Ténèbres

épisode 1_06
imaginé et écrit par Jade

 

          Froid. Il avait terriblement froid. Peter tremblait de tout ses membres. Il ne comprenait pas comment le vent pouvait l'atteindre dans cet amoncelement de vieux cartons. Certes il vivait dehors, mais son précaire abri était encastré entre de hauts murs de briques, dans un dédalle de ruelles obscures. Pourtant, le vent glacial parvenait à franchir ces obstacles pour le seul plaisir de pénétrer jusque dans ses os. Il s'imagina dans une grande maison, devant un feu de cheminée... Peter n'en demandait pas tant. Il ne voulait pas de grande maison, pas de cheminée en briques, non, tout ce qu'il aurait voulu en cet instant précis, c'eut été d'avoir moins froid, juste ça. Il repositionna l'amas de papier et autres matières pour barrer la route au vent. Mais c'était l'air tout autour de lui qui était frigorifique, et chaque inspiration déversait de la glace dans ses poumons, dans tous son corps. Dommage qu'on ne puisse pas se passer d'air.
Ce fut à cet instant là qu'il eut peur. Peur de mourir de froid, seul dans la nuit qui commençait tout doucement à tomber. Pas que sa vie soit agréable, pas qu'il eu vraiment envie de se réveiller demain matin pour fouiller les poubelles en quête de nourriture. La difficulté que représentait sa survie ne l'empêchait pas d'être ténaillé par la peur de la voir s'achever, cette peur de mourir qui était commune à tous les hommes, grands ou petits, pauvres ou riches. Peter ne voulait pas mourir. Pas comme ça en tout cas. En silence, car le froid le dissuadait d'ouvrir la bouche pour emmettre le moindre son, il appela au secours. Il pria il ne savait quel Dieu que l'air cesse de l'agresser, qu'il puisse passer la nuit pour chercher demain un endroit plus chaud où passer l'hiver. Il cria à l'aide, et l'écho de son appel résonna dans chaque recoin de son crâne. C'est pour ça qu'il douta être entendu.

 

* * *

        Bien planqué derrière sa machine à écrire, Riker s'apprêtait à... il ne savait pas trop en fait. En temps ordinaires, il aurait pris la déposition de Kathleen Mallory parce qu'elle avait abattu un homme. Seulement, l'adjectif ordinaire collait mal à la situation.
Justement, peut-être devrait-il commencer par éclairer la situation en question. Il fit face à Mallory, immobile sur son siège. Elle semblait être parfaitement calme lorsqu'elle l'avait fait venir sur les lieux du drame, et à vrai dire, elle n'avait pas plus l'air paniquée à présent. Mais elle avait perdu cette espèce de froideur insouciante qui lui était propre. Andy aurait juré qu'elle était... soucieuse.

- On commence par la version officielle ou par celle qui restera entre nous ?

Elle lui fit signe de prendre note. Il plaça une feuille dans sa machine. Certes, il possédait un ordinateur, mais trouvait que les vieilles méthodes avaient du bon. Avec ce vieil engin typographique plutôt qu'un traitement de texte, il ne risquait pas de tout perdre à la moindre panne de courant.

- D'accord. Je suppose que vous ne voulez pas d'avocat.

Il se sentit presque gêné d'avoir prononcé cette dernière phrase. Mallory ne sembla pas relever son ironie involontaire.

- Un de mes informateurs m'a dit que Vasquez était de retour en ville. Je suis allé à l'endroit qu'il m'a indiqué. Il y était. Il a voulu me tirer dessus. Je l'ai pris de vitesse. Fin de l'histoire.

- Pourquoi n'avez vous pas appelé la police ?

- Je voulais vérifier l'exactitude de ce renseignement avant. Et être là quand vous viendriez arrêter mon client. Pour vérifier que vous lui liriez ses droits, cette fois-ci.

Andy ne fit aucune remarque. Elle sembla se remémorer quelque chose.

- L'autopsie conclura qu'il était dos à moi quand j'ai tiré. C'est parce qu'il s'est retourné pour prendre son arme.

- Il s'est retourné ?

Le cliquetis de l'antique machine à écrire rythmait leurs paroles.

- Son revolver était posé sur ce qui lui servait de lit. J'ai vu qu'il allait le prendre. J'ai tiré la première.

- On a vu plus étrange, fit Andy, satisfait, en aposant un point final à son texte.

Il repoussa ensuite sa machine à écrire sur le coté.

- Alors, que s'est-il passé ?

- C'est plus ou moins lié à l'affaire de ce gang qui faisait justice à sa manière.

L'attention de Riker redoubla. Il était précisemment chargé de cette affaire.

- Mon informateur fait partie de ce gang. Ils avaient repéré Vasquez, c'était leur prochaine cible. Mais il était.... "reservé" à leur nouveau venu, Sébastien. Ce n'est qu'ensuite que j'ai compris pourquoi... J'ai retrouvé Vasquez, il était avec ce jeune en question, et les deux filles qui avaient témoigné à son procès.

- Les deux filles qui avaient témoigné... Jessie Wells ?

- Et sa copine Lauren, c'est ça. J'ai compris que ce garçon était de leur ami, qu'il connaissait la victime. Il pointait une arme sur Vasquez. Je pensais qu'il allait tirer. Ses amies l'en ont finalement dissuadé.

Elle s'arrêta un instant, semblant se remémorer quelque chose, les paroles des deux jeunes filles peut-être. Riker se demanda si, à la place de Sébastien, elle aurait trouvé la force de lâcher son arme.

- L'autre en a profité. Il a sortit une arme de sa veste. Je lui ai tiré dessus avant qu'il ne tue les autres.

Fin de l'histoire, se répéta Andy, in petto. Il n'avait pas le coeur à faire de l'humour. Il avait contacté Jessie pour avoir son avis dans cette affaire. Il lui avait fait promettre de ne pas s'en mêler. Et il apprenait que l'un de ses amis avait rejoint ce fameux gang, et qu'il était maintenant impliqué dans une affaire de meurtre.

- Je peux vous poser une question ?

Kathleen hocha la tête.

- Pourquoi les couvrez-vous ?

- Pourquoi avez-vous contacté Wells lors de l'interrogatoire d'un dealer ? répondit-elle du tac au tac.

Andrew fut surprit de ce revirement. Elle n'avait pas parue être sur la défensive tout à l'heure.

- Je crois que vous me cachez quelque chose inspecteur Riker. Quelque chose de très important au sujet de cette fille. Et que je compte bien découvrir.

- Pourquoi ?

- Le métier d'avocat a ça de commun avec celui de policier : la recherche de la vérité.

- Vous devez donc savoir que la vérité n'est jamais gratuite.

- Et toujours trop chère, termina Mallory. Mais je trouverais, croyez-moi.

- Je vous crois, soupira le policier.

Il y eut un court instant où les deux adultes restèrent silencieux, l'un comme l'autre perdus dans leurs pensées personnelles et désordonées. Sortant de sa réfléxion, Andy relut rapidement ce qu'il avait tapé.

- Bon, cette histoire devrait se régler très vite. Pas de témoins, scénario plausible, légitime défense, vous êtes membre du barreau... pas de problèmes de ce côté là.

Mais elle a tué un homme, se rappela t-il. Lui-même s'était déjà retrouvé dans cette situation, forcé d'ôter la vie à autrui. Il savait ce qu'on pouvait ressentir en un tel moment. Ce qu'il ignorait, c'était ce que pouvait ressentir Kathleen. Si l'on admettait qu'elle ressentait... Il s'en voulut d'une telle pensée.

- Est-ce que... vous avez besoin de quelque chose ? demanda t-il.

Ce à quoi elle répondit juste :

- Je voudrai voir ma soeur.

 

* * *

        La neige s'était mise à tomber, en même temps que la nuit, en douceur. Et malgré la sensation de froid que lui procurait la poudreuse blanche en traversant son manteau, Angel adorait. Recouvrant le bitume et les branches ébènes dépourvues de feuille des arbres, la neige donnait le sentiment de voir la ville renaître. La grisaille du macadam et du ciel était remplacée par une blancheur éclatante sur laquelle venait se réverbérer les rayons du soleil couchant. Et c'était tout simplement magnifique. La jeune Daeren avait l'impression d'être dans une autre ville, ou même sur une autre planète. La sienne peut-être ?
Il n'y avait pas que pour les yeux que la neige était un ravissement. Les bruits de pas des gens sur la chaussée étaient devenus des sons étouffés, comme s'ils marchaient sur un nuage. Angel appréciait ce son à chaque pas qu'elle-même faisait, et qui la rapprochait de la demeure des Adams. Jess sourait intérieurement de l'émerveillement presque enfantin de son amie.
Arrivée devant la maison, elle contempla un instant les fleurs qui bordaient la petite allée menant à l'entrée et qui resistaient vaillement à la neige, puis monta les quelques marches et frappa timidement à la porte. Quelques secondes plus tard, celle-ci s'ouvrit sur le visage bienveillant de Ling Adams.

- Bonjour Jessie ! l'accueillit celle-ci, nullement dérangée par une visite un peu tardive.

- Bonjour madame Adams, répondit la jeune fille.

- Je suppose que tu viens voir Lauren. Je crois qu'elle est dans sa chambre, dit-elle en levant les yeux vers le plafond comme pour voir au travers. Mais je ne sais pas où est son frère. Tu peux monter si tu veux.

Jess la remercia et se dirigea vers les escaliers. Tout en montant, elle et Angel se disaient qu'il était agréable de voir que Ling considérait bien Lauren comme sa fille. La vie dans les familles recomposées n'était pas toujours des plus faciles, mais les Adams semblaient être l'exception qui confirmait la règle. Parce qu'ils avaient tous compris que faire partie d'une même famille n'impliquait pas d'avoir le même sang.
Ayant entendu les grincements des marches, Lauren avait ouvert la porte de sa chambre, s'attendant sans doute à voir débarquer Sébastien. Mais elle ne manifesta aucune déception à la vue de Jess, et la fit entrer.

- Tu vas bien ? lui demanda cette dernière.

- Aussi bien que possible.

Elles s'asseyèrent sur le lit de Lauren, dont le visage exprimait une infinie tristesse.

- Nous devons le dire à Riker, fit-elle.

Angel et Jess, qui étaient à présent en parfaite symbiose, comprirent qu'elle ne parlait pas seulement de leur présence sur les lieux d'un meurtre, mais aussi d'une toute autre chose. Une chose qui leur faisait très mal.
Lors de leur confrontation avec Miguel Vasquez, quelques instants avant que Kathleen Mallory ne l'abatte, l'homme avait avoué avoir tué, ou fait tué Tania Sanders.

- Est-ce que... commença Lauren, est-ce que vous croyez que Vasquez ait pu mentir ? Dire ça juste pour nous déstabiliser ?

- Je n'en sais rien, admirent-elles.

La couleur de leurs yeux prouvait bien qu'elles étaient comme fusionnées l'une en l'autre, et qu'elles parlaient d'une même voix. Mais entendre deux êtres parler d'eux à la première personne du singulier était quelque chose d'un peu déroutant.

-  A ce moment là, j'avais un revolver dans les mains et le Médiateur qui me disait de m'en servir dans la tête. Je n'ai pas pu savoir s'il mentait ou non.

- Nous devons savoir. Tania était... est notre amie.

Ancienne employée de Vasquez, Tania Sanders avait travaillé avec Holly Stewart, l'ancienne hôte d'Angel, à l'arrestation du criminel. Mais après son évasion, la jeune femme s'était retrouvée dans l'obligation de quitter la ville, pour se protéger. Depuis, personne n'avait eu de nouvelles d'elle. Elle avait dit à ses nouveaux amis qu'elle partait pour San Fransisco. Son ex-employeur aurait pu la retrouver là-bas ? Peut-être était-ce même pour cette raison qu'il avait mis tant de temps à réaparaitre. Il aurait d'abord voulu se charger de Tania avant de revenir éliminer les deux derniers témoins de sa tentative de meurtre sur Lucie... Tout ça se tenait. Mais Jess n'avait pas envie de croire à la mort d'une autre personne qu'elle aimait.

- Nous ferons le nécessaire, c'est promis. Et Sébastien ? Comment va t-il ?

- C'est difficile à dire. Plus que tout, il en veut à lui-même. Et d'un autre coté, je pense qu'il continue à penser qu'il n'avait pas totalement tort.

- Ce qui était le cas, murmura Jess.

Car Angel ne partageait pas cet avis. Pour elle, la notion de vengeance, et celle de violence, étaient si abstraites, qu'elles ne pouvaient correspondre en rien à l'idée qu'elle se faisait de la justice.

- Il a passé toute la journée dehors. Je ne sais pas où il est. Mais je pense qu'il ne fera rien de stupide. Nous avons discuté, sans vraiment aborder le problème. J'avais l'impression qu'il avait... peur de me parler. Peur que je le juge sans doute.

- Tu crois qu'il aurait pu aller chez David ?

- Non, il a décidé de passer un peu de temps avec sa mère. Lisa ne va pas aussi bien qu'elle le laisse paraitre. David voudrait lui changer les idées. Ils passent la journée ensemble. Et puis Sébastien m'a dit qu'il avait besoin d'être un peu seul.

