impression qu'il s'était écoulé un certain laps de temps entre l'instant où elle avait passé la porte et celui où elle était revenue à elle. Un moment durant lequel il s'était passé quelque chose, quelque chose d'essentiel. Mais elle était incapable de se rappeler de quoi il s'agissait, et cela la mettait mal à l'aise. Elle tenta de reconstituer la scène dans son esprit. Si elle ne gardait pas de traces de ce qui s'était passé après, que s'était-il passé avant ? Elle avait vu Jessie, et Angel, séparées, et elles aussi plongées dans l'inconscience. Toutes trois se trouvaient dans ce que Jess avait nommé niveau sept.
Oh non.
Et si les deux amies étaient toujours là-bas ? Qu'avait-il pu arriver à Jess ?

- Ca va ?

Lucie eut un sursaut. Elle n'avait pas vu entrer Lisa.

- Oui... Lisa, est-ce que... est-ce que Jess a eu un accident, ou quelque chose dans le genre ?

Ce fut au tour de la mère de prendre un air intrigué.

- C'est exact. Elle a été renversée par une voiture hier soir. Elle est rentrée chez elle il y a quelques heures. Mais comment as-tu...

- Une intuition, la coupa Lucie. Juste une intuition.

 

* * *

        La jeune fille cligna des yeux plusieurs fois, en vain. L'image de l'homme en noir ne disparaissait pas.

- Ca ne va pas Jess ? demanda Rebecca, légérement inquiète.

- Si, je suis... soulagée. Je me sens tellement soulagée que...

Elle ne pouvait finir sa phrase. Sa mère s'approcha d'elle et l'entoura de ses bras. Ces manifestations de tendresses n'étaient pas courantes, mais Jessie apprécia. Finalement, le Médiateur s'effaça comme il en avait l'habitude.

- Tu sais ce qu'on devrait faire ? proposa Rebecca. Tu essayes de joindre tes amis, et je vous emmène tous voir Lucie. Enfin je vous dépose, ensuite il faudra que j'aille travailler.

- D'accord...

- Je vais me préparer.

Jess se dirigea vers le téléphone et composa le numéro des Nolane, sachant que la famille de Diana était encore en vadrouille et qu'elle tomberait forcément sur son amie.

- Allo ? fit une voix ensomeillée après quelques sonneries.

- Diana ? C'est Jessie.

Un petit grognement lui parvint aux oreilles.

- Vu l'heure, j'espère que c'est important, la prévint Diana, mi-plaisantant, mi-râlant.

- Lucie est sortie du coma.

- C'est vrai ? Hé Lauren, réveille-toi.

Son interlocutrice entendit une seconde série de gémissements fatigués, puis une exclamation de surprise.

- Le temps de prévenir Seb, et on arrive, lui cria presque Diana avant de raccrocher le combiné.

Une vingtaine de minutes plus tard, les trois -quatre- amies étaient assises à l'arrière de la voiture de Rebecca. Cette dernière s'étonna de l'absence de Sébastien mais sa demi-soeur lui expliqua qu'il devait les rejoindre plus tard. La mère de Jess n'insista pas et conduisit la petite troupe à l'hopital. C'était la première fois que chacune ressentait de la joie à l'idée de se rendre là-bas. Une fois arrivées, elles ne prirent pas le temps de passer par l'accueil et rejoignirent la chambre 101, où une infirmière était en train de changer les draps d'un lit vide.

- Excusez-nous, l'apostropha Diana, nous cherchons une amie qui occupait cette chambre...

- Nous l'avons changée de service, les informa la jeune femme. Premier étage, chambre 127.

- Merci.

Elles retournèrent sur leurs pas, et comme elles pénétraient dans l'ascenseur, Diana saisit le bras de Lauren.

- J'ai un petit détour à faire. Je vous rejoins dans une seconde.

Et avant que sa petite amie puisse dire quoique ce soit, les portes se refermèrent et la cabine entreprit son ascension. Lauren n'eut pas le temps de s'interroger sur ce que Diana allait faire, soudainement Jess tituba comme si on venait de lui asséner un violent choc. Elle se rattrapa de justesse à l'une des poignées fixée aux parois de l'ascenseur.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Lauren, inquiète.

Elle fit asseoir son amie qui d'un geste de la main lui fit comprendre que son vertige était passé. Elle semblait pourtant différente.

- Angel. Angel est partie.

Un sentiment de vide, de manque, l'oppressait, mais elle n'avait pas peur.

- Comment est-ce possible ?

- C'est déjà arrivé, l'informa Jessie. Lorsque nous étions reliées à Michael Nyman. Angel a senti que je ne pourrais pas tenir, alors elle avait rompu notre lien.

- Mais là, il ne s'est pourtant rien produit qui l'aurait poussé à le refaire, n'est-ce pas ?

- Non, répondit la jeune fille en secouant la tête. Je crois qu'elle n'est pas partie de son plein gré, et ça devrait me faire paniquer.

- Ca devrait ?

- J'ai perçu quelque chose, une sorte de présence. Une présence positivement... positive, acheva t-elle avec un sourire d'excuse devant la pauvreté de son vocabulaire.

- Bon, alors je vais essayer de ne pas m'inquièter moi non plus.

Un tintement sonore leur indiqua que la cabine était arrivée à l'étage souhaité.

- Où est Diana ? s'enquit alors Jess, autant pour changer de sujet que pour savoir où son amie était allée.

- Je ne sais pas, dit juste Lauren avec un haussement d'épaules. Elle a dit qu'elle nous rejoignait. Elle m'a paru un peu étrange.

- Tu veux dire plus que d'habitude ? la taquina la jeune fille.

- Je veux dire différemment. Parfois j'ai le sentiment qu'elle me cache des choses, ajouta t-elle sur le ton de la confidence.

- Tu devrais peut-être lui en parler.

- Non, je suis sûre que ce n'est qu'une impression.

Mais Jess pouvait sentir en Lauren que cette simple "impression" la souciait plus qu'elle ne l'admettait. Comme à l'acoutumée, elle préféra ne pas insister. Si son amie ne voulait pas en parler, qu'elle puisse lire ses sentiments ne l'autorisait pas à les lui faire extérioriser.

- O.K. Mais si vraiment ça te tracasse, n'hésite pas à le lui dire. Elle ne risque pas de se vexer.

- C'est vrai, Diana est invexable, fit Lauren affectueusement.

- La voilà, la prévint Jess en voyant la jeune brune arriver du bout du couloir.

Lauren alla à la rencontre de sa petite amie. Celle-ci portait un sachet frappé d'un logo pharmaceutique.

- Où étais-tu ?

- Partie draguer un beau médecin.

Lauren fronça les sourcils puis se mit à rire pour cacher son léger trouble. Ce genre d'humour n'était pas vraiment celui de Diana. Elle se demandait ce que pouvait contenir le sac plastique suspendu à son poignet mais hésitait à lui poser la question. C'était bien la première fois qu'elle hésitait à demander quelque chose à son âme soeur.

- Ca va ? demanda t-elle simplement.

- N'est-ce pas une belle journée ? sourit Diana en guise de réponse.

La phrase fit sursauter Jessie. Elle était si semblable à celle prononcée par le médiateur... mais c'était vrai, la journée était belle, Lucie était revenue...
       et Angel partie.
Elle se retint de frissonner à cette pensée.

 

*

Elle était dans l'ascenseur, et quelque chose d'étange s'était produit, soudainement. Angel avait eu la douloureuse impression qu'on l'éloignait de Jessie, et du reste du monde. Sa vue s'était brouillée, et elle avait compris qu'elle était en train de s'évanouir, de plonger vers le niveau deux. Elle avait néanmoins senti que Jess restait parfaitement consciente, et cela l'avait emplit de soulagement comme de peur. Elle n'était pas rassurée à l'idée de se retrouver seule dans n'importe lequel des niveaux de l'inconscience, mais se sentait apaisée par l'idée qu'il n'arriverait rien à son amie.

- Il ne t'arrivera rien à toi non plus, murmura alors une voix.

C'était une voix douce, apaisante et qui résonnait sur des murs inexistants. Une voix qu'Angel associa immédiatement à une amie perdue puis retrouvée.

- Christal.

- Bonjour Angel, répondit cette dernière, apparaissant pour prendre la jeune Daeren dans ses bras.

Angel se laissa aller à cette agréable étreinte quelques instants, sans tenter de se remémorer quoi que ce soit qui eu rapport à Christal. Elle savait qu'elle était là, et n'avait besoin de rien d'autre.

- Tu m'as manqué, assura son amie à la peau sombre. Tu le sais ça ?

Elle parlait comme elle éprouvait, ses mots étaient emplis d'une sincèrité presque troublante.

- Je sais, répondit Angel.

- Je suis désolée de te faire venir ici, mais je ne peux pas faire autrement.

- Ce n'est rien.

Christal s'assit, sur un sol invisible. Il semblait à Angel que le décor se dessinait tout autour d'elle. Cette idée la fit sourire, et elle s'assit à son tour. Oui, son amie était capable de faire prendre corps à ce qui n'était pas concret. Comme les sensations et le langage.

- Je ne sais même pas par où commencer. Par m'excuser peut-être ?

- T'excuser ?

- J'aurais du te contacter depuis longtemps. Mais nous avons mis du temps à te retrouver.

- A cause du transfert...

- Et de la fusion, oui. Il semble que tu sois liée à Jessie d'une manière bien plus complexe que ce que nous avons pu faire par le passé. Et cela implique de nouvelles conséquences.