- Bon....

Lauren se leva, brusquement.

- Il faut que nous prévenions Riker. Ce serait pire s'il apprenait la mort de Tania via les journaux ou je ne sais quoi... Allons-y tout de suite.

- D'accord, répondit Jess en levant les mains en un geste d'apaisement. D'ailleurs, il n'y a pas que Riker que nous devons mettre au courant.

Lauren comprit que son amie faisait allusion à Ed.

- Tu as raison. Mais ne traînons pas, la nuit approche.

 

* * *

        Il n'avait fait aucune réflexion et s'était contenté de contacter Helen Mallory afin qu'elle vienne chercher sa soeur. Tout de même, l'inspecteur Andrew Riker avait été surpris par cette réaction. D'après le peu qu'elle lui en avait dit, l'avocate n'était pas vraiment en bons termes avec sa cadette.
Sa journée étant terminée, Andy se tenait dehors aux cotés de Kathleen. Tous deux regardaient la neige tomber en attendant l'arrivée d'Helen. Mais ce fut une femme un peu plus âgée et à la peau noire qui ne tarda pas à les rejoindre. Comme si la juriste était soudainement devenue invisble, Lisa Phillips s'adressa à Riker sans même sembler remarquer la présence de Mallory. Sans se soucier des politesses d'usage, elle lança.

- Je viens d'apprendre par les infos que Miguel Vasquez avait été retrouvé mort et... j'estime que j'ai le droit de savoir ce qui s'est passé.

Andy considéra la femme qui se tenait devant lui, les yeux brillants, puis celle à ses cotés, au regard froid. Toutes les deux étaient à présent unies par un lien étrange, même si elles l'ignoraient. Mallory avait tué l'homme qui avait tué -ou du moins c'était comme tel- la fille de Lisa Phillips. Liées par le sang, celui de Lucie Anderson et celui de Miguel Vasquez.
Comme il ne répondait rien, Kathleen prit la parole.

- J'ai été obligé de lui tirer dessus. Il me menaçait de son arme. C'est moi qui l'ai abattu.

La femme de couleur la regarda longuement, sans prononcer un mot. Sur son visage, Andy pouvait lire un mélange de colère, de tristesse et étrangement, d'apaisement. Il avait l'impression que Lisa allait pleurer. Elle n'en fit rien, et se décida enfin à desserer les lèvres.

- Je suis contente que vous alliez bien, dit-elle simplement à Mallory.

La réponse n'était peut-être pas si déplacée qu'elle n'en avait l'air. Qu'aurait-elle du dire de toute façon ? Merci ? Il n'y avait pas de formule toute faite pour parler à la personne qui avait tué l'asssassin de vos enfants.

- Kathy ? fit une autre voix féminine.

L'interpellée se retourna pour faire face à sa jeune soeur, Helen.

- J'ai fait aussi vite que possible.

Elle s'aperçut qu'il y avait du monde, aussi préféra t-elle différer les questions. Son aîné souhaita une bonne soirée aux deux personnes qui l'accompagnaient puis se tourna vers elle :

- On peut y aller s'il te plait ?

Le "s'il te plait" l'étonna, pas tant la formule elle-même que le ton sur lequel Kathy l'avait prononcé. Presque une supplication. Helen prit sa soeur par le bras et l'amena jusqu'à sa voiture.

Andy et Lisa restèrent silencieux jusqu'à ce que les Mallory aient quitté leur champ de vision.

- Je ne sais pas trop comment prendre la chose, murmura finalement Lisa.

- On ne devrait jamais se retrouver dans de telles situations, répondit Andrew preque machinalement.

Il parlait en connaissance de cause... son interlocutrice sembla s'en rendre compte, mais ne posa pas de questions.

- Comment va Lucie ? demanda le policier, autant pour changer de conversation que pour véritablement s'enquérir de l'état de la jeune femme.

- Je n'en sais rien. Je ne peux pas le savoir.

Lisa tourna les talons et rejoignit son véhicule. A l'intérieur, Andy aperçut son fils, David, qui l'attendait. Elle claqua la portière et s'éloigna du commissariat comme on fuyait un cauchemar. Il espéra de tout coeur qu'elle se réveillerait.

 

* * *

             Sebastien Adams avait déserté le blanc de la neige pour celui, beaucoup plus froid à son sens, des murs de l'hôpital. Depuis onze heures ce matin, il était là. Il avait quitté la maison très tôt et erré dans la ville, jusqu'à ce que, consciemment ou non, ses pas le mènent devant le centre hospitalier. Il avait prit une profonde inspiration et était entré comme on plonge sous de l'eau noire. L'ascenseur qui l'emmenait au niveau inférieur, celui des soins intensifs, lui avait fait l'effet d'un petit sous-marin qui l'aurait entrainé vers les profondeurs, sans certitude de retour.
A présent Sébastien était assis au chevet de Lucie Anderson. Il n'entendait pas les sons saccadés des machines, ne voyait pas les pointes de l'électro-cardiogramme, il ne voyait que Lucie, comme si elle était paisiblement endormie. Pendant plusieures heures, il était resté silencieux. Une infirmière l'avait vu, lui avait conseillé d'aller manger un morceau à la cafétéria de l'hôpital. Il était allé manger. Redescendu. Etait retourné au côté de son amie. Toujours en silence. Pas qu'il ne sut pas quoi dire. Juste qu'il n'osait pas. Une conversation était d'ordinaire réciproque, et Seb n'était pas porté sur le monologue. Puis le déclic. Il comprit que s'il parlait, Lucie l'écouterait. Lorsque l'on est écouté, un monologue prend tout son sens. Il devient une conversation. Alors il avait parlé. De choses et d'autres tout d'abord, et de lui ensuite. De ce qu'il avait fait. Et de ce qu'il n'avait pas fait. Il avait commencé sa conversation par des excuses.

- Je sais que je ne suis jamais venu te voir avant. Tu sais, je n'ai jamais aimé les hôpitaux. Ce n'est pas à cause de l'odeur des médicaments ou un truc du genre. En fait, je crois que tant que je ne vois pas les gens couchés dans leur lit, sans bouger, je peux me dire que tout ça n'est pas réel, qu'ils vont bien.

Il avait soudain pris conscience de quelque chose.

- Tu sais, je lis toujours du fantastique, je suis souvent sur mon ordinateur, et quand mes parents se mettent à parler politique ou faits de société je m'éclipse. Je rêve en cours comme ailleurs... je fais en sorte le plus souvent possible de me déconnecter de la réalité.

Il marqua un temps d'arrêt, s'attendant presque à ce que Lucie hoche la tête ou lui dise de continuer.

- Mais depuis qu'Angel est là, ou peut-être même avant cela, je suis chaque jour confronté à la réalité. Et ce que je vois... enfin tu sais. Tu as toujours été consciente du monde réel. Tu travailles à l'améliorer.

Il s'arrêta de nouveau. Inspira. Expira en un soupir.

- C'est aussi ce que j'ai voulu faire. Je me sentais toujours un peu inutile au sein de notre petit groupe. Alors j'en ai rejoint un autre, qui, je croyais, oeuvrait à la même chose que nous. Changer les choses.

Devait-il continuer ? Lui expliquer qu'il avait intégré le "club des vengeurs pas masqués", appris à utiliser une arme en moins d'une journée et manqué de tué un homme ?
Devait-il lui dire que Vasquez était mort ?

- C'était un clan composé de personnes qui croyaient rétablir la justice en punissant les coupables. Un prêté pour un rendu. Ils pensaient que c'était juste. Je l'ai pensé aussi.

Nouveau soupir, retenu sur le bord des lèvres.

- Et je le pense toujours en fait. Simplement, j'ai compris que ce n'était pas à moi de juger, et de décider de la peine. Il y a tout un système pour ça. Mais le système est mal fait ! Alors qu'est-ce que je devais faire ? Continuer à regarder ?

Lucie ne répondait pas.

- J'ai failli tuer quelqu'un. J'ai failli tué Vasquez. Je ne l'ai pas fait. Une autre l'a fait à ma place. Il est mort Lucie.

Le jeune asiatique vit de nouveau la scène se dérouler dans son esprit. Il se voyait, revolver au poing, prêt à presser la détente. Un point de vue de spectateur. Mais c'était bien par ses yeux qu'il regardait ensuite Jessie, ou Angel, les deux peut-être, tenter de sauver Vasquez. Pourquoi ? Elle l'avait dit avant de se pencher vers lui, il allait mourir de toute façon. Il décida de ne pas parler de ça à Lucie. Après tout, cela concernait Jess, pas lui. Il garda le silence. Ce n'était plus le silence gêné de celui qui ne savait pas quoi dire, mais le silence que l'on partageait avec queqlu'un. Apaisant.
Sébastien avait le sentiment de s'être libéré de quelque chose. Comme s'il s'était confessé. Non, juste confié en fait. Pour autant, il n'avait pas envie de rentrer à la maison. Il voulait rester avec Lucie, ne pas la laisser seule. Sa décision prise, il se mit à la recherche d'une cabine téléphonique au sein de l'hôpital. Puis il passa un rapide coup de fil chez lui pour dire qu'il passait la nuit chez David, en espérant qu'il ne viendrait pas à l'idée de sa mère de vérifier ses dires.
Le combiné raccroché, il retourna s'asseoir dans la chambre 101. Il n'était pas seul, alors il savait que, contrairement à ce que l'on pouvait penser, la nuit ne serait pas longue...

 

* * *

            Helen n'avait jamais vécu un moment de silence aussi intense. Lorsqu'elle conduisait seule, elle mettait généralement un peu de musique pour lui tenir compagnie, ou se remémorrait quelque conversation qu'elle avait eu la veille au téléphone avec Jo. Mais là, Kathleen assise sur le siège passager, la place du mort, elle ne parvenait ni à parler ni à penser à un son quelconque. La place du mort... il lui semblait que sa soeur était morte effectivement, tant elle ne semblait plus vivante. Dans ses yeux ne dansaient plus cet éclat d'animal farouche, son visage n'exprimait même plus l'indifférence, il n'exprimait plus. Si elle venait à fermer les yeux, nul doute qu'Helen écraserait la pédale de frein pour s'assurer que Kathy n'avait pas cessé de respirer. En attendant, c'était elle que le silence étouffait.
Soudain, et sans prévenir, elle écrasa la pédale de frein. La voiture s'immobilisa, à contre-coeur à en juger par la violence de la réaction. La ceinture de Kathleen l'empêcha de percuter le pare-brise.

- Désolée, fit Helen. Alors, qu'est-ce qui se passe ?

- On ne pourrait pas rentrer avant ?

- Tu tiens vraiment à ce que je conduise dans cet état de nerfs ?

Kathy soupira. En un sens, cette réaction soulagea sa soeur. C'était une preuve qu'elle était encore en vie non ?

- Ca va, ça va... Qu'est-ce que tu veux savoir ?

- Ce qui t'est arrivé et pourquoi tu voulais que je vienne te chercher.

- Je ne voulais pas prendre le volant. J'étais trop fatiguée pour ça.

- Pourquoi n'as tu pas fait appel à un taxi ? répliqua Helen, se rendant compte trop tard que Kathy avait éludé la première partie de sa question.

- Je préférai te voir toi. C'est un crime ?

Comme Helen ne disait rien, elle continua.

- Je me le demande tu sais. Ces derniers temps, chaque fois que j'ai voulu te contacter, tu t'es arrangée pour que je n'en fasse rien. Pourquoi ? Je pensais que c'était ce que tu voulais. C'est toi qui m'a proposé d'aller prendre un café avec toi, et c'est toi qui m'y a planté dix minutes plus tard !

Il y avait de la colère, ou de la tristesse, dans sa voix. Cet étalage d'émotions ne ressemblait pas à Kathy. Ou du moins pas  la Kathy qu'Helen avait connu ces dernières années.

- Pourquoi ? répéta Helen. Tu as accepté de passer ce temps avec moi pour m'extorquer des informations. Tu voulais savoir pourquoi j'étais venue moi aussi voir Riker, savoir si je ne marchais pas sur tes plates-bandes. Tu as raison tu sais, c'est moi qui voulais que nous nous voyions plus.

Kathleen, qui avait toujours considéré sa soeur comme d'un naturel calme, fut surprise de la voir ainsi perdre son sang-froid.

- C'est moi qui, pendant un temps fou, ai essayé de faire en sorte que nous soyons plus proches. Et tu m'as toujours rembarré ! Et maintenant, maintenant que j'ai plus ou moins accepté la situation, il faudrait soudain que je sois à ta disposition parce que tu l'as choisi ? Tu ne t'es jamais demandé ce que j'avais pu ressentir moi ? Pourquoi je devrais être là pour toi quand tu n'as jamais daigné de faire la même chose ?

L'avocate ne répondit rien. Elle ne détourna pas non plus le regard. Ses yeux, redevenus revolvers, étaient accrochés à ceux d'Helen. Ce fut elle qui, finalement, tourna la tête. Elle fit jouer les clefs en dessous du volant et redémarra. Le reste du trajet se poursuivi dans le silence. Mais ni l'une ni l'autre ne songèrent à s'en plaindre.