- Telles que ?

Christal prit une inspiration, à la manière des terriens lorsqu'ils devaient annoncer une mauvaise nouvelle.

- Je ne sais pas si on pourra te dissocier de Jess. Je ne sais pas si l'on pourra faire cesser les... stigmates.

- Oh.

Que dire ? Rester avec Jess ne posait pas de problème en soi, mais elle avait tant espéré que la jeune fille ne souffre plus de ses phases... Et puis celle-ci voudrait sans doute recouvrer un jour son unicité.

- Je suis désolée, ajouta Christal.

- Tu n'y es pour rien.

- Je suis désolée de ne pas pouvoir rester avec toi aussi longtemps que tu le voudrais.

De nouveau, c'était comme si être là blessait la Daeren au chaleureux regard. De quelle façon ce lieu faisait-il souffrir son amie ? Elles n'étaient pourtant pas au même niveau que lors de leur précédente rencontre, du moins le croyait-elle. Angel comprit soudain qu'aucun niveau plus qu'un autre ne lui était dangereux. C'était la Terre tout entière, le monde humain, qui faisait subir à Christal ce tourment de l'âme.

- Je comprends, ne t'en fais pas.

- Nous devons faire vite. Je suis venue te dire deux choses. En fait j'aimerais t'en dire plus mais... quelqu'un d'autre va venir. Un Daeren capable de rester sur Terre sans hôte, et plus longtemps que moi. Il est comme toi, et s'appelle Oz.

- Qu'entends-tu par comme moi ? interrogea l'autre Daeren.

- Lors de son premier transfert, il est lui aussi devenu amnésique. C'est en partie pour ça qu'il ne peut plus investir d'hôte terrien. Et qu'il porte un nom aussi étrange, ajouta t-elle avec un air amusé. Mais il t'expliquera tout ça très bientôt.

Déjà Christal s'éloignait, et il lui restait encore une information capitale à transmettre à Angel.

- Je dois aussi te prévenir, te mettre en garde presque, pour Lucie.

- Me mettre en garde ? Mais Lucie ne représente de danger pour personne.

- Elle est passée par le niveau six. Elle a été morte. Je ne sais pas combien de temps. Mais elle est revenue, et elle n'a pas pu le faire toute seule. Quelqu'un l'y a aidé.

- Qui ?

- Je n'en sais rien. Ce que tu dois savoir, c'est que ce quelqu'un a pu avoir une certaine emprise sur Lucie. Il se peut qu'elle soit revenue différente. Il faut que tu découvres qui a changé le cours des choses. Normalement, il est interdit pour un Daeren ou quiconque de ramener quelqu'un à la vie.

Ramener quelqu'un à la vie ? Un souvenir revint à l'esprit d'Angel, celui des hommes morts croisés dans le niveau sept, qui lui avaient demandé pourquoi elle n'avait rien fait pour les empêcher de mourir. L'image de Chris devint encore un peu plus floue.

- Attends, si ça nous est interdit, cela veut-il dire que nous en avons le pouvoir ?

Mais Christal avait disparu. Angel se sentit comme abandonnée. Seule. Elle était vraiment seule, et cela ne lui était pas arrivé depuis...
Depuis cet instant atroce où elle avait quitté le corps et l'âme d'Holly et erré dans le néant avant de rejoindre Jess.
Surprise et douleur mêlées emplirent l'esprit de l'ange. Elle venait de se rappeler quelque chose antérieur à son dernier transfert. Se pouvait-il que sa mémoire revienne, petit à petit ? Son récent passage dans le niveau sept y était-il pour quelque chose ? Ou devait-elle ce retournement de situation à la même personne que celle qui avait ramené Lucie ? Oh, bon sang, elle ne se voyait pas expliquer ce qu'elle venait d'apprendre à Jess. Lui dire que Lucie n'était peut-être plus la même. D'autant plus que si c'était vraiment le cas, elle ignorait si cela serait définitif ou temporaire. Rien que l'idée de dire à son hôte que la jeune femme avait été morte, ne serait-ce que quelques secondes, était au dessus de ses forces. Tant qu'elle n'en apprendrait pas plus, mieux valait garder le silence. Sa décision prise, Angel entreprit de regagner la surface pour rejoindre son amie.

 

* * *

        - Cette fois il faut que j'y aille, annonça Helen en reposant sa tasse de café.

Sa soeur aînée hôcha la tête, l'air résignée.

- Je ne vais pas tarder à partir non plus de toute façon.

Elle se mit à débarasser la table du petit déjeuner avec une raideur et des gestes quasi-mécaniques.

- Kathy ?

- Oui ?

- On devrait se voir plus souvent non ?

- C'est ce que tu veux ?

Etait-ce une question piège ? Helen se le demanda, un instant. La façon dont évoluaient les choses, dont la situation était en train de tourner, était quelque peu étrange. D'ordinaire Kathy ne se souciait pas vraiment de ce qu'elle voulait - en fait elle ne semblait pas se soucier de grand chose qui n'eut pas un rapport direct avec le boulot. Mais l'ordinaire n'était pas de mise en ce moment, alors pourquoi se torturer l'esprit au lieu d'en profiter ? Elle répondit, avec hésitation mais sincérité :

- Je crois que oui.

- Alors je veux bien moi aussi.

Helen eut un petit rire.

- On t'as déjà dit que tu étais une énigme vivante ?

- Et tu voudrais être celle qui en découvrira la clef ?

- Oui, admit sa jeune soeur.

- Je ne suis pas certaine que tu aimeras ce que tu verras.

- Laisse moi seule juge, d'accord ?

- D'accord.

Elle termina de ranger la cuisine, assistée par Helen avant que celle-ci ne file. Kathleen écouta la voiture de sa soeur s'éloigner dans l'allée. Elle retint un soupir. Mais elle se sentait seule. Il fallait qu'elle pense à autre chose. Elle avait du travail.
Elle allait abandonner le dernier projet sur lequel elle travaillait pour suivre une piste plus intéressante. Celle d'une jeune fille plutôt bizarre, qu'elle avait rencontrée lors d'un procès. Elle était le principal témoin dans une affaire d'homicide volontaire où la victime s'avérait être l'une de ses meilleures amies. Ensuite, Kathy avait de nouveau croisé son chemin, et cela par deux fois. La première, c'était au commissariat alors que toutes deux sollicitaient l'aide de l'inspecteur Riker. La seconde, la jeune avocate avait abbatu un homme pour sauver la vie de cette fille. Jusqu'à ce jour là, elle pensait que celle-ci se nommait Jessie. Mais elle avait entendu l'un de ses amis l'appeler Angel et cela ne l'avait en rien surprise. La vraie question n'était pas de savoir si son nom était Jess ou Angel, mais de comprendre ce qu'elle était. Car Kathleen l'avait pressenti, et ce depuis leur première rencontre au tribunal : elle était spéciale. Riker l'avait confirmé, sans rien dévoiler toutefois.
Elle voulait savoir. Connaître la Vérité. C'était encore la seule chose qui donnait un sens à sa profession. Car ce n'était certainement pas la défense de la justice. Le mot lui semblait si ironique ! Mais quels étaient les mots qui ne l'étaient pas de nos jours ?
Tout en consultant son agenda, elle retint un grognement. Elle ne s'était toujours pas assurée du témoignage du psy d'Harold Gregor, le témoin à charge de son dernier client, un certain Daniel Lewis qui travaillait parfois avec sa soeur. Elle aurait du lui demander de lui arranger une rapide entrevue avec le médecin mais n'y avait pas pensé. De toute façon Helen aurait de nouveau cru qu'elle se servait d'elle. Pas la peine de se demander d'où venait cette impression : elle se servait de tout le monde. Sauf d'Helen. Elle la respectait trop pour ça, elle la respectait trop pour la mêler à sa vie. Mais avait-elle un jour pris le temps de le lui dire ?

* * *

        - Enfin vous emmergez !

La voix qui parvint à ses oreilles était plus désagréable que soucieuse. Valentin cligna des yeux à deux reprises puis se situa : il était toujours branché à l'appareil complexe et sophistiqué qui lui avait permis de se rendre dans le niveau sept. Katia était en train de lui retirer le casque.

- J'ai préféré ne toucher à rien tant que vous dormiez.

- Je suis parti depuis longtemps ? demanda Denton.

- Toute la nuit.

Il haussa légérement les sourcils pour manifester sa surprise. A son échelle de temps, il n'était resté que quelques dizaines de minutes hors du monde réel. Il avait sans doute du remonter tous les niveaux un par un, comme c'était déjà arrivé.

- Alors ? intervint une tierce personne au ton sec. Qu'avez vous découvert ?

Denis Mitchell, troisième associé du D. O. M. E. venait de les rejoindre.

- Vous avez vu le nouvel hôte ? s'enquit Emmerson.

- Laissez-moi d'abord m'extirper de ce fauteuil et prendre un café. Croyez-moi, ajouta Valentin avec un sourire, j'ai beaucoup de choses à vous raconter.

Quelques minutes plus tard, ils étaient tous trois attablés dans la pièce la plus confortable du complexe, autour de leurs tasses fumantes. On les aurait presque pris pour des gens normaux, si ce n'était la nature de leur conversation.

- Elles étaient deux ? répéta Mitchell, incrédule.

- Et parfaitement indentiques, à un détail près, la couleur de leur yeux. J'ai donc supposé que l'une était l'hôte et l'autre la Daeren.