 

* * *

    Comment le lui annoncer ? se demandait Lauren alors qu'elle attendait devant la porte de l'immeuble de Riker. Elle aurait vraiment préféré que Jess soit avec elle, mais considérant que la nuit tombait, elles avaient jugé préférable qu'elles se séparent afin de gagner du temps et son amie était partie prévenir Ed. Lauren restait indécise devant la porte, ne sachant pas si elle devait ou non sonner.

- De toute façon l'interphone ne marche pas, fit une voix derrière elle.

C'était Andy, emmitouflé dans son imper et qui lui adressait un petit sourire.

- Tu voulais me voir ?

Lauren ne répondit pas.

- Tu veux rentrer quelques minutes ?

Elle hocha la tête. Il la fit entrer dans son modeste mais confortable appartement. A l'intérieur, la jeune fille promenait ses yeux ça et là, comme recherchant dans le décor autour d'elle quelque chose à dire. Finalement, elle inspira à fond et se lança.

- J'ai une mauvaise nouvelle.

Le policier prit une chaise et s'y asseya. Elle fit de même.

- Il faudrai déjà que je vous explique ce qui s'est passé. Je suppose que c'est vous que Kathleen Mallory a appelée après qu'elle ait tiré sur Vasquez.

L'absence de surprise sur le visage d'Andy confirma.

- Elle a du vous dire que nous étions là. Mais je ne pense pas qu'elle soit arrivée sur les lieux assez tôt pour avoir entendu toute la conversation qui a précédé. Durant laquelle Vasquez a dit que Tania "ne posait plus de problème".

Elle avait débitée cette dernière tirade d'un coup, sans reprendre sa respiration ou s'interrompre de quelconque façon. Elle enchaîna rapidement.

- Peut-être est-ce faux, qu'il a juste dit ça pour... peut-être est-ce faux, répéta t-elle. Vous êtes l'une des personnes les mieux placées pour avoir ce genre d'information non ?

Si, fit Andy de la tête. Ses yeux semblaient errer dans le vide, à la recherche d'un visage perdu.

- Je suis désolée d'avoir à vous dire ça de la sorte.

- Il ne le faut pas. Merci de m'avoir prévenu.

Sa voix était atone. Lauren avait vraiment l'impression qu'il était ailleurs. Ne sachant que faire, elle jugea qu'il serait préférable de partir. Elle salua Riker, lui souhaita une bonne nuit et sortit.
Dehors, la neige recommençait à tomber. La nuit ne faisait que commencer. Elle n'avait pas envie de la passer chez elle. Elle songeait que Sébastien ne rentrerait peut-être pas, et ne voulait pas occuper sa nuit à l'attendre. Lauren avait besoin de se reposer. De se ressourcer. Elle savait pertinnement où aller. Elle ressera son écharpe pour mieux affronter le froid et prit le chemin de l'appartement des Nolane. Les parents et la soeur de Diana étant perpétuellement absents, Lauren savait qu'elle la trouverait seule. Et c'était exactement ce dont elle avait besoin : Diana pour elle toute seule. Arriver devant l'immeuble de sa petite amie ne lui prit qu'une quinzaine de minutes. Elle sonna et la porte s'ouvrit avant même qu'elle se soit annoncée.

- Je t'attendais, dit simplement Diana lorsque Lauren eut gravit les escaliers. J'espérais que tu viendrais ce soir.

Elles s'étreignèrent plus brievement que Lauren ne l'aurait voulu.

- Tu n'as pas encore mangé j'espère ? lui demanda Diana.

- Bien sûr que non, sourit la jeune fille.

L'une des choses que Diana et Lauren adoraient faire ensemble -même si dans le fond, elles aimaient tout faire tant qu'elles étaient ensemble- était la cuisine. Aucune des deux ne montrait de talent particulier pour cette activité, mais obtenir des plats inconnus et pas toujours mangeables au final ne les empêchait pas de prendre un réel plaisir à faire la cuisine.
Avec ce qui trainait dans le réfrigérateur, elles passèrent le début de la soirée à confectionner ce qui voulait être une pizza. Diana avait de la pâte, mais aucun des ingrédients traditionnels pour la garniture. Les filles mirent donc dessus ce qui leur tombait sous la main, sans trop se soucier des différents temps de cuissons ou même du gout que l'ensemble aurait. Au bout de seulement quelque minute, Lauren comme sa petite amie étaient couvertes de farine. Et riaient comme elles ne l'avaient pas fait depuis longtemps.

 

* * *

        Lorsque Jess quitta l'étroite cabane de jardin, elle se sentit coupable de laisser Ed seul. Il avait l'air tellement malheureux... Elle le comprenait parfaitement. Elle aussi était malheureuse et luttait pour ne pas laisser couler ses larmes. Le souvenir de Tania, vivace, partait à l'assaut de son esprit comme une plante grimpante. Ce n'était pas tant qu'elle souhaitait oublier la jeune femme, mais elle ne voyait pas d'autre moyen de soulager sa douleur. Elle hâta le pas, pressée d'être de retour chez elle. Malgré son arrivée tardive, sa mère ne posa pas de question. Après tout, elle était en période de vacances scolaires, il était normale qu'elle traine un peu plus longuement chez ses amis. Jess monta directement dans l'antre qui lui servait de chambre, fatiguée. 
Une légère douleur lui monta à la tête, signe annonciateur d'une phase qui arrivait comme toujours au mauvais moment. Angel et Jess se plaquèrent précipitemment contre le mur, se demandant ce qui les attendait cette fois. Ce fut une terrible onde de froid qui s'abbattit sur elles. Elles eurent la sensation que leur corps était à présent fait de glace et non plus de chair et de sang. Puis vinrent les habituelles images et sensations. Elles étaient bien plus précises qu'à l'acoutumée. Lorsque la connexion fut rompue, Angel savait où aller, et ce que l'on attendait d'elle exactement. Du grand placard encastré dans un coin de la chambre de Jess, elle sortit plusieurs épaisses couvertures de laines et de coton qu'elle entassa tant bien que mal dans son sac à dos.
Jess songea que sortir à une pareille heure et sans explications serait peut-être mal pris par l'autorité locale... aussi jugea t-elle plus simple de ne pas avertir ses parents de l'escapade nocture qu'elle s'apprêtait à faire et de sortir en douce.
Le sac jeté sur son épaule, elle descendit silencieusement les marches et quitta furtivement la maison. La nuit était froide en effet. Se laissant guider par ses souvenirs et le "sixième sens" d'Angel, elle ne mit pas beaucoup de temps à retrouver le quartier qui lui était apparu lors de la phase. Après quelques détours dans la multitude de petites rues sans lumière, elle aperçut une pile d'emballage cartonnés qui, devina t-elle, abritait un homme.
Si Angel n'avait pas capé avec tant de précision les sensations de ce sans-abri, sans doute aurait-elle contactée la police ou une ambulance pour qu'il ne passe pas la nuit dehors. Mais elle savait que la seule chose qu'il désirait était de ne plus avoir froid, et que se faire embarquer ne le rendrait pas plus heureux, bien au contraire. Même si ce qu'on pouvait appeler la logique le contredisait, elle se contenta d'offrir ses couvertures à l'homme qui avait froid. Le bruit de la fermeture à glissière de son sac le réveilla. Elle lui souhaita bon soir avant de lui tendre les étoffes. Il la regarda comme si elle était tombée du ciel ou d'ailleurs. Lorsqu'il lui demanda si elle était un ange, elle fit non de la tête et partit sans un mot. Il était déjà tard.

 

* * *

        Conduisant sa voiture à une vitesse bien supérieure à celle autorisée, Lance Meeks fuyait. Fuyait des hommes, une femme (sa femme), des événements, un passé. Il ne savait pas où il allait, il savait simplement d'où il partait. Connaître son point de départ sans avoir idée ce celui d'arrivé ne l'angoissait pas outre mesure : il n'y pensait pas. Il ne pensait pas. C'était machinalement qu'il mettait son clignotant, tournait le volant, changeait de vitesse. Il ne se rendit même pas compte qu'il s'engageait dans le dédalle des petites rues où rodaient la mort et le froid. La lumière des réverbères ne parvenait pas à se frayer un chemin par delà les frondaisons de pierre. De ce fait, la rue était plongée dans le noir. Lance réalisa à peine qu'il venait de passer de la clarté à l'ombre, physiquement aussi bien que symboliquement. Il n'avait jamais été très doué pour les allégories.
Quelque chose perçait cette obscurité. Il vit une silhouette devant lui, une silhouette humaine. Il y avait quelqu'un au milieu de cette ruelle à peine plus large que la voiture. Il allait trop vite. Il voulu l'éviter, peut-être, mais n'y parvint pas, et percuta la silhouette. Le son du choc étouffé lui parvint aux oreilles. A peine un petit bruit qu'aurait du couvrir celui du moteur. Pourtant, il l'entendit. Alors seulement Lance Meeks revint au monde réel. Sa vitesse acquise était trop importante pour qu'il parvienne à s'arrêter avant plusieurs mètres encore. Lorsqu'enfin sa voiture s'immobilisa, il en sortit et courut, giflé plus fort par la réalité que par le vent. Sur le sol, une jeune fille était étendue, inconsciente. Une flaque sombre commençait à se former autour de sa tête, qui avait du heurter le mince rebord du trottoir. Il y avait du sang, beaucoup de sang qui coulait sur la neige. Fut-ce la vue de cette petite mare écarlate brillant sur tout ce blanc qui effraya Lance ? Il partit en courant vers sa voiture, se mit au volant et démarra. En sortant de la ruelle, il se retourna une dernière fois pour voir si la jeune fille n'avait pas bougé. Non, il y avait décidément trop de sang. Si elle n'était pas encore morte, cela ne saurait tarder.
A présent, mr Meeks fuyait des hommes, sa femme et sa conscience, qui se présenterait désormais sous l'aspect d'une jeune fille à l'âge incertain et au visage ensanglanté.

       

* * *

            La voiture s'arrêta tout doucement sur le gravier. Ses phares s'éteignirent. La douce lumière des réverbères éclairait l'allée couverte d'une fiche couche de neige. La nuit était silencieuse. Les deux femmes aussi. Après quelques instants, celle assise coté passager sortit du véhicule. Puis elle en fit le tour pour ouvrir la portière de la conductrice, l'invitant ainsi à la rejoindre dehors.

- Est-ce que tu veux prendre un café ?

L'autre se leva et hocha la tête. Après avoir pris soin de refermer sa voiture, Helen suivit sa soeur à l'intérieur de la maison. Celle-ci paraissait nettement moins grande vue de l'intérieur que du perron.
Elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais mis les pieds chez Kathy depuis que cette dernière était revenue s'installer à New-York. Elle s'était attendue à voir une décoration pour le moins impersonnelle, sans le moindre élément décoratif. Elle fut surprise de constater que des photos d'elle-même, seule ou avec Kathy, étaient disposées ça et là dans la pièce. En revanche, elle ne vit aucune image de sa soeur seule. Peut-être n'était-ce pas avec elle que Kathy avait tant souhaité couper les ponts. Peut-être que la personne que son aînée fuyait depuis si longtemps n'était autre que Kathy elle-même. La fugitive en question s'était rendue dans la cuisine en vue de préparer le café. Helen s'installa dans un fauteuil en osier, attendant qu'elle ne revienne quelques minutes plus tard, cafetière à la main.

- Il y a des tasses dans le buffet, dit-elle en désignant le meuble. Tu peux en sortir deux ?

Helen s'executa et sa soeur versa le noir liquide dans la faïence blanche. Elles vidèrent leurs tasses en silence. Ce ne fut que lorsque Kathy reposa la sienne avec un tintement cristallin qu'Helen prit enfin la parole.

- Ecoute je ne sais pas vraiment quoi te dire. Je suis désolée.

- Tu ne devrais pas, fit sa soeur avec un haussement d'épaules. Je suppose que c'est à moi que revient le rôle de présenter des excuses.

Et c'était ce qu'elle venait de faire, à sa manière un peu... brusque. Helen ne tenait pas à s'engager dans les classiques conversations qui commençaient par un "je t'en prie, c'est de ma faute" et se terminaient par l'habituel "de toute façon rien n'est jamais ta faute". Aussi préféra t-elle répondre simplement :

- J'accepte tes excuses. Kathy ?

- Oui ?

- Que t'est-il arrivé ?

- J'ai tiré sur un homme. Je l'ai tué.

Sa jeune soeur en resta sans voix quelques secondes. Pourtant elle s'était attendue à une réponse de ce genre : s'était bien du commissariat qu'elle avait ramené Kathy. Mais se l'entendre confirmer lui faisait tout de même un choc. Elle se surpris à demander ensuite :

- Pourquoi ?

- Parce qu'il allait tuer des enfants.

- Tu le connaissais ?

Les questions s'enchaînaient d'elles-même à présent.

- C'était un de mes clients.

Mon Dieu, pensa Helen, se gardant bien de le dire à haute voix. Elle tenta d'imaginer Kathy tirer sur quelqu'un, et ce quelqu'un mourir. Elle trouva effrayant de n'avoir aucun mal à se représenter la scène.