- Si elles étaient dissociées, pourquoi la Daeren n'a pas revêtu sa propre forme ? interrogea Katia avec sa coutumière mine septique.

- Et si elle n'en avait pas ? Si les Daerens n'avaient pas de forme physique ? proposa Denton.

Il y eut un instant de silence avant que Denis ne secoue la tête.

- Ca ne tient pas debout. Si tel était le cas, ils n'auraient pas besoin de navires pour se rendre d'une planète à l'autre, non ? Moi je pense que si elle a pris l'apparence de la terrienne, c'était par peur d'être identifiée. Il traine toutes sortes de choses dans ce niveau sept, vous êtes bien placé pour le savoir, non ?

Denton fut surpris de la finesse de cette reflexion. Il avait tendance à considérer son collègue comme une charge, et non comme un élément réellement essentiel au projet. Il était peut-être temps de reconsidérer les choses.

- J'ai une autre théorie, avança Katia. Peut-être que l'ange...

Son associé lui jeta un regard empli de mepris, et elle rectifia :

- que l'extraterrestre s'est présentée sous cette image parce que c'est la seule qu'elle a d'elle-même.

- Où voulez-vous en venir ?

- Elle aurait pu oublier. Réfléchissez : son premier hôte meurt, elle disparait de la circulation et soudain revient dans un nouvel hôte. Un modus operandi très différent de l'ordinaire. Ce qui aurait pu altérer sa mémoire voire même ses capacités.

- De toute façon ce qui compte pour l'instant est de la retrouver, trancha Mitchell avec une assurance qui ne lui ressemblait pas. Vous pourriez l'identifier ? demanda t-il en se tournant vers Denton.

- Un mètre soixante-cinq, race blanche, cheveux clairs, yeux bleus ou gris, entre seize et dix-huit ans à peu près, égrena Valentin. Maintenant nous savons où chercher. On commence par les établissements scolaires. Fouillez tous les lycées de la ville.

- A supposer qu'elle aille bien à l'école...

- Elle n'avait pas l'allure d'une fille des rues.

- Ca fait tout de même pas mal de monde !

Denton eut un soupir blasé.

- Procédez par élimination, et recourez aux services de tous nos contacts. Moi je vais chercher d'un autre coté. Un Daeren ne peut bien faire son boulot sans être confronté de temps à autres à la police ou aux hopitaux n'est-ce pas ?

Ses partenaires acquiescèrent.

- Vous comptez contacter O'Connor ?

- Ca parait évident. Allez, au travail. Nous recouperons ensuite nos données.

Le filet se resserait. Bientôt l'ange ne pourrait plus déployer ses ailes.

 

* * *

        Ce fut juste au moment où Jess allait franchir la porte que l'assailli la curieuse mais ô combien soulageante sensation qui lui indiquait qu'Angel revenait. A cela s'ajoutait une impression quelque peu troublante : celle de devoir éviter de poser des questions. Mais après tout, n'avait-elle pas envoyé à son amie le même message à propos de son rêve ?

- Tout va bien ? s'enquit-elle simplement.

- Je crois.

La réponse n'était pas rassurante, pas vraiment inquiétante non plus. Il semblait à Jess qu'Angel lui dissimulait quelque chose, que leur "connexion" n'était pas totale. Comme si la Daeren voulait lui cacher une partie de son esprit et...

- Et bien ? fit une voix hors de sa tête, celle de Diana, qu'est-ce qu'il y a ?

Elle se tourna vers ses deux amies et ses yeux parlèrent pour elle.

- Oh ! compris Lauren. Contente de te revoir Angel.

- Merci.

Jess se rappela alors ce qu'elle s'apprêtait à faire, et ses interrogations disparurent. Pour l'instant, rien d'autre ne comptait que Lucie. Toutes les trois - toutes les quatres- pénétrèrent la chambre 127.
Dire qu'un sourire illuminait un visage ne relevait pas que de la métaphore. Ce fut toute la pièce qui parût soudain plus lumineuse. Et pourtant, il y régnait une sorte de tension qu'aucune des personnes présentes n'auraient pu définir.
Jessie se dirigea vers sa meilleure amie et lui prit la main. Elle avait peur de la serrer dans ses bras et de la voir se briser. C'était idiot, mais elle ne parvenait pas à chasser cette idée de son esprit.

- Salut toi, l'accueilla Lucie, avant de se tourner vers Lauren et Diana, restées un peu en retrait.

Comme personne ne disait plus rien, Diana décocha un léger coup de coude à sa petite amie.

- Je crois qu'on devrait vous laisser. Vous avez sûrement beaucoup à vous raconter.

- On reviendra te voir plus tard, ajouta Lauren.

- C'est comme vous voulez.

- Alors à plus tard.

Elles étreignirent Lucie à tour de rôle avant de s'en aller. Jess les remercia d'un hôchement de tête.

- Comment tu vas ? demanda t-elle une fois qu'elles furent seules.

- Aussi étrange que cela paraisse, j'ai l'impression que c'est à moi de te poser la question, répondit Lucie en carressant les cheveux de sa jeune amie.

- Ca va. Ca va, répéta t-elle en essayant d'y mettre un peu plus de conviction.

Son aînée lui décocha un regard où se mêlait l'amusement et l'inquiétude.

- C'est juste... que je n'avais jamais eu aussi peur.

- Ca va aller maintenant, l'assura Lucie en la serrant dans ses bras.

Elle la regarda ensuite droit dans les yeux, cherchant la présence d'Angel.

- Je voulais vous remercier toutes les deux. En fait je voudrais aussi vous engueuler pour avoir pris le risque de... venir me voir.

- Crois bien que si ça avait été à refaire...

- Je sais. Asseyez-vous. Et racontez-moi. Qu'est-il arrivé après mon départ, dans le niveau sept ?

- J'ignore de quelle façon exactement, mais nous avons regagné la surface...

Alors qu'elle prononçait ces mots, la Daeren fut prise d'un nouveau vertige. Elle reçut un signal et l'interprêta instinctivement comme l'arrivée de l'être dénommé Oz.

- Jess, quelque chose d'important est en train de se produire. Il faut que je parte.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Les autres Darens m'ont retrouvée.

Jess crût un instant qu'Angel allait partir de façon définitive, et son anxiété se traduisit en une sorte de cri mental qui frappa son hôte de plein fouet.

- Hey, je serais de retour avant la fin de la journée tu sais, la rassura Angel, un peu sonnée par l'impact émotionnel.

- Désolée...

- Ce n'est rien, l'assura la Daeren.

Puis elle disparut, non sans lancer un dernier au revoir à l'intention de Jessie.

- Qu'est-ce qui t'arrive ? fit Lucie, qui n'avait évidement pas pu suivre la conversation.

- Angel vient de partir.

- Pourquoi ?

- Je crois qu'elle a rejoint l'un des siens.

La surprise, puis la joie se peignirent sur le visage de la jeune femme.

- C'est fantastique ! Mais ça n'a pas l'air de te faire plaisir, remarqua t-elle au vu de l'expression de Jess.

- J'ai l'impression d'avoir perdu un organe vital, confia cette dernière.

- Et ça va ?

- Je survivrai. Je...

Elle sentait de nouveau cette tension, cette gène presque, qui l'avait assailli en entrant. Elle avait soudain l'impression -oh, c'était ridicule- que Lucie n'était pas Lucie.

- Je vais aller chercher un truc à boire, finit-elle, tu veux quelque chose ?

- Non, merci. Et puis je ne suis pas sûre de pouvoir boire n'importe quoi pour l'instant.

- Je reviens, fit son amie avant de quitter la chambre.

Lucie ne gouta pas longtemps à la solitude : un homme venait d'apparaître sur le seuil de la chambre. Son apparence toute entière exprimait une profonde fatigue : ses vêtements froissés, ses yeux embués et ses cheveux qui partaient un peu dans tous les sens. Son visage était familier. Lucie se demanda où elle avait pu le croiser, et le souvenir revint. C'était l'ancien coéquipier d'Holly, qu'elle avait rencontré la veille de son... accident. Elle l'avait vu juste une seconde, le temps qu'il lui annonce que son amie était décédée.
Et quel était son nom déjà ?

- Inspecteur Riker ?

- Andy, proposa t-il.

- D'accord.

- J'avais demandé au service de réanimation de m'informer de votre état, expliqua Andrew. Comment allez-vous ?

- Mieux, répondit Lucie avec un petit sourire. Vous voulez entrer ?

- Heu... oui, dit-il tout en s'éxecutant.

Aucun des deux ne savaient trop quoi dire, aussi le silence s'installa t-il un bref moment entre eux. Puis Andy le brisa en se raclant la gorge et en sortant de son imper une enveloppe qu'il tendit à la jeune convalescente.

- Voilà, j'ai... j'ai trouvé cette lettre en rangeant les affaires d'Holly. Elle vous est adressée et...

Il s'arrêta. Il aurait tant voulu dire ce qui c'était passé, dire qu'il avait vu Holly, que son... fantôme ? lui avait demandé de lui porter ce message. Ca l'aurait libéré d'en parler à quelqu'un. Mais les circonstances présentes n'étaient pas idéales pour cela. Il ignorait d'ailleurs si le moment propice viendrait un jour. Pour l'instant, ce n'était pas ce qui comptait.

- Et je sais qu'elle aurait voulu que vous la lisiez, termina t-il.