- Tu as été arrêtée ?

- Je n'aurais pas d'ennuis.

A cet instant précis, Helen eut envie de lui demander ce qui lui était arrivé bien avant ce soir, quel événement l'avait à ce point changée qu'elle puisse abattre un être humain et dire ensuite qu'elle n'aurait pas d'ennuis. Elle aurait tant voulu savoir ce qui avait bien pu se passer entre le départ et le retour de Kathy. Elle n'avait jamais eu l'impression que c'était sa soeur qui était revenue, mais une autre personne qui aurait usurpé son identité.
Seulement ce n'était pas le bon moment. Y aurait-il jamais un bon moment ?

- Tu vas bien ? demanda t-elle finalement.

- Oui, répondit Kathy sans une once d'hésitation.

Pourtant Helen ne la crut pas.

- Je peux rester ici cette nuit ?

 

* * *

        Peter se drapa un peu plus dans ses nouvelles couvertures, et cessa de frissoner. Le froid n'avait plus de prise sur lui maintenant, et il en était très heureux. Il ne lui fallait rien de plus pour passer une bonne nuit. Une chose cependant le tracassait : ne pas savoir où était Tobby. A onze ans, Tobby n'était peut-être pas le plus adorable des chiens que Peter ait eu, mais était sans aucun doute le plus efficace.. Malgré son âge avancé, la bête était toujours capable de tuer les rats aux alentours d'un seul coup de mâchoire, et de faire fuir les visiteurs indésirables. Dans le fond, le fait qu'il n'ait pas été là lorsque la fille lui avait apporté les couvertures était mieux. Il l'aurait probablement attaquée, voire blessée. Mais tout de même, Peter aurait préféré que l'animal soit maintenant avec lui, ne serait-ce que pour être de nouveau envahi de ce sentiment de sécurité qui le gagnait chaque fois que Tobby était là.
Il essaya de ne plus y penser, de se concentrer sur quelque chose de positif. Comme de ne plus sentir ce vent glacial. Vraiment s'était agréable. Il soupira d'aise. Un jappement sec mais amical lui fit ouvrir les yeux.
C'était Tobby, qui revenait de sa ballade nocturne. Il tenait entre ses dents un petit animal, un rongeur, et parraissait très fier de sa prise. Peter lui carressa la tête en guise de récompense, et le chien vint se coucher à ses pieds. C'est alors que l'odeur parvint à ses narines. Une odeur caractéristique. Peter vit les petites tâches sombres qui maculaient le pelage blanc de Tobby. Du sang. Celui du rat peut-être ? Non, son chien l'avait chopé à la gorge, proprement et sans jouer avec sa proie. Et puis il y en avait un peu trop pour être celui d'un si petit animal. Il songea que ce pouvait fort bien être le sang d'une personne. Après tout, il en mourrait chaque soir dans ces rues sombres et dangereuses. Tués par balle, à l'arme blanche, battus... on ne comptait plus les morts à New-York. Alors, un de plus un de moins... Peter ne comptait pas se lever pour vérifier qu'aucun cadavre ne bordait son quartier. Si ça se trouve, il n'y avait personne, et il quitterait la chaleur de sa couverture neuve pour rien. C'eut été stupide.
Il se rendormit, et le chien à ses pieds fit de même. Bientôt leurs deux respirations semblèrent ne faire plus qu'une.

 

* * *

        Une douleur aigüe lui battait les tempes. Jess ouvrit les yeux. Elle ne voyait que les flocons de neige qui tournoyaient dans l'obscurité du ciel. Prudemment, elle se mit à genoux. Elle porta la main à son crâne, et la ramena couverte de sang devant ses yeux. S'appuyant sur le rebord de la benne, elle se redressa péniblement. Le décor tournoya et la douleur s'intensifia, quelques secondes. Ensuite, tout sembla redevenir normal, ou presque. La rue cessa de tourner et la souffrance redevint supportable. A priori, elle n'avait rien de grave, sauf peut-être sa blessure à la tête. Mais à en juger par son état présent, pas de séquelles, elle se souvenait de son nom et...

- Angel ? appela t-elle, réalisant soudain que son amie n'avait pas donné signe de vie.

- Je suis là.

La voix venait de la ruelle, et non de l'intérieur de sa tête. Lentement, très lentement, Jess se retourna. Elle aurait pu croire se regarder dans un miroir, mais savait que ce n'était pas le cas.  Devant elle, se tenait Angel.
Elle était en tout point identique à elle-même, à l'exception de son regard. Ses yeux étaient d'un gris argenté qui semblait briller dans la nuit. Et son front était couvert de sang.

- Jess...

- Oh mon Dieu, murmura la jeune fille. C'est... c'est toi ?

Angel s'approcha d'elle et lui prit les mains.

- Oui, répondit-elle.

Alors Jess l'enserra de toutes ses forces, et elles restèrent quelques minutes ainsi, serrées l'une contre l'autre, leurs sangs se mêlant, mais la douleur disparaissant. Toujours enlacées, elles tombèrent à genoux. Angel sentait des larmes couler sur son visage. Etait-ce des larmes de joie, ou de douleur ? Elle était à la fois très heureuse de pouvoir tenir Jess dans ses bras, et se sentait très mal d'être en quelque sorte séparée d'elle. Tiraillée entre ces deux émotions contradictoires et nouvelles, elle ne dit rien. Les mots avaient beaux être une forme de langage riche, ils ne le seraient jamais assez pour traduire les sentiments. Parfois, seul le silence savait dire ce qu'il y avait à dire.

- Comment est-ce possible ? demanda enfin Jess en se relevant. Nous sommes deux, mais nous n'avions qu'un corps. Mon corps n'a pas pu se dédoubler...

- Je ne comprends pas plus que toi.

- D'accord...

Soudainement, Angel vacilla. Jess n'eut que le temps de la rattraper avant qu'elle ne tombe.

- Ca va ? s'inquièta t-elle.

- J'ai très mal à la tête, admit la jeune Daeren.

Son amie lui passa un bras autour des épaules pour l'aider à avancer.

- Pour l'instant, on va quitter cet endroit. Ensuite on avisera ce qu'il faut...

Alors qu'elles avaient atteint le bout de la rue, celle-ci disparût soudainement pour laisser place à un tout autre lieu. Un paysage abstrait tout de noir et de blanc venait de se former. Il côtoyait lui-même une sorte de désert rougeâtre. Jess avait l'impression d'être dans un studio de cinéma où l'on aurait oublié de ranger les différents décors.

- Je crois que nous ne sommes plus dans la réalité, comprit Angel. Nous avons quitté la... surface.

- C'est exact ! clama une voix masculine derrière elles.

Toujours vêtu de noir des pieds à la tête, droit et le sourire aux lèvres se tenait le Médiateur. Il n'avait jamais paru si concret à Angel ou Jess. Ni si effrayant.

- Mesdemoiselles, soyez les bienvenues dans le niveau sept.

 

* * *

         Katia Emmerson frotta ses yeux fatigués de la main, puis porta de nouveau son regard sur l'écran. Elle avait pris la décision de ne pas prendre de congé tant que le problème ne serait pas réglé. Le problème en question étant la réaparition miraculeuse d'un alien supposé mort, elle songea qu'elle ne prendrait sans doute pas de congés avant un long moment...
Valentin les avait récemment mis sur une nouvelle piste. Il leur avait conseillé de chercher l'hôte précédent qu'avait infiltré leur cible. Enfin, conseillé n'était peut-être pas le bon terme. Ordonné serait plus juste. Katia appréciait de moins en moins que Denton ne joue les patrons. Ils étaient associés bon sang ! Tous les quatre, Denton, Mitchell, elle-même et O'Connor, même si ce dernier travaillait à l'extérieur et que son rôle était des plus... différents. Ils devaient rester soudés, ou le Dome s'effondrerait.
Leur organisation n'avait rien de celles que l'on voyait dans les films d'espionnage à gros budget. Leur seul point commun avec ce type d'organisme était leur anonymat, pas parce que le Dome était couvert par une division secrète gouvernementale mais parce que justement, le gouvernement lui-même ignorait son existence. Et comment l'aurait-il appris ? En plus d'être discret, le Dome était relativement peu étendu. Katia avait du jouer de ses relations pour avoir accès aux fichiers qu'elle consultait. Elle tentait pour le moment d'établir la tristement longue liste des personnes décédées à New-York la nuit où ils avaient détéctés la "mort" de l'ange. L'hôte lui, n'avait probablement pas survécu. En remontant jusqu'à l'identité de celui-ci, ils parviendraient peut-être qui dans son entourage était le nouvel accueillant de l'extra-terrestre.
Une série de bips la tira de ses recherches. Le signal provenait d'une console à proximité, rare matériel de pointe dont le Dome était en possession grâce à divers manipulations d'argents et de personnes, et indiquait que l'engin avait trouvé quelque chose. Une imprimante de qualité supérieure cracha quelques feuilles dans un bruit agaçant. Un néophyte aurait pu prendre ce graphique pour un enregistrement sismographique, mais Katia le déchiffra sans mal. Un sourire se dessina sur ses lèvres fines. Elle avait deux raisons d'être heureuse : un, elle venait de faire un grand pas en avant dans ses recherches, et deux, elle avait une excellente excuse pour aller réveiller le "patron". Pages en main, elle se dirigea à grand pas vers ce qui était son bureau. Le grognement de dépit qu'il poussa lorsqu'elle alluma le plafonnier l'emplit de satisfaction. Il s'étira sur sa chaise avant de lui lancer un regard plutôt mauvais.

- J'espère que vous aviez une bonne raison de faire ça...

- A vous d'en juger... Nous avons découvert quelque chose que je qualifierai de plus qu'intéressant.

- Vous avez trouvé qui était l'ancien hôte ? demanda Denton, l'espoir perçant dans sa voix.

Emmerson fit un geste de la main.

- Laissez tomber l'ancien hôte... [ses yeux se mirent à briller d'une émotion proche de la joie] je vous offre le nouveau.

 

* * *

        - Le niveau sept ? répéta Jess, incrédule. Mais le niveau six est celui de la mort.

- Comment peut-il y en avoir un après ?

Leur interlocuteur semblait trouver la situation très amusante, à en juger par l'expression qu'il arborait.

- En réalité, ce niveau ne se situe pas après. Il a été "classé" 7 parce que découvert après les six autres. Mais il n'est ni après le sixième, ni avant le premier, ni entre eux d'ailleurs.

Un niveau qu'on ne pouvait situer ? Lui qui disait n'être ni d'un côté ni de l'autre devait s'y sentir comme chez lui.

- C'est à la fois le plus et le moins lié à la réalité. A ce que j'en sais, vous pouvez être simplement endormie comme aux portes de la mort.

- Ah, et bien nous sommes rassurées maintenant, railla Jess.

- Soyez clair, demanda Angel sans se rendre compte qu'elle était involontairement ironique. Qu'est-ce au juste que cet endroit ?

- Prenez un siège, répondit le Médiateur.

Deux chaises se matérialisèrent derrière les filles. Non sans en avoir testé au préalable la stabilité, elles s'y installèrent. L'homme au costume sombre fit de même sur un siège qu'aucune d'entre elles n'avait vu apparaître. Tout autour d'eux flottaient des images sans cesse changeantes. Le Médiateur semblait être le seul élément fixe aux alentours.

- Comme vous venez de le constater, j'ai une certaine influence sur ce qui arrive dans ce niveau.

Avait-il un lien particulier avec cet endroit ?
Il croisa les mains sur ses genoux comme le ferait quelqu'un qui s'appretait à expliquer un concept simple à un groupe d'imbécile. Jess préféra ne rien dire et le laisser parler.

- Vous le savez mieux que d'autres, les esprits humains possèdent des liens entre eux. C'est même l'un de ces liens, que vous nommez empathie, qui vous permet de faire ce que vous faîtes. Et bien vous êtes ici dans l'inconscient collectif de la race humaine.

- C'est incroyable...

- mais vrai. Avez-vous déjà entendu parler de la noosphère ?

- C'est un concept imaginé par le savant russe Vladimir Vernadski, répondit Angel tout en se demandant d'où elle tirait ces informations. Un nuage sphérique qui engloberait la planète à la manière de l'atmosphère, et qui serait composé des émissions de l'inconscient de tous les êtres vivants.

- Exact. Je vois que les souvenirs reviennent... Et bien cette idée de noosphère est la plus proche de ce qu'est cet endroit. Si un jour le peuple humain était capable de connecter de nouveau leurs esprits individuels, tous pourraient y avoir accès.

- "De nouveau" ? releva Jess.

Sur le visage du Médiateur apparut ce qui sembla être de la contrariété. En avait-il trop dit ? Elle décida de changer de sujet. Voir le Médiateur éprouver quelque chose l'avait effrayé.

- Peut-on mourir ici ?

- Si l'esprit meurt, le corps meurt. C'est exactement la même chose que lorsque vous êtes en phase avec quelqu'un. Sauf que vous êtes connecté à l'Esprit Humain. Tous les esprits humains.

- Comment retourne t-on à la réalité ?

- Cet endroit est loin d'être irréel.

- Comment retourne t-on à la surface, corrigea Angel.