- Merci, fit Lucie, émue. Merci beaucoup.

Il vit qu'elle était sur le point de pleurer, et à dire vrai, évoquer Holly le mettait presque dans le même état. Il décida de changer de sujet.

- Je dois aussi vous mettre au courant : je connais le secret de Jessie. Je connais Angel. Elles se sont confiées à moi juste après votre agression.

- Oh. Je suis certaine qu'elles ont bien fait.

Riker hocha la tête en signe d'assentiment, puis se sentit de nouveau de trop.

- Je crois que je vais vous laisser.

- C'est très gentil à vous d'être venu. Lorsque je sortirai d'ici, nous pourrons faire plus ample connaissance.

- Ca me ferait très plaisir, répondit Andy avec sincérité. Rétablissez-vous vite.

- Je vais faire de mon mieux.

Lorsqu'elle fut seule, elle ouvrit l'enveloppe et déplia la feuille qui s'y trouvait. Même si la lettre n'était pas manuscrite, elle y reconnut Holly dès les premiers mots.

 

                                                                        Ma chère Lucie,

        J'ai tant de choses à te dire et si peu de temps pour le faire... Je ne sais même pas par où commencer.
Merci serait sans doute le plus évident. Merci de m'avoir permis de te connaître. Tu es une personne si...
humaine. Je sais que dans ce contexte si particulier qu'est notre existence, l'expression peut sembler cynique. Il n'en est rien.
C'est curieux, j'écris comme si je n'allai plus te voir. Ce n'est pourtant pas le cas. Dans quelques jours, quelques jours qui vont passer très vite, toi et moi allons nous revoir pour procéder au "transfert". Ce terme est trop technique à mon goût pour parler d'une personne, mais je n'en vois pas vraiment d'autre. Nous allons nous revoir donc. Et après ? Après nous nous reverrons, encore, toi, moi, Angel et Jess. Mais ce sera différent.

Je me sens bizarre tu sais. D'un coté, je vais en quelque sorte me retrouver, sans m'être jamais perdu, de l'autre, j'ai le douloureux sentiment qu'on va m'enlever une partie de moi-même, découper un morceau de mon âme. Cela me fait mal rien que d'y penser. Et je ne sais pas trop comment me débarasser de cette douleur. Alors  j'écris ces lignes.
Et alors que j'écris ces lignes, Angel dort. C'est assez curieux que de sentir en son être une seconde personne qui dort, en toute sérénité. Sans doute mon seul regret quant à notre relation sera de ne jamais avoir pu la prendre dans mes bras. Pourtant nous avons fait tellement plus... Je l'aime, pas comme une amante aime une aimée, une amie une amie ou une soeur aime une soeur, c'est quelque chose de différent, fort et intemporel. Je l'aime, comment le dire autrement ? Notre langage, aussi poussé soit-il, a ses limites. Et Angel les dépasse toutes.
J'ai peur de la perdre. Je sais que nous resteront toujours liées toutes les deux, d'une façon ou d'une autre. Ca ne m'empêche pas d'avoir peur. Peur à l'idée d'être "seule", mais aussi...

... il y a un risque, un risque faible mais non-négligeable que le départ d'Angel ôte de ma mémoire tout souvenir se rapportant à elle. Tu n'imagines pas à quel point cette pensée me terrifie. Elle va déjà tant me manquer, alors si je l'oublie... Je ne devrais pas avoir peur, je sais que je me souviendrai d'elle. Après tout elle est inoubliable. Et toi aussi.
Je crois finalement comprendre pourquoi je t'écris. Pour ne pas oublier. Conserver une trace, te dire ce que je n'oserai dire à haute voix. J'ai toujours eu peur d'oublier. J'ai toujours eu peur de plein de choses, mais oublier... ce sont nos souvenirs qui font notre identité. C'est pour ça qu'ils sont si importants.

Ta Jessie y arrivera. J'ai toute confiance en elle. Cependant, et même si je sais que je n'ai nul besoin de te le dire, veille sur elle. J'ai plongé au coeur de la nature humaine. Je n'ai pas aimé tout ce que j'ai vu, mais beaucoup de choses m'ont parues encore plus belles. Ce monde est étrange, mais les humains le sont encore plus. Ca ne m'empêchera pas de les aimer... J'ai songé à tout ce qu'ils ne seront pas... mais...
et tout ce qu'ils deviendront ?
Qui sait...
De toute façon tu les aideras.
Bien à toi.
Je t'aime toi aussi, ne l'oublie pas.
                                                                                        Holly.

Ps : tu sais, un jour le monde sera meilleur. D'ailleurs les humains n'en seront que plus étranges.

- Tu étais assurément une humaine étrange, mumura Lucie à haute voix à l'intention d'une Holly invisible.

- Merci.

La voix était famillière, mais elle résonna de manière si singulière que la jeune femme crut à un tour de son imagination. D'ailleurs il n'y avait personne. Elle secoua la tête, fatiguée. Oui, c'était son imagination, rien d'autre. Et pourtant... Le doute subsistait.

 

* * *

        - Salut Angel, fit l'homme qui se tenait devant elle.

Son vocabulaire, son intonation et sa façon de se tenir le faisait passer pour un terrien. Seule son intuition faisait savoir à Angel que c'était un Daeren.

- Salut, répondit-elle. Tu es Oz, n'est-ce pas ?

Il hocha la tête, encore un geste typiquement humain. Plutôt grand, il se tenait debout, les mains croisées devant lui. Il avait un visage sérieux et rieur à la fois, des yeux qui exprimaient la sympathie et un demi-sourire assez énigmatique.

- Nous sommes nous jamais vus avant ?

- Jamais, mais Christal m'a souvent parlé de toi. Je dois dire que j'étais très impatient de te rencontrer.

- Pour quelle raison ?

- Tu as toujour été un cas unique parmi nous, et puis...

- Unique ? En quoi ?

Le dénomé Oz écarquilla les yeux - il avait vraiment le chic pour exprimer ses émotions à la manière des hommes- sous le coup de la surprise.

- Tu as oublié ça aussi ? Et Christal ne te l'a pas dit ?

- Non, répondit Angel, perplexe.

L'autre se fit songeur quelques instants, réfléchissant à la meilleure chose à faire.

- Je pense que c'est parce qu'elle jugeait qu'il était préférable que tu le redécouvres par toi-même. Oui, c'est sans doute mieux. C'est d'ailleurs pour ça que je suis là : pour que tu puisses recouvrer la mémoire.

Si elle avait été physiquement présente, Angel aurait pu sentir son pouls s'accelérer. Elle ne savait pas qui de la peur ou de l'envie de savoir dominait son être. Mais qu'est-ce qui, dans l'idée de se souvenir, pouvait bien l'effrayer ?

- La mémoire d'un être est un peu comparable à l'un des niveaux de l'inconscience, continua Oz. Sauf qu'à la manière de celui des rêves, il est distinct pour chaque personne.

Il inspira à fond.

- Tu es prête ?

- Prête à quoi exactement ?

- Je ne vais pas me contenter de te montrer ton passé. Je vais te le faire revivre.

Et avant que la jeune Daeren ne puisse dire quoi que ce soit d'autre, elle se sentit disparaitre, entraînée vers quelque chose d'autre, un nouvel univers qui s'il lui était familier, ne lui paraissait pas pour autant accueillant...

 

* * *

        Ils étaient tous les quatre attablés au Grey Dog's Coffee, l'un des cafés préférés de Lucie, dans cette partie de la ville qu'ils aimaient beaucoup qu'était Greenwich Village. Les hauts parleurs fixaient aux murs diffusaient de la musique country et de l'air chaud se diffusait dans les conduis d'aération. Dans leurs esprits aussi régnaient la bonne humeur.

- Alors, à quoi buvons nous ? demanda Sebastien.

- A Lucie, proposa Lauren.

- Et à l'amitié, ajouta David.

- Portons un toast à nous, les humains, qui ne sommes pas si mal que ça, dit finalement Diana en levant son verre.

- Aux humains, acquiesça son ami.

Ils trinquèrent.

- J'ai l'impression que nous n'avons pas été réunis comme ça depuis longtemps, fit remarquer Lauren lorsqu'ils eurent vidé leurs verres.

- Sans doute parce que ce n'est pas une impression, lui répondit son demi-frère. Mais je crois que le moment est venu de prendre un nouveau départ.

Ses trois amis savaient qu'il faisait ainsi référence à ses erreurs passées. Il n'arrivait pas encore à en parler avec eux, mais il venait implicitement de leur faire une sorte de promesse. Sa soeur posa une main sur la sienne.

- Tu as raison. Un nouveau départ, et pour chacun d'entre nous.

- C'est incroyable à quel point les choses changent vite, dit David après quelques instants de silence.

- C'est vrai, mais je crois que le pire est derrière nous maintenant, fit Lauren.

- Le pire est derrière nous, répéta Diana, confiante.

Ils entrechoquèrent à nouveau leurs verres, comme pour sceller un pacte qui viserait à faire en sorte que ce soit vrai. Derrière son sourire, David se demanda pourquoi il n'arrivait pas à y croire.