Il retrouva son sourire coutumier.

- Si je vous le disais, vous partiriez dès maintenant, et ce... voyage ne vous aurait rien apporté. Bon, et bien je crois que vous savez tout ce qu'il y a à savoir.

Il se leva et tourna les talons. Avant d'être totalement hors de vue des deux jeunes filles, il se retourna et clama :

- Ne vous inquiètez pas, vous ne resterez pas seules bien longtemps. Certaines personnes savent où vous trouver...

Jess et Angel échangèrent un regard interrogateur, se demandant si au contraire, elles ne devaient pas s'inquièter davantage...

 

* * *

        New-York. Ce nom évoquait toute puissance américaine, ou taux de criminalité dépassant l'imagination. Mais pour la jeune femme qui y remettait enfin les pieds, New-York était avant toute chose l'endroit où elle habitait. Et rentrer chez soi lui était agréable. Enfin, elle n'avait pas vraiment de chez elle, mais savait où aller, ce dont peu de gens avaient la chance en ce monde.
En californie, d'où elle revenait, il faisait encore doux. L'hiver new-yorkais était bien plus rude. Mais c'était ce qu'elle aimait. C'était typique de la ville, et Tania Sanders se sentit vraiment chez elle, seule dans la rue. Après tout, elle avait longtemps vécu et travaillé sur les trottoirs...
Dans le rétroviseur, le chauffeur du taxi lui lançait des regards accusateurs, la maudissant sans doute d'avoir retardé de quinze minutes le moment où lui aussi allait pouvoir rentrer chez lui. Il la déposa sans un bonsoir devant l'appartement d'Andrew Riker, et elle répliqua en le privant de pourboire. De toute façon, boire à cette heure-ci... Elle rougit à cette pensée en se rappelant soudain que l'homme à qui elle rendait visite était précisement alcoolique. Comme la plupart d'entre eux, il buvait pour oublier. Tania aussi aurait voulu oublier parfois. Holly lui manquait. Mais Andy la lui rappelait. Holly lui avait si souvent parlé de son coéquipier qu'en fait, Tania avait l'impression de le connaitre avant de le rencontrer.
Elle sonna à plusieurs reprises, mais personne ne vint lui ouvrir. Elle voyait pourtant de la lumière à travers les rideaux. Elle frappa contre la porte, qui s'entrebailla. Puis s'ouvrit en grand, révélant un Andy à l'air plus stupéfait que content de la revoir. Elle franchit le seuil avant qu'il ne le lui demande et ferma la porte derrière eux.

- Excuse moi, mais il fait froid dehors.

A sa grande surprise, Andy la prit dans ses bras et la serra à l'en étouffer. Quand enfin il la lâcha, elle lui fit son plus beau sourire.

- Je croyais que tu étais morte, lâcha t-il.

- Ca ne faisait pas partie de mes projets.

Ils se rendirent dans le salon et s'installèrent sur le canapé.

- Mes contacts ici m'ont appris la mort de mon ex-employeur. Je suis revenue dès que je l'ai su, expliqua Tania.

- Il avait retrouvé Jess. Il lui avait dit que tu étais morte.

Il semblait tenter de se convaincre qu'il ne rêvait pas.

- Je suis là, fit son amie comme pour l'en assurer. Et il n'y a plus de raisons que je reparte.

Oui, il était réellement agréable d'être de retour chez soi.

 

* * *

            Valentin observa en détail son reflet renvoyé par la vitre de séparation à quelques mètres de lui. Le casque fixé à son crâne et les courroies qui le maintenaient attachés à ce siège évoquant un fauteuil de dentiste lui donnait l'impression de sortir tout droit du dernier film de science-fiction hollywoodien. Le ridicule ne tuait pas, cependant.

- Vous êtes prêt ? demanda Katia de l'autre coté de la vitre.

- Je suis toujours prêt.

Katia soupira à cette réponse toute faite et qui trahissait l'égo quelque peu disproportionné de son collègue. Assise devant une impressionnante lignée d'ordinateur, elle s'apprêtait à expédier Denton dans un univers qui était connu sous le nom de niveau 7. Ce lieu qui n'avait pas de situation géographique était pourtant bien réel, et sans cesse analysé par le Dome. Tout à l'heure, Katia y avait capté un signal Daeren. Et pas n'importe lequel : la signature encéphalique correspondait à celle de l'être qu'ils recherchaient depuis si longtemps. Ce qui signifiait que l'ange et peut-être son hôte se trouvaient en ce moment précis dans le niveau 7. Elle pria le Ciel qu'ils y restent assez longtemps pour permettre à Valentin de les localiser.
Elle contrôla une dernière fois les branchements et le matériel, et fit signe à son collègue qu'il pouvait y aller. Toute une équipe de techniciens de contrôles était à ses cotés pour contrôler les paramètres vitaux de Denton. Dans le niveau 7, tout pouvait arriver. Et tout arrivait.
Sur son siège, Denton inspira profondément pour se détendre. L'unique moyen pour lui d'accèder au septième niveau était de passer par le premier. Il fallait qu'il s'endorme, de préférence sans l'aide de narcotique. Malgré l'exitation du moment, il ne lui fallut guère plus d'un quart d'heure pour trouver le sommeil. Il était bien entrainé. Mais venait ensuite la phase plus délicate du contrôle du sommeil. L'emprise des humains sur leurs propres rêves étant moindre, c'était à Katia de le guider vers le niveau sept. Denton n'était pas payé pour faire la sieste. A l'aide de stimuli extérieurs qu'elle lui faisait parvenir via les électrodes fixées à son crâne, Emmerson traça un chemin mental qui devait amener Valentin à son objectif. Elle songea au temps et aux sacrifices qui avaient été nécessaires pour parvenir à ce stade de connaissance. D'ailleurs, l'origine de la plupart de ces connaissances restaient un mystère pour Katia. Certains jours, Denton arrivait simplement avec de nouvelles informations dont il taisait la source. Elle se demanda s'il les ramenait de ses escapades dans les niveaux de l'inconscience ou s'il avait un informateur particulièrement bien... informé. Elle penchait plutôt pour cette seconde hypothèse, et cela la mettait mal à l'aise de songer que son associé leur cachait à tous pas mal de renseignements. D'un autre coté, elle était on ne peut mieux placée pour savoir que certaines choses étaient faites pour rester cachées.
Il faisait l'un de ses rêves les plus ennuyeux et dénués de sens : il avançait le long d'une route parfaitement droite, sans voir ni où elle menait ni d'où elle partait. Valentin savait que c'était un rêve et ne s'inquiétait donc pas des bruits de moteurs qu'il entendait. Bientôt, le chemin bifurqua sensiblement. C'était le signal envoyé par Katia. Utiliser le symbolisme des songes était pour elle la seule manière de l'en faire sortir pour qu'il rejoigne le niveau sept. Il prit le virage sans accélérer son allure. La route disparut alors, ainsi que tout ce qu'il y avait autour. A la place se dessina un décor en perpétuel changement. Il était arrivé.

*

        C'était sans le moindre doute le niveau le plus chaotique. Selon Jess, même la mort devait être plus reposante. Rien ne restait tel qu'il était. Le sol passait par toutes les textures imaginables, le ciel ne cessait ne modifier sa couleur, quand il en avait une, entre ces deux éléments se succédaient les paysages les plus diverses et les plus fous.

- Pas de doute, nous sommes bien dans l'Esprit Humain...

Jess fut étonnée de ce trait d'humour de la part d'Angel. Le cynisme ne correspondait pas à sa façon d'être. Mais peut-être ne plaisantait-elle pas.

- Ca va ? lui demanda t-elle.

- Mieux.

Le sang avait cessé de couler. Leurs blessures avaient disparues dès l'instant qu'elles avaient compris ne plus être à la surface. Après le départ du Médiateur, elles avaient pris la décision d'avancer, de ne pas rester sur place et de se mettre en quête d'une sortie. Ni Angel ni elle n'avait la moindre idée de ce à quoi pouvait ressembler cette sortie, ni même si elle existait. Mais elles n'avaient pas d'autre alternative. Elles marchaient, l'une près de l'autre pour ne pas se perdre dans toute cette folie environnante.

Valentin s'orientait du mieux qu'il pouvait. Le niveau sept n'obéissait à aucune loi physique ou géographique, et la disposition des lieux changeait à chaque visite. Il ne connaissait aucun lieu qui soit plus déroutant. Et il s'y sentait parfaitement à l'aise. Seul, mais à l'aise. Il arrivait que des humains s'aventurent dans ce niveau, dans leur sommeil ou après un choc. Mais lorsque, ou si ils en revennaients, ils n'avaient pas la moindre idée d'où ils s'étaient aventurés en réalité. Aujourd'hui, il ne croisa personne. Il cherchait l'ange en se laissant guider par son intuition, le seul sens qui en avait encore un ici. Et soudain il la vit. Comme toujours, c'était au moment où il s'y attendait le moins qu'il atteignait son objectif. Il la voyait de loin, mais de façon parfaitement nette. Elle paraissait assez jeune, les cheveux clairs lui tombant librement sur les épaules, les yeux expressifs. Elle ne l'avait pas encore vu. Elle se tourna pour faire face à quelque chose ou quelqu'un qui n'était pas dans son champ de vision. Il se déplaca.
Lorsqu'il vit l'autre, Denton retint un cri de surprise. Elles étaient deux ! Et parfaitement identiques, de vraies jumelles. La seconde cependant, n'avait pas les yeux bleus mais gris. L'une devait être l'hôte, l'autre la Daeren. Mais comment expliquer que l'extraterrestre eut la même apparence que son hôte ?
Il s'observa, ne pouvant nier que l'apparence qu'il avait ici était quelque peu idéalisée : il était plus grand et aussi plus carré que dans la réalité. Ce genre de chose était modifiable à souhait dans le niveau sept, lorsque l'on savait comment s'y prendre. Il avait supposé que la Daeren aurait revétu sa propre apparence, elle avait pris celle de la terrienne.
Et si tout simplement elle n'en avait pas d'autre ? Ces êtres seraient-ils donc dépourvus de corps ? Dans ce cas, c'était une découverte phénoménale qu'il venait de faire... Il s'avança, résolu à en savoir plus.

- Bonjour, clama t-il avec une assurance nullement feinte.

La jeune fille aux yeux bleus le dévisagea l'air sur ses gardes. L'autre sembla le reconnaitre, et recula d'un pas.

- Je pense que nous avons à faire à.... Celui Qui Sait, dit-elle à son double.

- Ma réputation m'a précédé, répondit Valentin, amusé. Je suppose donc que vous ne m'accompagnerez pas de votre plein gré.

- Bien vu, répondit celle qui devait être la terrienne.

Il ferma à demi les yeux et se concentra du mieux qu'il pouvait. Une sorte de mur sortit du sol informe pour barrer la retraite aux deux jeunes filles.

- Vous pouvez modifiez ce lieu...

- C'est l'inconscient collectif. Nous devrions être capable d'en faire autant.

La Daeren fit un geste des mains. Le mur disparut.
Denton sourir. Bon, cela ne faisait que rendre le jeu plus intéressant. Le niveau sept avait à présent revêtu le décor d'une cité en ruine. Par simple concentration mentale, il fit fuser une série de pierres en direction de ses deux cibles. La fille aux yeux gris érigea une sorte de dôme protecteur autour d'elles. Les briques vinrent s'écraser dessus avant de retomber au sol. Valentin était loin de s'avouer vaincu.
Mais elles étaient deux contre lui à présent. Semblant avoir saisi le principe, la terrienne entra elle aussi dans la partie. Il ne s'était pas attendu à cela, encore moins à ce qu'elle venait de faire. Elle avait déplacé le dôme sur lui. Il était à présent prisonnier de la bulle. Et tandis qu'il s'escrimait à en sortir, ses proies se mirent à courir. Une fois libre, il se lança à leur poursuite.
C'était ridicule. Il savait que les lois physiques étaient abolies ici. Pourtant, le conditionnement de son esprit étant le plus fort, il courait derrière elles, comme s'il ne savait pas se déplacer instantanément d'un point du niveau à un autre. Cela exigeait un temps de concentration qu'il ne voulait pas perdre. Il courait comme il l'aurait fait à la surface, entendant même le claquement de ses chaussures sur le sol carrelé, sur l'image du sol carrelé songea t-il, qui venait d'apparaitre. Il vit les deux filles franchir une nouvelle porte, plus étrange encore que toutes les autres. Elle n'avait pas de contours, pourtant on la voyait. Elle ne possédait ni texture ni couleur mais était bien là. Denton l'aurait peut-être décrit comme un miroir qui ne refléterait rien. Mais il ne la décrit pas, il la reconnut. Il savait pertinnement où menait ce passage, et n'avait aucune intention de s'y engouffrer. Néanmoins il s'en approcha. Il ne vit ni l'ange ni la terrienne de l'autre coté, mais sentait qu'elles y étaient bien. Il n'aurait pas aimé être à leur place. En un sens, il avait gagné, mais il aurait de loin préféré pouvoir les ramener avec lui. Maudissant la malchance dont il faisait preuve, Denton se dirigea vers ce qu'il savait être la sortie. Mais avant de retourner dans le monde des vivants, il ne put s'empêcher de crier à travers la dangereuse ouverture, à l'intention de ses adversaires qui ne l'entendrait probablement pas :

- Dommage pour vous. Il est des lieux plus agréables pour mourir.