      

* * *

         Le soleil était haut dans le ciel à présent. Ce devait être le milieu de la matinée. Ed mit quelques minutes à se situer. La douceur des draps indiquait clairement qu'il n'était pas dans son précaire abri. Il était à l'hôtel où Tania avait... hum, travaillé durant des années avant que son employeur ne soit arrêté, puis abbatu - d'après les dernières rumeurs par sa propre avocate. C'était là que la jeune femme l'avait conduit hier, juste après l'avoir retrouvé devant l'hôpital. Lorsqu'il lui avait demandé comment elle avait su où il se trouvait, elle avait répondu qu'elle avait du flair pour pister les hommes qui lui plaisaient. Déformation professionnelle, s'était-elle excusée. Ils étaient donc allés à l'hôtel -façon de parler. Ils avaient parlé pendant des heures. Ils avaient ri, et pleuré aussi. Puis ils avaient fait l'amour.
Ed soupira de bien être à cette pensée. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas été avec une femme. Et quelle femme ! Plus il pensait à elle et plus il comprenait qu'il était bel et bien amoureux. Il n'irait pas jusqu'à dire que c'était un sentiment nouveau mais en le qualifiant d'oublié, il n'aurait pas été très loin de la vérité.
Tout à fait réveillé, il se tourna pour pouvoir croiser le regard de Tania. Elle n'était pas là. Ed n'aurait su dire quelles émotions se livraient bataille sous son crâne en découvrant cela, mais il se sentit malheureux. Il n'y avait pas lieu de l'être cependant : sur l'oreiller de sa compagne était déposé un morceau de papier. Trois mots y avaient été griffonés : Je reviens vite. Il soupira, de fatigue cette fois-ci. Jetant un coup d'oeil à l'horloge murale, il réalisa qu'en fait l'après-midi était déjà bien entamé. Une question lui vint : depuis combien de temps Tania était-elle partie ?

 

* * *

        Attablée près de la fenêtre, au Grey Dog's Coffee, Holly attendait l'arrivée de l'éducatrice en observant les autres clients. Certains riaient, certains pleuraient, d'autres, comme elle, attendaient que le temps passe. Leurs émotions à tous étaient presque palpables, et Angel faisait de son mieux pour que l'esprit d'Holly soit exposé le moins possible.
C'était Lucie Anderson, l'éducatrice qui avait choisi le lieu du rendez-vous, et l'ange comme l'humaine le trouvaient parfait. Le décor, la musique... Seule l'attente jetait une ombre au tableau, mais elles savaient bien que certaines professions ne permettaient pas d'être ponctuel. Combien de fois Holly était arrivée en retard au rendez-vous que lui fixait Steven, son ancien petit ami, parce qu'elle était en train de passer les mennotes à quelqu'un ou de taper un rapport en trois exemplaires pour le service administratif   ? Si elle se rappelait bien, c'était d'ailleurs pour ça qu'ils s'étaint quittés.
Angel confirma. Elle était déjà en symbiose avec Holly lorsque celle-ci sortait avec Steven, et celui-ci ne supportait pas le métier qu'elle exerçait. Il avait trop peur de recevoir un jour un coup de téléphone lui disait que sa petite amie s'était faite tuer dans l'exercice de ses fonctions. Elle avait compris.

- Inspecteur Stewart ?

Plongées dans leurs pensées, elles n'avaient pas vu arriver la jeune femme souriante qui devait être Lucie Anderson.

- Désolée pour ce retard, fit-elle..

- Ce n'est rien, répondit cette dernière en serrant la main que lui rendait son interlocutrice.

Mais Angel ne saisit que le vide. Lucie et le café s'évanouirent. Elle était de nouveau avec Oz. Elle venait de vivre ce cours moment comme s'il s'était agit du présent, sans avoir conscience qu'il s'agissait d'un souvenir, et elle réalisait à présent que c'était pourtant le cas, qu'Holly n'était plus là, que tout cela s'était déroulée dans le passé.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Tu es revenue.

Il avait l'air troublé.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Angel.

- C'est étrange, on croirait que ton esprit résiste, comme si tu ne voulais pas te rappeler.

- Non je... [elle secoua la tête, fatiguée] il y a un moyen de contourner ça ?

- Je vais essayer quelque chose. Mais ça risque de ne pas être facile...

- Explique toi...

Oz la prit par les épaules, et lui lança un regard affectueux.

- Je vais essayer de te renvoyer au souvenir précis que tu refuse de retrouver. Une fois cela fait, ton blocage disparaitra, et nous pourrons continuer. Tu te sens capable d'affronter ça ?

Angel sourit tristement.

- Je crois que je n'ai pas le choix.

 

* * *

        Assise sur le bord du lit aux cotés de sa meilleure amie, Jessie racontait. Comme lorsque Lucie était inconsciente, elle lui parlait de tout ce qui lui passait par la tête. On eut dit qu'elle voulait rattraper du travail en retard. Dans un demi-sommeil, Lucie se laissait bercer par la voix de Jess. Elle se sentait mieux, sans doute parce que son amie ne lui avait pas posé de questions sur ce qu'elle avait vu ou entendu, elle n'avait pas posé de question tout court. Elle avait dû sentir qu'elle n'avait pas envie de répondre, plutôt d'écouter.
Tout en parlant, Jess se concentrait sur les émotions de Lucie. Il lui avait semblé qu'elle était mal tout à l'heure, et n'avait rien dit. Les sentiments de la jeune femme étaient très complexes, enchevêtrés les uns aux autres comme les fils d'une toile mentale dont elle ne parviendrait pas à se dépetrer. Un nouveau fil vint soudain s'ajouter aux autres, avec une force surprenante.
C'était... c'était de la peur, une peur terrible qui envahissait chaque recoin de son âme. La crainte de ce qui ne pouvait être empêché. La crainte de la mort. Jessie y reconnût sa propre frayeur, et étouffa un cri.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquièta Lucie.

Cette sensation là ne venait visiblement pas d'elle, et Jess comprit qu'elle était en phase. Une série d'images brouillées et de sons diffus vinrent le confirmer.

- Une nouvelle connexion, répondit elle avec un signe qui se voulait rassurant.

Elle porta la main à sa tête douloureuse. Le sang lui battait les tempes avec violence et il lui semblait que la pression à l'intérieur de son crâne avait soudainement augmentée.

- Tu es sûre que ça va ?

La douleur s'atténua sensiblement, ne laissant qu'une vague gène. Sans doute l'absence d'Angel diminuait son contrôle sur les phases, rendant l'emprise de celles-ci sur son esprit bien plus importante, et par conséquent plus désagréable.

- Ca va. Je sais même où je dois aller.

- Et...

- La chambre au fond du couloir. Je vais faire vite.

- Prends tout ton temps, l'assura son amie. Je ne vais pas bouger...

Il y avait de la lassitude dans cette remarque, et cela n'échappa pas à Jessie. Elle savait que Lucie n'appréciait pas plus que Sébastien les hôpitaux. Sans doute le fait d'y avoir appris la mort de toute sa famille n'y était pas étranger.
Elle traversa le long couloir des soins intensifs d'un pas rapide, se demandant ce qu'elle allait devoir faire, et comment. Débouler dans la chambre d'hôpital d'un parfait inconnu sans savoir de quoi il retournait n'était pas une très bonne idée. Elle aurait aimé avoir plus de précisions sur ce qu'on attendait d'elle, mais n'était pas parvenu à obtenir de détails lors de sa transe. Décidément, sans Angel, rien ne fonctionnait correctement. Il était déjà étonnant que Jessie ait pu capter un appel alors que la Daeren s'était plus ou moins déconnectée de son esprit. Elle espérait que son amie revienne vite, ne se sentant pas de taille à supporter toute seule le poids de leur mission. Et puis surtout... Angel lui manquait.

Elle frappa quelques coups timides, et une voix nouée par le chagrin lui permit de pénétrer la chambre. Celle-ci sentait l'aseptisé, et aussi la lavande. Il y en avait près du lit. Dans toute la pièce, Jessie captait les émissions très fortes de deux émotions différentes mais pas forcément indisociables, une profonde tristesse et un incomensurable sentiment amoureux.

- Vous n'êtes pas le docteur, remarqua la personne qui lui avait dit d'entrer.

C'était une femme assez agée, pas autant que l'homme qui devait être son mari et reposait dans les draps blancs si semblables à des linceuls de l'hôpital.

- Non. Je suis juste...

Que répondre ? Elle était juste venue parce que quelqu'un l'avait appelée, quelqu'un qui avait peur de mourir et le criait jusque dans ses propres pensées.

- Je suis juste venue voir ce que je pouvais faire.

C'était la vérité, et bien que présentée de façon singulière, elle ne sembla pas surprendre l'occupante des lieux nommée Louisa O'Neill. De quelle façon elle avait appris son nom, Jessie n'en savait trop rien, et à dire vrai, cela ne l'importait pas vraiment.

- Moi je ne peux rien faire, lâcha Louisa, et ça me ronge.

Si elle avait du exprimer par des mots ce qu'elle avait ressentie ces derniers temps, Jess aurait prononcé exactement ceux-là. Pour autant, il n'était pas plus facile de trouver ce qu'il fallait dire à présent.

- Vous êtes là. C'est déjà faire quelque chose en soi.

L'adolescente ne lut pas la feuille de soin d'Alan O'Neill. D'abord parce qu'elle ne s'en estimait pas le droit, ensuite parce qu'elle n'en avait pas besoin pour savoir ce qu'il avait. Il se mourrait. De quoi, elle n'aurait su le dire. Mais cela non plus n'était pas réellement important. Ca ne changeait rien.
Elle l'observa quelques instants. Elle ne pouvait pas l'empêcher de mourir. Personne ne pouvait. Pourquoi était-elle ici si elle ne pouvait rien faire ? Cette sensation d'impuissance la rendait malheureuse. Elle aurait voulu et aimé le sauver, mais le sauver de quoi ? De ce qui de toute façon, arriverait à tous ?

- Les choses arrivent si vite...

Jess écouta l'écho de son murmure résonner puis se perdre entre les murs de la chambre close. Et puis elle comprit. Ce n'était pas lui qui refusait de mourir. C'était elle qui ne le voulait pas, ne le permettait pas. C'était injuste. Et pourtant c'était inévitable.
C'était elle qui l'avait "appelée", qui souhaitait comprendre, accepter. Mais comment Jessie pouvait-elle faire comprendre à cette personne quelque chose qu'elle n'avait elle-même jamais compris ni accepté ? La mort était une drôle de chose tout de même. On la disait fin logique de la vie, et on s'accordait pourtant à la voir comme une sorte de châtiment. Peut-être parce que tous ceux qui mourraient ne le méritaient pas. D'ailleurs existait-il des gens qui méritaient de mourir ?
De nouveau, elle regarda le vieil homme couché dans son lit. Il avait les yeux fermés, et une expression de sérénité, de plénitude presque, sur le visage. Il lui semblait qu'il souriait derrière le masque de son sommeil.

- Il a l'air tellement bien, chuchota sa compagne, exprimant à haute voix ce que Jess pensait en cet instant.

- Oui.

- Je ne veux pas qu'il s'en aille.

- Je sais.

Elle sonda rapidement l'étrange femme pour s'assurer que ce qu'elle allait dire n'allait pas la peiner davantage.

- Comme vous vous savez qu'au fond, il n'y a pas d'autre alternative.

- Vous parlez comme lui.

La jeune fille esquissa un sourire que lui rendit son interlocutrice. Cette manifestation de gentillesse poussa Jessie à prendre une chaise et à s'asseoir au coté de Mme O'Neill.

- Ma meilleure amie est dans la chambre de l'autre coté du couloir. Elle aura vingt-deux ans l'été prochain.

La vieille femme l'observa à son tour, mais resta muette. A l'écoute.

- Elle vient de passer plusieurs semaines entre la vie et la mort. Elle va bien maintenant. Et aujourd'hui j'ai compris quelque chose.

Elle inspira comme pour se donner du courage.

- Si son état ne s'était pas amélioré, elle n'aurait pas voulu que cela dure. Elle aurait préféré que ça s'arrête, qu'on la laisse partir. Mais moi je n'étais pas prête. Je ne l'aurais jamais été peut-être. Je ne voulais pas qu'elle s'en aille. Pourtant je crois que par la suite, je l'aurais finalement laissée partir. Parce que j'aurais compris, tôt ou tard, que c'était ce qu'elle voulait qui importe.

Elle se tût quelques secondes, avant de demander :

- Vous savez ce qu'il veut ?

Louisa O'Neill hocha la tête en signe d'assentiment.

- Ca ne rend pas la chose plus facile, ajouta t-elle.

- C'est vrai. Je pense que rien ne puisse la rendre plus facile. Mais avec le temps...

- Avec le temps, répéta Louisa.

Jess se releva, plongea une dernière fois ses yeux dans ceux de la vieille femme et quitta la pièce en refermant tout doucement la porte derrière elle. Elle savait que cette femme n'était pas vraiment moins malheureuse. Elle savait aussi qu'elle n'avait désormais plus besoin d'elle. Elle crût entendre résonner un écho dans sa tête, un merci murmuré par la voix d'un vieil homme qui allait mourir. Mais peut-être n'était-ce que son imagination.

 

* * *

        Les impressions qui avaient assailli Lucie à son réveil ne disparaissaient pas. Au contraire même, plus la journée avançait, plus il lui semblait qu'elle avait changé d'univers. Voir Jess et Angel dissociées était assez curieux, même si la palme du bizarre aurait du revenir à Lisa et Al, songea t-elle, amusée malgré elle.
Autre chose la troublait : elle qui d'habitude appréciait plus que tout la compagnie n'avait qu'une envie depuis le matin : être seule, pour pouvoir se retrouver. Peut-être les visites l'avaient elles juste un peu fatigué. C'était normal après tout. Mais il y avait autre chose. C'était lié à ce moment qui avait précédé son retour, ce moment qu'elle avait oublié. Elle avait parlé avec quelqu'un... Oui, et ce qui c'était dit était d'une importance capitale...

- Mademoiselle Anderson ?

Elle leva la tête. Le docteur Williams était revenu, accompagné d'un homme noir, d'une quarantaine d'années et qui n'était pas vêtu d'une blouse.

- Voici monsieur Lewis. C'est le psychologue de garde de notre hôpital. En fait je voulais savoir si vous désiriez le voir. Je sais que ce n'est pas facile de parler de ça à de parfaits inconnus mais après une expérience comme celle que vous venez de subir, ce ne serait pas inutile.

- Cela vous gène t-il ? demanda gentiment l'intéressé.

- Non... Au contraire même, peut-être allez-vous pouvoir m'aider, dit-elle avec un sourire hésitant.

- Je l'espère, répondit le docteur Lewis.

- Bien, je vous laisse, fit son collègue avant de refermer la porte derrière lui.

Le psychologue prit un siège et s'installa à coté de sa patiente.

- Par le plus grand des hasard, s'enquit cette dernière, vous ne savez pas quand ils comptent me libérer ?

- Ce doit être l'affaire de quelques jours, pas plus à mon avis. Vous n'aimez pas les hôpitaux je présume ? [Elle acquiesça d'un signe de tête] N'allez pas vous imaginer que je suis perspicace, personne n'aime les hôpitaux.

Cette fois-ci elle le gratifia d'un vrai sourire. Cet homme avait un don pour mettre les gens en confiance, c'était évident.

- De quoi dois-je vous parler ?

- Ce n'est pas à moi de choisir. Dîtes-moi ce que vous avez envie de me dire.

- Je ne sais pas trop en fait... Je ne me sens pas très bien depuis ce matin, comme si tout avait changé pendant que je... n'étais pas là.

- Qu'est-ce qui vous fait penser ça ? L'attitude de vos proches ?

Elle secoua la tête.

- Non, ils sont tous merveilleux. Vous savez, j'ai été bien entourée pourrait-on dire, ajouta t-elle en montrant à son interlocuteur les fleurs, la musique et les autres choses que lui avaient amenés ses amis durant son coma.

Le regard du docteur Lewis s'arrêta sur une photographie qui représentait Lucie en compagnie de sa "mère" et de cinq adolescents.

- Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda la jeune fille.

- Oh ! rien, c'est juste que je crois connaître ces deux personnes.

De l'index il désigna les visages de Lauren et de Jessie, augmentant encore la perplexité de Lucie. Ses amies étaient allées consulter un psy ? Il dut deviner ce qu'elle pensait car il la rassura aussitôt :

- Nous nous sommes rencontrés dans le bus, pas sur un divan. Ce n'est qu'une coïncidence.

- Depuis peu je ne crois plus vraiment aux coïncidences.

- Vous pensez que tout est écrit par avance ?

- Je n'irai pas jusque là, rectifia Lucie. Mais je pense que certaines forces, ou certains êtres, sont capables de manipuler les événements. Pourtant je ne croyais pas à ce genre de choses avant.

Avant quoi ? eut terriblement envie de demander Lewis. Il se retint. C'était cette même question qu'il avait posé à Jessie lors de leur première rencontre, alors qu'elle tenait des propos similaires. Ca lui revenait à présent.

- Ca n'a pas toujours été comme ça. Enfin, j'ai toujours eu une bonne perception des choses, mais avant je parvenais à m'en détourner.

- Avant quoi ?

Elle n'avait jamais répondu. Ce pouvait-il que la réponse soit commune aux deux amies ? Que s'était-il passé qui avait pu à ce point modifier leur vision du monde ? Ce devait être la clef du problème.

- Quelque chose a changé dans votre vie, avant même votre agression, n'est-ce pas ?

- La vie est un perpetuel changement.

Elle ne cessait d'éluder ses questions. Daniel comprit qu'elle s'était trompée. Elle n'avait pas envie de se confier à lui, et il le comprenait tout à fait.

- Et vous parvenez à vous y adapter ? demanda t-il tout de même.

- Parfois oui, parfois non.

De la tristesse passa dans son regard. Il n'y tint plus et lâcha sa question :

- Mademoiselle Anderson... [il regarda sa feuille] Lucie, quels sont les grands changements qui vous ont affectés, en bien ou en mal ?

- Les mêmes que ceux qui affectent n'importe qui. Dans le fond ma vie n'a rien d'extraodinaire. C'est celle de tout être humain je pense.

- Vous semblez pourtant différente.

- Qu'est-ce qui vous amène à le croire ?

- Votre façon de voir les choses.

- Disons que des personnes moins ordinaires m'ont aidé à les voirs ainsi.

- Vous le regrettez ?

Malgré le laps de temps qui s'écoula avant qu'elle ne parle de nouveau, le ton de Lucie montrait clairement que sa réponse était sans équivoque.

- Pas une seconde.

Après un second temps d'arrêt, elle annonça :

- Finalement je ne suis pas certaine que c'était une bonne idée. Je pense que j'ai besoin d'être un peu seule.

- C'est tout à fait normal. Je vous souhaite un bon rétablissement, Lucie.