Derrière le miroir qui ne reflétait rien, l'écho de la menace parvint pourtant jusqu'aux oreilles d'Angel et de Jessie. Cette dernière déglutit.

- Voyons le bon coté des choses, cela doit vouloir dire qu'il ne nous suivra pas dans ce coin.

- Dans ce cas qu'y a t-il, dans ce coin ?

 

* * *

         Ed marchait sans destination précise dans la nuit New-Yorkaise. Le froid qui s'était déposé dans son coeur l'empêchait de ressentir le froid sur son corps. Il ne pensait pas non plus. Ou, pour être plus exact, il tentait de ne plus penser. Mais il ne pouvait empêcher le visage de Tania de lui revenir en mémoire, ainsi que les paroles de Jess. Elle prétendait qu'il y avait tout de même une chance que la jeune femme ne soit pas morte. A combien s'évaluait cette chance ? Comme s'il avait réellement besoin de se poser la question... Ed savait qu'il était hautement improbable qu'il ne revoit Tania. Pourtant, une partie de son esprit se laissait convaincre que c'était possible. La partie irrationnelle. Celle de l'émotivité, et non de la logique. Dans le fond, Ed préférait suivre cette chose inexacte qu'était l'intuition plutôt que la logique. Et puis qui pouvait prétendre que la vie était logique ?
Il n'avait pas réalisé que ses pas le menaient dans l'un des quartiers de la ville que lui-même n'aimait pas trop fréquenter. Mais le spectacle qui s'offrit à lui dans ce coin sombre ne le surprit pas pour autant. Une forme immobile gisait sur le sol. Ce n'était pas tant ça qui l'avait alerté que la couleur. Du rouge sur du blanc. Du sang dans la neige. Ed se pencha, et reconnut le corps inanimé. C'était la jeune fille venue la voir ce soir même et dont les mots lui avaient fait si mal. Sans même qu'il s'en rende compte, ses lèvres murmurèrent une prière pour qu'elle soit toujours en vie. Il saisit le poignet de Jess. Elle était glacée. Sentir le battement irrégulier sous ses doigts ne le rassura qu'à moitié. Avec mille précautions, il prit la jeune fille dans ses bras et quitta la ruelle obscure. Il ne pouvait pas prendre le temps d'aller à pied jusqu'à l'hôpital. Il fallait qu'il arrête une voiture de toute urgence. En essayant de ne pas secouer Jessie, il traversa la route. Du moins en avait-il l'intention, lorsqu'il comprit que personne ne l'aiderait sans y être obligé. Alors il resta debout au milieu de l'alsphate, entendant le bruit d'un moteur qui enflait au fur et à mesure que le véhicule approchait. Il fut un instant ébloui par les puissants phares de ce qui s'avéra être un taxi. Il ne songea même pas à ce qui arriverait si celui-ci ne s'arrêtait pas.... Le taxi s'arrêta. Ed courut jusqu'à la portière arrière, l'ouvrit, déposa sa jeune amie sur la banquette arrière et s'asseya à ses cotés. Le chauffeur, un homme noir d'une cinquantaine d'années, plus peut-être, regarda dans son rétroviseur puis, sans poser de question, prit le chemin du centre hospitalier. Ed essaya tant bien que mal de ne pas croiser son regard triste dans le rétroviseur.

 

* * *

         Angel porta son regard tout autour d'elle. Ce devait-être un lieu bien particulier, car il n'y avait pas d'autre repère que le sol. Pas de murs, pas de plantes, pas de ciel non plus. Juste une grande étendue désertique. Et un bruit. Un chuchotement d'abord, à peine un murmure, un murmure de colère. Puis le son s'amplifia. Et au loin, quelque chose apparut. Cela bougeait, et cela était à l'origine du bruit. Il n'y en avait qu'un au départ, puis deux, et plus ils approchaient, plus leur nombre grandissait. Des humains.
Dix, vingt, cent. Rapidement mille. Il devint ensuite impossible d'estimer combien ils étaient.
Alors une série d'odeurs, de sons, d'images assaillèrent Angel. Odeur de sang, cris de fureurs et images de mort. Jess fut à son tour atteint par ces sensations.

- Il ne faut pas rester ici...

Mais c'était trop tard, la multitude les avait atteintes. Sans qu'elles s'en rendent compte, ce qui étaient là-bas étaient maintenant ici. Happées par la foule, elles furent soudain plongées au coeur de la masse grouillante de gens qui criaient, pleuraient. Leurs visages exprimaient peur, colère, souffrance. Jess vit Angel se faire entraîner loin d'elle par un groupe. Elle voulu la rejoindre, mais était elle-même bloquée par des dizaines, des centaines de gens. Leurs cris s'intensifièrent pour n'en faire plus qu'un qui lui déchira le cerveau, puis l'âme. Jess tomba à genoux, les yeux fermés et les mains plaquées contre les oreilles en une tentative vaine de ne pas entendre un son et de ne plus voir les images qui étaient à l'intérieur même de sa tête. Aux cris s'ajouta la douleur.
La jeune fille aurait perdu conscience si cela avait été possible. Mais elle n'était pas dans la réalité. Ce n'est pas réel se répéta t-elle, mais elle savait que là était tout le problème. Tout ceci était réel : six milliards d'êtres humains qui criaient de douleur, qui ne savaient pas comment faire cesser cette souffrance, qui ne savaient pas pourquoi ils souffraient. Ce n'était pas un rêve. C'était réel. Jess sentit ses propres larmes couler le long de ses joues. Elle n'en pouvait plus. Elle se demanda si elle allait mourir. Tout autour d'elle, les gens continuaient de courir, de se bousculer. Jess s'affaissa sur le sol. Elle sentit alors qu'on l'empoignait, qu'on la tirait de cette foule meurtrière. Une main agrippa la sienne et la conduisit hors de la Folie Humaine. Elle se laissa guider, gardant les yeux fermés pour ne pas voir l'horreur autour d'elle, quitter la douleur des vivants. Au bout d'un temps qu'elle était incapable de déterminer, elle sut qu'elle était sortie.

- Angel...

Elle s'arrêta en ouvrant les yeux. Ce n'était pas Angel. Mais c'était quelqu'un qu'elle connaissait tout aussi bien.

- Dis moi que c'est bien toi... murmura Jess, paniqué à l'idée que ce qui lui arrivait n'était pas réel.

Pour toute réponse, Lucie la prit dans ses bras.

- Tu m'as tellement manqué Jessie.

 

*

    Quarante mille. Ils étaient quarante mille enfant à mourir. Chaque jour. Et ils étaient tous là, autour d'Angel. La jeune Daeren se tenait au centre d'un cercle d'enfants morts. Ils ne criaient pas. Mais d'une certaine manière, leur silence était bien plus éprouvant que les hurlements de la foule. Les enfants n'étaient pas seuls. Tout autour d'eux, il y avait d'autres personnes. Il y avait des hommes à la peau rouge, tués par les colons américains, des personnes juives, un numéro sur le bras, exterminées par les nazis, des israëliens abbatus par des palestiniens et des palestiniens abbatus par des israëliens. Leur identité n'était pas inscrite sur leur visage, mais Angel savaient qui ils étaient. Les morts. Les hommes morts des autres hommes. Victimes d'eux-mêmes, de la Folie Humaine.
Elle ne savait pas pourquoi ils la menaçaient de ce silence accusateur. Que lui reprochaient-ils ? Elle n'était en rien responsable de ce qui était arrivé. Comme s'ils avaient tous entendu son interrogation, il lui sembla que les Morts lui transmettaient une réponse. Ils ne dirent rien, mais une phrase lui vint à l'esprit.

Pourquoi tu n'as rien fait pour empêcher ça ?

Je n'étais pas là, aurait répondu Angel si elle l'avait pu. Mais face à un silence de la sorte, parler n'était pas approprié.

Pourquoi ne fais-tu rien pour empêcher ça ?

Parce que je n'en ai pas le pouvoir.
Elle n'alla pas plus loin dans son cheminement de pensée. Elle n'en avait pas le pouvoir, vraiment ? Toute seule peut-être pas. Mais son peuple devait bien être capable d'empêcher tant de gens de mourir. Alors pourquoi ne faisaient-ils rien pour empêcher ça ?
Aucune réponse ne lui venait à l'esprit. Plus elle se posait la question, et plus le cercle se resserait autour d'elle. Les Morts se rapprochaient, sans bruit. Angel n'avait aucune idée de ce qu'ils allaient faire. Elle resta debout dans le centre, attendant de voir ce qui allait se passer. Ils étaient tout proche à présent. Ils tendirent leurs mains. Et disparurent.
Angel sentit une main posée sur son épaule. Elle se retourna, s'attendant à voir Jess. Jess n'était pas là. La personne qui lui souriait était une grande femme à l'âge indeterminable, à la peau foncé, au regard paisible et intensément expressif.
Elle ignorait de qui il s'agissait, mais ce visage lui était famillier. Merveilleusement familier. Reconnaître quelqu'un que l'on n'a jamais vu n'avait rien d'extraordinaire. Depuis quand fallait-il voir quelqu'un pour le connaître ?

- Nous nous connaissons n'est-ce pas ?

- Je suis vraiment heureuse que tu ne m'aie pas totalement oubliée Angel.

Ce qu'elle pensait, ce qu'elle espérait, se trouva confirmé, et Angel sut que l'être en sa compagnie était, elle aussi, une Daeren.

 

* * *

            - Alors ? demanda le vagabond.

L'homme en blouse blanche -il était médecin- haussa les épaules, geste bien inhabituel chez une personne chargée de vous renseigner sur l'état de santé d'un proche. Visiblement, la compassion n'était pas sa première qualité. Mais Ed se moquait bien d'avoir affaire à un médecin particulièrement humain ou particulièrement emmerdant (à dire vrai ces deux caractéristiques étaient loins d'être incompatibles), la seule chose qui lui importait étant de savoir comment allait Jessie.

- La blessure en elle-même n'a rien de grave. Mais tout ce qui touche à la tête est toujours un peu délicat.

- Je ne veux pas un cours de médecine, juste savoir si ça va aller.

- Rien ne présage le contraire. Elle dort pourrait-on dire. Il faut juste attendre qu'elle se réveille.

- Ca peut prendre du temps ?

- Ca dépend d'elle. Mais je ne m'en ferai pas à votre place.

- Ouais, sauf que vous n'êtes pas à ma place, répondit Eddy.

Ed doutait d'avoir une réponse positive à la requête qu'il s'apprêtait à faire, mais comme essayer ne lui coutait rien, il demanda tout de même :

- Vous pouvez m'accorder une faveur ?

- Dîtes toujours, fit le médecin à sa grande surprise.

- Vous pourriez la changer de chambre ?

- Pardon ?

Après quelques minutes de négociations, Eddie avait obtenu que Jess soit placée avec Lucie. Il s'était dit qu'avoir quelqu'un à ses côtés lorsqu'elle reviendrait à elle lui ferait plaisir, même si ce quelqu'un était endormi. Car lui ne pouvait rester avec la jeune fille. L'heure des visites s'était achevée depuis bien longtemps. Au mieux, il pouvait attendre dans le hall. Il savait que sa présence ne serait grandement apprécié, mais n'en tint pas compte. Il alla s'asseoir sur l'une des inconfortables chaises de plastique qui meublaient l'espace d'accueil, décidé à passer la nuit là. Après tout, il faisait plus chaud ici que dans sa cabane. Alors qu'il plongeait lentement dans le sommeil, une ombre se dessina sur son visage. Un jeune homme se tenait entre lui et la source de lumière. Il le reconnut aussitôt.

- Bonsoir Ed, fit Sébastien.

- Tes copains te cherchaient partout, il n'y a pas si longtemps...

- Ils m'ont retrouvés, répondit le garçon avec un sourire. C'est toi qui as amené Jess ici ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

- Il faudra le lui demander... je l'ai trouvé comme ça, dans la rue. Je ne sais pas à quel jeu vous jouez tous, mais m'est avis que c'est un jeu dangereux. Il ne faut pas traîner dans cette ville la nuit tombée.

- Ce n'est pas un jeu, marmona le jeune asiatique.

- Quoi que ce soit, vous devriez arrêter. Ton amie aura peut-être moins de chance la prochaine fois.

Son interlocuteur ne répondit rien. Ed avait parfaitement raison, ce qui le mit mal à l'aise.

- D'ailleurs qu'est-ce que tu fais ici si tard ? demanda le vagabond.

- J'étais venu voir Lucie, je pensais passer la nuit ici, mais ils m'ont trouvé en amenant Jess dans la même chambre. Drôle de coïncidence quand on y pense.

- Drôle de coïncidence, c'est vrai.

Sébastien se leva.

- Il faut que je prévienne les autres, s'excusa t-il. Je reviendrai.

- Pas de problème, fit Eddie avant de se lover le plus confortablement possible sur sa chaise.

Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour s'endormir.