Daniel quitta la pièce, intrigué. De quel étrange mal de vivre souffraient tous ces jeunes gens ? Etait-ce vraiment le mal de vivre ? Ils avaient tous l'air si heureux sur cette photographie... Il avait dans l'idée qu'il était entré dans une histoire intéressante, mais n'y faisait qu'une apparition, et aurait bien voulu connaître le dénouement.
Sauf que ce n'était pas son histoire. Il fallait qu'il oublie tout ça.

- Docteur Lewis ? l'apostropha une femme.

- Oui ?

Elle était tout en longueur, très séduisante. Un peu de gaieté sur son visage aurait achevé de la rendre parfaite. Mais ses traits semblaient familiers à Daniel. Elle avança et lui tendit une main qu'il serra avec énergie.

- Je m'appelle Kathleen Mallory, je vous avais appelée à propos de...

- L'affaire Gregor, je me rappelle. Votre soeur m'a dit que vous passeriez... Helen est bien votre soeur n'est-ce pas ?

- C'est exact. Vous avez eu le temps d'examiner Harold Gregor ?

- Oui. Il est parfaitement sain d'esprit et apte à témoigner.

Une expression de victoire se dessina tout doucement sur le visage de l'avocate.

- Pourriez-vous venir le déclarer à la barre lors du procès, ce vendredi ?

- Pas de problème, assura t-il.

C'est alors qu'une troisième personne déboula dans le couloir. Elle se figea à la vue de la juriste et du médecin discutant tous les deux. C'était Jessie Wells. Daniel la reconnut aussitôt et lui adressa un signe.

- Bonjour ! lança t-il à la jeune fille.

- Bonsoir docteur Lewis, répondit-elle. Mademoiselle Mallory, ajouta t-elle poliment à l'attention de Kathleen.

Puis elle quitta les lieux comme pour fuir les deux adultes.

- Vous connaissez cette jeune fille ? demanda Mallory, soudainement prise d'un vif intérêt.

- Un peu, admit Daniel. Et vous ?

- Disons qu'elle m'intéresse...

- Ca se comprend, lâcha le psychologue malgré lui.

L'avocate aux longues jambes lui lança un regard très étrange, où avait disparu la froideur et la désinvolture qui le caractérisait quelques secondes auparavant.

- Je vous raccompagne ? proposa t-elle.

 

* * *

    Aux aguets de son inconfortable planque dans l'hôtel, Holly scrutait les allées et venues des véhicules en bas, attendant de devenir témoin de l'ignoble traffic du maître des lieux. Sans ce flagrant déli, elle n'aurait aucune charge suffisante contre lui pour l'inculper, et il serait libre comme l'air après quarante-huit heures de garde-à-vue, ce qui serait tout bonnement innaceptable.

- Ca va ? lui demanda Angel. Tu es tendue comme une corde de guitare, comme disent les humains.

- Avec toi je n'ai peur de rien, répondit Holly en souriant.

L'ange comme la terrienne savait que ce n'était pas vrai, car chacune était capable de ressentir les angoisses de son hôte. Mais il n'en demeurait pas moins exact que la présence de l'autre les apaisait.

- Qu'est-ce que vous faîtes-là ? cria une troisième voix, hors de leur tête.

Holly sursauta intérieurement. Extérieurement, rien ne laissait transparaître sa peur. Mais son coeur cognait contre ses cotes avec une rapidité qui ne pouvait la tromper. Elle lui aurait bien posé la même question : que faisait-il là ? Tania lui avait pourtant dit que la "livraison" ne commencerait pas avant une demi-heure.

- Vous êtes muette ? l'interrogea Vasquez tout en levant légérement le canon de son arme.

Elle ne dessera pas les dents.

- D'accord. En tout cas mon intuition a vu juste. Qui vous a prévenu ? Laquelle de mes charmantes employées travaille dans mon dos ?

- Vous imaginez que je puisse faire confiance à une de vos "employées" ? Je travaille en solo, monsieur Vasquez.

- Et ça ne vous réussit pas vraiment. Allez, avancez, fit-il en désignant la direction à l'aide de son revolver.

Elle obéit, guettant l'instant propice pour mettre à contribution les capacités d'Angel.

- Tiens toi prête, lui dit intérieurement cette dernière.

Sans crier gare, elle se saisit mentalement de l'arme du criminel, qu'elle envoya voler au loin. Puis elle saisit sa propre arme de service et la pointa sur son dangereux adversaire. Vasquez eut l'air surpris, effrayé même, mais il ne perdit pas le contrôle de lui-même pour autant.

- Impressionant, votre petit numéro. Mais ça ne fera pas de vous la gagnante.  Parce que vous me voulez vivant, n'est-ce pas ? Et que vous n'avez pas envie de tirer.

C'était la stricte vérité, d'un certain point de vue. Holly n'hésiterait pas une seule seconde à abattre l'homme qu'elle tenait en joue, mais il n'en était pas de même pour Angel. Elle ressentait une frayeur intense à appuyer sur la détente, si intense que ses mains en tremblaient.
Ses mains tremblaient ! Ce détail n'avait pas échappé à Vasquez, et c'était de là qu'il tirait son assurance. Elle venait de dévoiler à l'ennemi sa faiblesse, la pire erreur qui puisse être commise.

- Non, vous ne tirerez pas, répéta t-il, sûr de lui.

Il porta la main à sa veste, de laquelle il sortit un second revolver. Elle ne s'était pas attendu à ce qu'il ait deux armes. Elle réagi, mais les réticences d'Angel à tirer lui firent perdre quelques secondes qui firent basculer sa vie. L'autre fut plus rapide. Deux détonations sourdes firent exploser le silence. Une douleur atroce transperça le lieutenant Stewart et l'ange qui hantait son esprit. Elles tombèrent.

- Holly, souffla Angel, brisée par la souffrance.

- Pars, ordonna son amie. Rejoins Jess avant qu'il ne soit trop tard.

- Je ne peux pas te laisser toute seule.

- Je ne suis pas toute seule, l'assura Holly.

- Pardonne-moi.

- Je n'ai rien à te pardonner mon ange.

- Je ne t'oublierai pas, murmura Angel avant de s'en aller.

L'hôtel, la douleur et Holly disparurent. Ce fut le vide pendant quelques instants puis...

- Angel ? fit une voix masculine.

- Je suis là Oz. Ça a marché.

- Je sais que c'est assez éprouvant.

- Je ne m'étais pas trompée... mumura la jeune Daeren, pensive.

- A propos de quoi ?

- De la mort d'Holly. C'est bien moi qui en suis la responsable.

Oz la saisit de nouveau par les épaules et plongea ses yeux dans les siens.

- Raconte-moi.

- J'aurais pu tirer sur lui, l'empêcher de la tuer. Je n'ai pas pu. Sans moi Holly serait toujours en vie.

Des larmes se mirent à couler sur ses joues.

- J'étais en elle depuis si longtemps, et pourtant jamais je n'avais été confrontée à cette situation. Et je l'ai tuée.

Elle était à moitié assomée par cette révélation. Oz comprit que tenter de la raisonner serait inutile dans l'immédiat. Angel était beaucoup trop choquée pour comprendre quoi que ce soit.

- Ecoute, je pense qu'il est temps pour toi de rejoindre Jessie. Tu dois lui manquer, tu ne crois pas ?

- Elle me manque aussi. Mais si je la fais tuer elle aussi ?

- Tu n'as pas fait tuer Holly ! Jess a confiance en toi, et moi aussi. Il faut que tu repartes Angel.

- Mais j'ai encore beaucoup à apprendre ici et...

- Et tu as tout le temps pour ça. Enfin, peut-être pas tant que ça, mais il faut savoir attendre. Les humains ont un proverbe qui dit :

- "Chaque chose en son temps", devina Angel. J'ai compris.

Le Daeren hocha la tête en souriant, à la manière d'un professeur content de son élève. Celle-ci essuya ses larmes du revers de la main.

- Je peux te poser une dernière question ?

- Je t'en prie.

- Christal m'avait dit que tu étais passé par là toi aussi.

- C'est vrai. C'est elle qui m'a fait recouvrer la mémoire.

- Elle m'a aussi expliqué que c'était pour cela que tu portais le nom d'Oz. Alors... je voudrais juste savoir...

Il eut un sourire jusqu'aux oreilles, un sourire qui pouvait à tout instant se briser en éclats de rire.

- En général, nos hôtes nous rebaptisent, plus ou moins consiemment. Holly ne t'a pas prénommée Angel par hasard. Mais comme mon premier hôte était amnésique lui aussi, j'ai moi-même choisi mon nom.

- Pourquoi Oz ?

- Lorsque je me suis "réveillé", mon hôte regardait un film qui s'appelait Le Magicien d'Oz. Regarde-le un de ces jours, tu comprendras.

Angel sourit et haussa les épaules, sans prendre conscience du caractère humain de ce simple geste.

- D'accord. Je vais y aller maintenant.

- Je reste dans les environs, si tu as besoin de moi... tu sais quoi faire.

- Ne t'inquiète pas.

- Et tu n'es pas toute seule. Tu as ton hôte, ne l'oublie pas.

- Je ne l'oublie pas. J'espère que je n'oublierai plus jamais rien maintenant.

 

* * *

        Tournant en rond dans la chambre tel un lion dans sa cage, Ed était soucieux. Il avait été contrarié de se réveiller dans un lit vide, bien que Tania ait laissé un mot à son attention. Cela faisait plusieurs heures, et elle n'était toujours pas reparue. Et puis il n'y avait pas que cela.
Le vagabond se sentait mal à l'aise dans cet endroit. De l'hôtel émanait le confort et le calme, mais il avait l'impression d'y être un intru. Il l'avait l'impression que le décor se moquait de lui, comme s'il n'avait rien à faire ici. Ce n'était pas son monde en quelque sorte. Il avait déserté depuis si longtemps la vie "civilisée"... il ne se croyait pas encore prêt à y retourner, même avec l'aide de Tania.
La porte s'ouvrit, laissant entrer cette dernière.

- Enfin ! Je commençais à m'inquièter...

- Il ne fallait pas. Je suis juste repassée chez Andy, prendre des nouvelles des autres, et on a bavardé un peu.

- Tu l'appelles Andy maintenant ?

- Ma parole, tu es jaloux ?

- Ca n'a rien à voir ! protesta Eddy.

Mais son ton démentissait ses paroles. Tania ignorait si elle devait être flatée ou contrariée de l'état de "son homme". Elle choisit la première solution.

- Non, bien sûr, fit-elle en riant.

Elle alla l'embrasser mais il la retint.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Il la guida jusqu'au lit où tous deux s'asseyèrent.

- Je ne sais pas vraiment, soupira t-il. C'est juste que tout ça est nouveau pour moi, et ça va très vite. Et pour être tout à fait franc, ça m'emmerde que tu sois si proche de Riker.

- C'est pourtant quelqu'un de bien.

- Ouais, quelqu'un de bien. Tu ne sais pas tout.

- Peut-être parce que tu ne me dis rien.

Etait-ce un reproche qu'il entendait dans sa voix ? De toute façon, ses histoires avec Andy ne la regardaient pas. Elles ne regardaient personne. Comme il restait de marbre, elle poursuivit :

- Je suis très heureuse d'être avec toi. Mais je ne renierai pas mon amitié avec des gens juste parce que mon compagnon ne les aime pas !

- J'ai mes raisons.

- Alors explique moi ! Tu as confiance en moi, non ?

Il secoua la tête de gauche à droite.

- Ce n'est pas le problème.

- C'est quoi, le problème ?

Excédé, Ed se leva et se dirigea vers la porte.

- Ecoute, j'ai besoin de réfléchir à tout ça. D'être un peu seul.

- Tu t'en vas ?

Il ne répondit pas et sortit. Tania aurait voulu lui courir après mais n'en fit rien. S'il voulait être seul, elle devait respecter son envie. Et puis le rattraper n'aurait sans doute pas arrangé les choses. Il reviendrait quand il serait prêt. Peut-être était-elle allée trop loin. Mais elle avait besoin de savoir pourquoi les deux hommes pour qui elle portait le plus d'affection montraient une telle hostilité l'un envers l'autre. Histoire de passé commun, lui avait dit Andy une fois. Et puis la nature de leur relation était ambigüe : elle sentait qu'ils se respectaient autant qu'ils se méprisaient... Elle espérait qu'Ed finisse par se confier un jour. Et s'il ne revenait pas ? Elle songea qu'elle n'avait même pas eu le temps de lui dire que son amie Lucie était de retour dans le monde des vivants.

 

* * *

        Les quelques jours qui suivirent le retour de Valentin, le DOME connut sa plus importante production de café. Personne ne dormait plus de quelques heures par jour, et le temps restant était en quasi-totalité sacrifé aux recherches. Commes tous les autres, Katia Emmerson avait les nerfs à vifs. C'est pourquoi elle eut un sursaut lorsqu'elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna.

- Désolé, marmona Denis.

- Ce n'est rien. Tu en es où ?

- De mon coté la liste est finie.

- Je vais regrouper les résultats. Préviens Denton qu'on peut commencer le compte-rendu.

Mitchell acquiesça, mais avant de partir, demanda, soucieux :

- Tu trouves que c'est une bonne idée toi ?

- Quoi, de faire appel à O'Connor ? Je n'en ai aucune idée. Elle est efficace mais...

- Mais à coté d'elle, même Valentin passerait pour un ange, termina Denis. Elle est dangereuse, et on ne sait pas de quelle façon il agira lorsqu'elle sera en présence de la Daeren. Ca pourrait très mal finir, pour elle comme pour nous !

Katia leva les yeux au ciel, plus par dépit qu'exaspération.

- C'est exact, mais on ne peut pas s'opposer aux décisions de Denton pour l'instant. Ca reviendrait  à se mettre O'Connor à dos. Il faut opérer plus subtilement.

- Alors que fait-on ?

- Pour l'instant, on se contente de rester sur nos gardes et de contrôler en permanence l'évolution de la situation. Si besoin est, on agira.

- Désolé d'interrompre votre conversation...

C'était Valentin, qui venait d'entrer. Ses deux associés échangèrent un bref regard, mais aucun n'était capable de dire si l'intrus avait tout entendu.

- Je viens voir où nous en sommes.

Les imprimantes venaient justement de cracher le fruit de leur labeur. Emmerson saisit les récapitulatifs et les tendit à Denton. Celui-ci parcouru rapidement les feuilles, puis reposa ses listes, satisfait du travail.

- On recoupe toutes les données. Encore un petit effort et...

- Nous l'aurons bientôt retrouvée, termina Mitchell.

Même Katia fut effrayée par le rictus qui se peignit sur les lèvres de Valentin.

 

* * *

        C'était par un matin d'hiver. Il y avait du vent et de la neige qui recouvrait l'herbe du cimetière. Cela rappela à Jessie son rêve. Elle aurait d'ailleurs préféré l'oublier. Les souvenirs étaient parfois si douloureux... Mais Lucie était bien là, marchant à ses cotés. Avec Angel, elles se rendaient sur la tombe d'Holly. Toutes trois marchaient silencieusement entre les dalles, n'échangeant ni mots ni regards.
Finalement elles arrivèrent devant la sépulture de leur amie. Elle était ornée de quelques fleurs mais aussi d'une photographie la représentant, son habituel et merveilleux sourire aux lèvres.

- Parfois je me demande à quoi cela sert tout ça, fit Jessie. Les tombes, les fleurs... dans quel but ?

Lucie continua de contempler le portrait, mais répondit tout de même.

- Honorer leur mémoire.

- Ne serait-il pas plus simple d'oublier ?

- Plus simple sans aucun doute. Mais mieux ? Je ne le crois pas.

La jeune fille soupira.

- Parfois je me dis que nous avançons en vain, et qu'il serait peut-être plus aisé de repartir de zéro.

- Mais nous - je veux dire les hommes, corrigea Angel, ont accompli de grandes choses, il en est de même pour les êtres. Repartir de zéro comme tu dis, ou bien oublier, ce serait prendre le risque de tout perdre.

- Qu'avons-nous vraiment à perdre ? On ne peut pas dire que la vie ici soit...

- La vie est un cadeau, ici ou ailleurs.

- Sans doute, admit Jessie d'un ton peu convaincant.

La daeren la trouvait étrangement négative. Sa façon d'être et de penser semblait... différente de celle de la jeune fille qu'Angel avait choisi pour hôte et amie. Une question prit naissance dans son esprit : le passage de Jess dans le niveau sept aurait-il pu la changer elle aussi ? Après tout, elle-même y avait bien recouvré une partie de sa mémoire. Pourquoi ce lieu de folie humaine n'aurait-il pas intéragi sur son hôte ? Elle devait parler de tout ça à Oz.
Non, à Jess.
Elle devait lui en parler à elle. Le temps des secrets était terminé. Il fallait tout se dire, il fallait qu'elles soient à nouveau en symbiose l'une avec l'autre. Alors qu'elle y travaillait, les deux terriennes poursuivaient leur conversation.

- Toi qui t'en es approchée... que crois-tu que ce soit la mort ? Une fin ? Un éternel recommencement ?

- Plutôt une nouvelle étape, répondit Lucie sans détacher son regard de la pierre. Un changement dans quelque chose d'infiniment plus vaste que ce que nous appelons la vie.

- Et ce changement est bien ou mal ?

- Je crois que tout dépend des personnes qui le subissent. En somme, tout changement peut-être bon ou mauvais selon la façon que tu as de l'aborder ou de t'y adapter.

- Peut-être. Mais la mort est quelque part une modification inéluctablement mauvaise. Peut-être pas pour ceux qui meurent mais...

- Pour ceux qui restent, termina Lucie. Mais tu sais, les morts ne nous abandonnent jamais tout à fait. Quand ceux que nous aimons nous quittent, il nous reste tout de même quelque chose d'eux.

- Il nous reste seulement leur souvenir.

- Seulement ? s'étonna sa soeur en la regardant enfin dans les yeux.

Pour la première fois depuis le retour de Lucie, Angel rétablit tous les liens psychiques et émotionnels qui la reliait à Jess. Et l'invita à regarder dans ses souvenirs. Ce voyage ne dura que quelques secondes, mais elles suffirent à la jeune fille pour comprendre toute la portée de ce qu'était le souvenir d'un être.
Peut-être à la vue du changement de couleur des yeux de son amie, ou grace aux liens qu'elle partageait elle-même avec Jessie, Lucie sembla deviner plus ou moins ce qui se passait.

- Alors ? demanda t-elle lorsque ce fut fini.

Jess ne dit qu'une chose.

- Alors je n'oublierai pas.

 

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fin de l'épisode 1_07
suite dans 1_08 : Apprendre à nous connaître

 

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