 

* * *

        - Je ne vais pas pouvoir rester très longtemps Angel, annonça l'autre Daeren d'une voix douce et chaleureuse. Je suis venue te dire comment quitter ce lieu.

- Tu n'as même pas le temps de me donner ton nom ?

La grande femme partit d'un petit rire cristallin très agréable.

- Excuse moi. Je ne me suis pas encore totalement faite à l'idée que tu étais amnésique. Je m'appelle Christal.

- Nous nous connaissons depuis longtemps ?

- Je serai tentée de répondre depuis toujours... Depuis quelques temps oui. Nous venons du même endroit toi et moi, tu le sais.

- Nous sommes amies, fit Angel avec certitude. Je sais ça.

- C'est exact. Nous sommes de grandes amies, bien que chez nous, quantifier l'amité n'ait pas vraiment de sens.

Elle s'arrêta une seconde, pour chercher ses mots peut-être.

- Excuse moi, dit-elle pour la seconde fois. C'est que communiquer de cette façon est assez difficile pour moi. Tu te rappelles comment nous communiquions avant ?

Angel ne l'avait jamais oublié.

- Par sensations. Sentiments, émotions, états d'être.

Le langage des mots ne permettait pas une totale compréhension. Certes, il parvenait à une certaine... précision, mais c'était une façon de communiquer assez peu avancée dans le fond. Les mots étaient loin de toujours parvenir à tout exprimer, à faire ressentir à l'autre ce que l'on ressentait. Angel aimait ce mode de communication. Elle s'y était faite. Pourtant, elle savait que leurs difficultées à se faire comprendre était la première barrière qui séparait les humains les uns des autres.

- Oui, confirma Christal. Je crois que depuis toujours, les êtres sont sentiments.

Et elle abandonna les mots. De la même façon que lorsqu'elle subissait une phase, Angel perçut ses émotions. Il était difficile de mettre des mots sur ce qu'elle pouvait ressentir. Il y avait indéniablement de l'affection, mélangée à d'innombrables autres choses auxquelles les terriens n'avaient pu trouver de noms. Mais derrière les sentiments positifs qu'émettait Christal à son égard, Angel sentit quelque chose d'autre. Et cela ressemblait à de la douleur. Etre ici lui faisait mal.

- Tu ne peux pas rester, comprit-elle. Ca t'est douloureux. Il faut que tu partes.

- Tu as raison, admit son amie.

- Comment quitte t-on le niveau sept ?

- Il suffit d'y être prêt.

Son image commença à devenir trouble. Elle partait.

- Je reviendrai, promit Christal. Mais je ne te laisse pas toute seule.

La Daeren au puissant regard s'évanouit dans l'obscurité. A l'endroit où elle se tenait, Angel pouvait maintenant voir Jessie. Et Lucie. Celle-ci sourit en la voyant, et fit signe à Jess de regarder dans sa direction.

- J'ai eu peur de t'avoir perdu, fit la jeune fille en rejoignant Angel et en la prenant dans ses bras.

- Il n'est pas si évident de se débarasser de moi. Bonjour Lucie, ajouta t-elle à l'intention de cette dernière.

Elle ne semblait pas surprise de la voir là à vrai dire.

- Au revoir me semble plus approprié, répondit la jeune femme. Je sens que je ne vais pas pouvoir rester plus longtemps.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Jess d'une voix à demi-paniquée.

- Ne t'inquiète pas. Il est juste temps pour moi de partir. Mais nous nous reverrons.

- J'en suis sûre, répondit son amie.

Lucie lui prit la main une dernière fois et la serra de toutes ses forces avant de disparaitre comme l'avait fait Christal quelques secondes auparavant.
Ce fut alors le silence. Non, pas le silence en fait. De la musique se faisait entendre. Elle devait être diffusée en continu depuis un moment, mais tout à ses retrouvailles avec Lucie, Jess ne l'avait pas remarqué avant. C'était une mélodie ni vraiment lente ni vraiment rapide, à la fois calme et entraînante, qu'Angel ou Jessie seraient bien en peine de reproduire avec un quelconque instrument. Mais c'était très beau. La terrienne se tourna vers son amie.

- Tu sais, quand nous nous réveillerons, nous serons à nouveau...

- Liées ?

- Oui. Et peut-être qu'une telle occasion ne se représentera jamais.

Angel eut l'air vaguement étonnée.

- Une occasion de faire quoi ?

Sans dire mot, Jess prit les mains de l'ange dans les siennes. Puis elle entreprit de la faire danser. Elle suivait d'instinct la musique, et par conséquent, ses pas ne suivaient pas d'enchaînement particulier. Une sorte de mélange de tout ce qu'elle connaissait et ne connaissait pas. Guidé par l'âme et non par la mémoire.
Angel se laissait conduire par la jeune fille. C'était agréable, très agréable même. Une autre façon d'être liée à quelqu'un. Une façon... terrienne. Leur lien était la musique et si elles ne parlaient pas, elles communiquaient tout de même. La Daeren eut envie de répondre. Elle prit alors l'initiative de faire ses propre pas, et Jess calqua les siens dessus. Autour d'elles, plus rien n'existait.

Quand la musique s'arrêta, Angel sut qu'elle était prête à retourner à la surface. Mais avant, elle avait quelque chose à demander à son amie.

- Jess, avant que nous ne repartions et que nous soyons de nouveau liées, je voudrais te dire quelque chose.

La jeune terrienne lui fit comprendre d'un regard qu'elle était toute ouïe.

- Je ne sais pas trop comment le dire, et d'un autre côté, il y a longtemps que j'aurais du te le dire. Voilà, d'abord, merci. Tu m'as accueillie en toi, ce qui impliquait un sacrifice considérable. Ensuite tu m'as toujours soutenue, tu étais là... bien sûr tu étais là en permanence, mais tu aurais pu te contenter d'être là, et tu as fait bien plus.

Malgré la maladresse de ses propos, Jess commençait à voir où son amie voulait en venir.

- Angel...

- Laisse moi finir, répondit l'ange avec une expression tellement humaine, tellement terrienne sur le visage que Jess ne put retenir un sourire. Tu n'es pas seulement devenue mon hôte, tu es devenue quelqu'un qui compte pour moi, et pour qui je compte. Une soeur en quelque sorte, mais bien plus aussi, et quelque chose de tout à fait différent. Quelque chose que je ne saurait pas définir avec des mots. Et je voulais te dire que je t'aime.

Sachant les mots inefficaces pour exprimer ce qu'elle ressentait, Jessie resta muette. Angel poursuivit avec une question dont la réponse était toute trouvée, même si elle pouvait paraitre infiniment compliquée à d'autres :

- Jess, tu veux redevenir mon hôte ?

Le sourire de celle-ci ne laissait planer aucun doute.

 

* * *

        Sébastien reposa le combiné sur son support avec un soupir de fatigue. Il avait enfin réussit à joindre Lauren et Diana, et, plus difficile encore, à les convaincre de rester chez elles. Tout allait bien, leur avait-il dit, même s'il ne pouvait en être sûr à cent pour cent.

- Hey, jeune homme ?

Il se retourna et reconnut le médecin qui avait amené Jessie aux soins intensifs.

- C'est bien vous qui étiez en chambre 101 tout à l'heure n'est-ce pas ?

Seb confirma d'un hochement de tête.

- Votre amie s'est réveillée. Vous voulez la voir ?

Sourire aux lèvres et regrettant ne pas avoir de fleurs, il prit l'ascenseur pour se rendre une nouvelle fois à l'étage inférieur. Arrivé à destination, il crut d'abord que l'homme s'était trompé. Jess avait l'air endormie. Mais il constata qu'elle avait juste fermé les yeux, sans doute pour les protéger de la lumière. Elle tenait la main de Lucie qui reposait juste à coté d'elle.

- Je croyais que tu détestais les hôpitaux, grogna t-elle en le voyant entrer.

- Bonjour l'accueil, répondit le jeune homme sur le même ton.

- Je suis contente de te voir, sourit finalement Jessie.

- Moi de même. Qu'est-ce qui vous est arrivé ?

Elle prit le temps de se mettre en position assise avant de lui répondre, sans lâcher pour autant la main de son amie.

- Angel a de nouveau capté un appel. Nous sommes allées régler ça, et une voiture nous a renversé sur le retour. Rien d'extraordinaire en soi....

- Tu as bien dormi ?

Elle secoua la tête.

- Je n'ai pas dormi. J'étais ailleurs.

- C'est-à-dire ?

- Je me suis retrouvée dans un endroit plus qu'étrange. Le niveau sept.

Seb se remémorra les explications qu'il avait eu sur ce que Jess nommait les "niveaux de l'inconscience". Et dans ses souvenirs, le sixième était le dernier.

- Sept ?

- Le Médiateur était là. Il m'a expliqué ce qu'était ce lieu. Cest assez compliqué. Mais j'y ai vu Lucie. Elle était là. Je pouvais lui parler, l'entendre et même la toucher.

C'était sa soeur qu'elle regardait à présent, et non Sébastien.

- Elle m'a sortie de la foule. Sans elle, je crois que je n'aurais jamais pu revenir.

Le garçon ne comprenait pas de quoi son amie parlait, mais ne posa pas de question. A la place, il écouta.

- Elle me manque.

Il ne dit toujours rien. Il savait qu'elle n'avait pas fini de parler.

- Tu te rappelles la conversation que nous avions eu lorsqu'il fallait décider s'il fallait débrancher ou non le respirateur ?

Oh oui, il s'en rappelait. Il se rappelait avoir dit que Lucie ne vivait pas en restant dans cet état. Que tout au plus, elle survivait et qu'il serait sans doute mieux pour elle que tout cela s'arrête. Il se rappelait très bien avoir dit que la laisser mourir serait la meilleure solution. Comment arrivait-il à avoir de telles pensées et à tout de même trouver le moyen de se dire qu'elles étaient justes ?

- Je ne voulais pas qu'on le fasse. Pourtant je savais que David et toi aviez raison, que Lucie n'aurait pas voulu rester comme ça indéfiniment. Ce que je voulais c'était qu'on lui laisse du temps.

Elle rit soudain, d'un rire plutôt amer.

- J'ai essayé de vous persuader qu'elle allait s'en sortir. De vous faire croire que j'en étais moi même persuadée. La vérité, c'est que j'ai toujours eu des doutes tu sais. Parce que je suis une angoissée de nature. Et qu'on ne se change pas.

- On peut toujours essayer, fit Sébastien.

Les yeux toujours fixés sur le visage de Lucie, Jess ne vit pas son ami détourner la tête en même temps qu'il prononçait cette dernière phrase. Il savait bien que c'était difficile de changer.

- C'est vrai, fit Jess. On peut essayer. Sauf que maintenant je sais que Lucie va se réveiller.

- Pourquoi ?

Elle tourna enfin le visage vers lui, plongeant son regard bleu argenté dans le sien.

- Parce que je ne lui ai pas pris la main.

 

* * *

        Froid. Ce fut une sensation de froid qui réveilla Andy. Il s'aperçut qu'il était allongé sur son canapé, et non dans son lit. Sa nuque était raide, son esprit embrumé. Il avait encore du boire et s'endormir dans le living-room. Puis il se rappela. Tania était venue le voir. Ils avaient parlé toute la soirée. Puis elle était partie voir quelqu'un d'autre... Non, elle n'était pas partie, son visage était penché sur lui.

- Bonsoir Andy.

Ce n'était pas la voix de Tania. Et ce n'était pas son visage non plus. C'était un visage un peu plus jeune, amical et fendu d'un large et puissant sourire. La brume qui envellopait son esprit se déchira, et Andrew reconnut alors la personne qui lui souriait. Holly.

- Tu es morte, fit-il simplement.

- Je m'attendais à un accueil plus chaleureux, répondit son ex-coéquipière avec une petite moue.

- Excuse-moi, s'entendit dire Andy à sa grande surprise. C'est juste que tu es morte. Et que je n'ai pas l'habitude d'être réveillé en pleine nuit par des fantômes.

- Les morts finissent souvent par revenir, d'une façon ou d'une autre.

Elle souriait toujours en prononçant ces mots, seulement son regard ne suivait plus.

- Mais ils ne peuvent pas rester, comprit Andy.

Holly secoua la tête tristement.

- Non, ils ne peuvent pas rester. Mais sache que je ne t'oublie pas.

- Pourquoi es-tu venue ?

- Je voulais te voir. T'expliquer. Je voulais que tu me pardonnes.

Andy fut sincèrement surpris par cette dernière phrase.

- Que je te pardonne ?

- Oui.

Holly s'asseya sur l'accoudoir du divan, les mains croisées sur les genoux. Pendant une seconde, Andy n'eut plus le moindre doute que c'était réellement son amie qui était assise là à ses cotés. Elle était tellement exacte à la personne qu'il avait connue, tellement... elle.

- Je sais que ça n'a pas été facile pour toi de découvrir que je t'ai caché quelque chose pendant tout ce temps. Je sais que tu aurais voulu que je te parle d'Angel.

- C'est vrai, admis son ami, persuadé qu'il était inutile de prétendre le contraire. Mais je comprends que tu ai voulu me... me protéger.

- A dire vrai, il n'y avait pas que ça.

Elle marqua un temps avant de reprendre.

- Angel est quelqu'un de vraiment.... vraiment incroyable tu sais. Pas seulement parce qu'elle vient d'ailleurs. Elle m'a fait redécouvrir le monde.

- Ca n'a pas du être facile.

- Non, au contraire, c'était merveilleux. Elle m'a fait explorer les pires aspects de la nature humaine, sans jamais cesser de me montrer les meilleurs. Elle portait sur notre monde un regard... je ne sais pas trop quel mot employer. Mais avec elle, chaque chose devenait différente.

Holly, ou son image, se leva et marcha jusqu'à la fenêtre. Andy s'était attendu à la voir flotter sur le sol mais elle marchait, et il entendait le bruit de ses pas sur le sol. Elle écarta le rideau. Dehors, la neige n'avait pas cessé de tomber.

- Avant, la neige n'était pour moi que de l'eau plus froide que la pluie, qui me donnait froid. Pour elle, c'est quelque chose de magnifique, sur laquelle vient se refleter le soleil et qui fait un son agréable quand on marche dessus. Tu vois ce que je veux dire ? Chaque petit détail devenait une raison de sourire, d'apprécier le monde.

Andy sourit lui aussi.

- Ce devait-être agréable...

- Oh oui. Que ce soit en regardant le ciel étoilé, le dessin d'un enfant ou juste une carte postale montrant un paysage un tant soit peu exotique, elle ne cessait jamais de me montrer à quel point nous avions une belle planète.

Elle se tut quelques instants, dans la félicité des beaux souvenirs. Andy n'osa pas briser ce silence et attendit qu'elle reprenne la parole.

- Tu peux faire quelque chose pour moi ?

- Oui, affirma t-il avec une profonde conviction, comme s'il n'était pas en train de parler à une hallucination.

- Dans mon ordinateur,  il y a une lettre que je n'ai jamais pu envoyer.

Le policier se souvint qu'Holly notait effectivement tout dans son ordinateur. Alors qu'il était plutôt réticent à ce type de technologie, elle s'y était toujours parfaitement adaptée.

- Elle est enregistrée sous le nom "lettre 4". Elle est destinée à une amie. Son nom et son adresse sont notés dans le fichier. Je voudrais que tu l'imprimes et que tu l'envoie.

Andy se demanda si elle savait qu'il avait fouillé dans son ordinateur peu après sa mort, alors qu'il cherchait à retrouver son assassin.

- Oh, j'oubliais, le mot de passe. Tu le trouveras derrière une des photographies de mon bureau... si tu n'as pas tout jeté, ajouta t-elle avec un demi-sourire qui aurait aisément pu passer pour une grimace.

- Non. Je ne les ai pas jetées.

Ainsi elle ne savait pas qu'il connaissait déjà ce fameux code -qui n'était autre que son propre prénom, Andy. Holly était morte, mais pas omnisciente. Il tenta d'imaginer, pour la première fois depuis le début de cette étrange conversation, à quoi ressemblait l'existence après la mort.

- Alors tu pourras faire ça pour moi ?

Il hôcha la tête.

- Et me pardonner.

- Je ne t'en ai jamais voulu tu sais.

- Oh Andy, ne le crois pas. C'est tellement faux. On en veut toujours aux morts, on leur en veut d'être morts justement, de ne pas nous avoir laissé le temps de les aimer. Quand mon père est mort, tu n'imagine pas à quel point j'étais en colère contre lui. Et tu étais aussi en colère quand je suis partie. Seulement tu as gardé ça pour toi, et tu as préféré enrayer ces émotions en...

Elle s'arrêta, incapable de finir sa phrase. Il choisit de ne pas la terminer pour elle.

- Pardonne moi, répéta t-elle.

- D'accord.

Elle revint s'asseoir à ses côtés, et lui posa un rapide baiser sur la joue.

- Merci, chuchota t-elle.

Elle ne disparut pas dans un écran de fumée blanche, son image ne devint pas floue, elle ne s'envola pas non plus à la manière d'un ange. Holly se leva, et sortit par la porte. Lorsqu'elle la referma, Andy n'entendit aucun bruit.

 

* * *

        De petites secousses le tirèrent du sommeil. Ed ouvrit les yeux. Le front encerclé de blanc, le sourire sur les lèvres, Jessie Wells semblait être bien. Il avait du mal à croire que c'était la même gosse qu'il avait amené inconsciente et couverte de sang il y avait quelques heures à peine.

- Salut.

Elle s'installa sur le siège voisin du sien.

- On dirait que ça va mieux, commenta t-il.

- C'est à toi que je le dois. Merci.

- Qu'est-ce que tu faisais dans le coin ? demanda Ed sans transition.

- J'apportais simplement un cadeau à un ami.

- Il y a de meilleures heures pour ça non ?

- Il n'y a pas d'heure pour faire plaisir, dit juste Jess.

Il sourit. Ce n'était pas faux, ce qui n'enlevait rien au fait que trainer dans les rues New-Yorkaises en pleine nuit était passablement stupide et risqué. Mais elle avait dix-sept ans. Essayez d'avoir raison face à des gens de cet âge...

- Tu ne devrais pas rester couchée un peu ? s'étonna t-il.

- Ce n'est pas nécessaire. Grâce à toi, ajouta t-elle. 

- Et à toi, ajouta  t-elle à l'intention d'Angel. La Daeren faisait preuve de capacités de récupération et de cicatrisation plutôt étonnantes.

- Je vous raccompagne, toi et Sébastien ? s'enquit Eddy.

- Mes parents viennent nous prendre. Mais merci.

- Je crois que je vais y aller alors. A bientôt peut-être...

Jess acquiesça.

- Je l'espère.

Ed se dirigea silencieusement vers les portes qui s'ouvrirent automatiquement à son approche. La différence de température entre l'accueil de l'hôpital et la rue le surpris. Il frissona puis marcha sur la neige, tentant de ne pas glisser, faisant de grands mouvements des bras pour conserver son équilibre.

- De l'aide peut-être ?

Il se retourna brusquement en reconnaissant ce timbre de voix enjoué. Et s'étala sur le sol. Cette fois, ce fut le réchauffement de son coeur qui l'empêcha d'avoir froid. Tania partit d'un grand éclat de rire puis vint lui prendre les mains pour l'aider à se remettre debout.

 

* * *

        Key word ?
Ainsi clignotait l'écran, attendant patiemment que l'utilisateur ne dévérouille l'ordinateur.
Andy, répondit-il à la froide machine.
Lorsque la page d'accueil s'afficha, il eut l'impression malsaine de violer une sépulture. Non désireux de parcourir les dossiers de fond en comble, il lança le programme de recherche, inscrivit "lettre 4" dans le critère nom de fichier. Il s'apprêtait à appuyer sur la touche de validation, mais s'arrêta. Allait-il vraiment faire ça ? Admettre qu'il avait bien vu son amie, que le fantôme d'Holly lui avait confié une mission ? C'était ridicule. Il avait rêvé. Tout simplement. Si réellement, Holly avait pu communiquer avec les vivants, elle n'aurait pas eu besoin de son intermédiaire. Andy se sentit vraiment stupide, d'un seul coup. Stupide de s'être levé au milieu de la nuit pour venir ici. Stupide d'y avoir cru, même une seule seconde.
Pourtant, une infime partie de lui se refusait à abandonner totalement l'idée. Il devait savoir. Il lança la recherche.
No found, afficha l'ordinateur après quelques instants.
Andy ne savait pas s'il devait être soulagé ou infiniment malheureux.
Il avait rêvé. Les morts ne revenaient pas. Ils restaient dans les ténèbres, dans les ténèbres de leur tombe et dans les ténèbres des esprits des vivants. Ce qui n'avait l'air de rien, mais qui ferait que d'une certaine façon, Holly serait toujours avec lui.
Il se leva, décidé à éteindre l'ordinateur et à terminer sa nuit, aussi curieuse eut-elle pu être. Puis se rassit. Lança une nouvelle recherche. Seulement, il changea l'inscription "lettre 4" pour "lettre quatre". Andy attendit que le message No found n'apparaisse. A la place, une page de texte, enregistrée sous le nom "lettre quatre" s'afficha.
Il resta immobile quelques secondes, préférant ne pas songer à ce que cela signifiait.
C'était bien une lettre. Il ne la lut pas. Il fit rapidement défiler les mots, sans que ses yeux se posent sur un seul d'entre eux. Lorsqu'il vit la signature d'Holly, il descendit encore un peu. Il y avait là l'adresse du destinataire, suivi de son nom. Lucie Anderson.
Et maintenant ?

 

* * *

        A travers les fins rideaux, les doux rayons du soleil du petit matin projetaient ça et là des ombres dans la chambre. Mais Helen était déjà éveillée depuis longtemps. Elle avait l'impression de ne jamais s'être endormie. Elle considéra la petite horloge murale au dessus de la porte. Il était encore tôt, mais Kathy était sans doute déjà levée. Elle n'avait pas vraiment envie de trainer au lit.
Etouffant un baillement, Helen descendit doucement l'escalier de bois qui menait au rez-de-chaussé. Sa soeur avait installé la table pour le petit déjeuner. Une odeur d'oeufs brouillés se dissipait de la cuisine. Autant Helen adorait manger des oeufs le matin, autant elle savait que Kathy les avait en horreur. Cette intention à son égard la toucha. Elle rejoignit son aînée qui éteignait juste le gaz.

- Bonjour, fit-elle en un sourire.

- Bien dormi ? demanda Kathy.

- Très, mentit Helen. Tu m'avais caché avoir une chambre d'amis aussi confortable.

- Peut-être parce que je n'ai pas d'amis.

Ni tristesse ni amertume dans sa voix. Juste l'énonciation d'un fait. Comme le faisait Kathleen depuis des années. Helen avait l'impression d'avoir tourné en rond.
Elles s'attablèrent. Helen félicita Kathy pour les oeufs, qu'elle trouva excellent. Un simple merci vint en écho.

- Pourquoi as-tu accepté que je reste avec toi si ce n'est pas pour que nous parlions ?

- Pourquoi avons-nous forcément besoin de parler ? Je voulais être avec toi, c'est tout. Tu sais...

Elle ne termina pas sa phrase. Helen pensa que non, justement, elle ne savait pas. Elle ne savait pas pourquoi sa soeur agissait de la sorte, ne savait pas comment elles en étaient arrivées là, et encore moins changer cette situation. La seule chose qu'elle savait, c'est que cela prendrait du temps.

- Mais merci d'être restée, murmura Kathleen quelques secondes plus tard.

 

* * *

            C'était une vision que l'on disait annonciatrice de mort : une lueur au bout d'un long et obscur tunnel. Mais la jeune femme songeait qu'après tout, cette image ressemblait aussi à celle de la naissance. Peut-être la mort n'était-elle rien de plus qu'une renaissance.
La lumière ne semblait pas l'appeler, comme disaient les gens qui en avaient fait l'expérience, ni même la repousser. Non, elle se contentait d'être là, comme un panneau lumineaux qui indiquerait la porte de sortie. La décision de la franchir ou non lui appartenait. Le fait d'ignorer où ce passage menait ne rendait le choix que plus difficile. Partir ou rester ? Lucie hésitait. Rester indéfiniment ici, ce n'était pas vivre. Or c'était bien ce qu'elle voulait : vivre. Et peut-être cette lueur qui lui indiquait un chemin comme l'aurait fait un phare serait sa seule opportunité d'être guidée quelque part. retour à la surface. Il était également possible que ce signal brillant soit un piège, à la manière des feux que les corsaires allumaient sur les plages pour que les navires viennent s'échouer sur les récifs. Passer la porte l'amenerait peut-être au niveau six, la mort. Lucie n'avait pas envie de mourir. Oui mais. Mais si la mort était effectivement une seconde vie ? Une vie où ses parents et son frère lui tiendraient compagnie ?
Et était-ce la vie qu'elle voulait ?
Dans le fond, ce qu'elle voulait importait peu. Seul comptait ce qu'elle pouvait. Elle pouvait attendre seule dans le noir, ou se diriger vers la lumière, vers quelque chose d'autre. Autre... Lucie prit sa décision sur ce dernier mot.
Elle avança.
Cette marche silencieuse dans les niveaux de l'inconscience eut effectivement des répercussions à la surface. Cela se traduisit par des modifications, changements infimes dans l'espace clot d'une chambre d'hôpital, service des soins intensifs. Chambre 101, New-York Hospital. La courbe sinusoïdale qui se dessinait sur l'écran de l'électro cardiogramme se modifia sensiblement, signe que le rythme cardiaque de la jeune femme faisait de même. D'autres machines manifestèrent leur mécontement, elles étaient soudainement devenues inutiles. Et finalement, une alarme se déclencha, avertissant le personnel soignant de ce qui arrivait...
Bon, elle ne se trouvait plus au même endroit. Alors ? Etait-elle revenue ou juste éloignée davantage ? Elle était incapable de le déterminer. Une chose était sûre tout de même : Lucie Anderson était sortie des ténèbres.

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fin de l'épisode 1_06
suite dans 1_07 : Souvenirs, souvenirs...

 

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