Guerre secrète

épisode 1_05
imaginé et écrit par Jade

 

        D'ordinaire, l'inspecteur de police Andrew Riker restait indifférent à la pluie qui tombait sur la ville. Seulement, l'eau effaçait les traces, et lorsqu'il avait à enquêter sur un meurtre, c'était gênant. Et puis, examiner le corps d'un gamin trouvé mort dans une benne à ordure à sept heures du matin n'était sans doute pas la meilleure façon de commencer la journée. A côté de lui, un homme de la police scientifique d'une trentaine d'années aux traits vieillis par une petite moustache prenait des photos du corps et des environs, tandis qu'un autre au costume impeccable contrastant avec la paire de gants dont il s'était muni examinait le défunt jeune garçon sous toutes ses coutures.

- Alors ? demanda Andy, qui se sentait désagréablement inutile au milieu de ces "puits de science."

- Jeune homme de race blanche, environ vingt ans, tué à l'arme blanche, décédé entre minuit et deux heures du matin, récita celui qui devait être le légiste, répondant plus à son magnétophone qu'à Riker.

Il semblait particulièrement attentif à ne pas mouiller ses chaussures, ce que son collègue gratifiait par de petites mimiques moqueuses. Andy était déjà las. Il n'avait pas envie de superviser cette enquête, mais puisque sa précédente affaire était - officiellement du moins- bouclée, son supérieur, le commissaire divisionnaire Ferry l'avait mis dessus. L'avantage : il n'avait plus à collaborer avec Tom Wolfe. L'inconvénient : il avait beaucoup moins de temps pour se charger de l'affaire sur laquelle l'avait aiguillé Kathleen Mallory : découvrir lequel de ses collègues était à la tête d'un trafic de drogue.

- On l'emmène au labo pour l'autopsie, on en saura sans doute plus ensuite.

- Faîtes moi parvenir votre rapport au plus vite, répondit Andy en tournant les talons.

Il était inutile de perdre du temps à interroger les badauds. Il était dans un de ces quartiers où l'on enlevait l'autoradio de sa voiture chaque soir et où l'on faisait rentrer les enfants avant que la nuit ne soit tombée. Dans ce type de quartier, dans tous les quartiers de cette ville en fait, personne n'avait jamais rien vu. Dans le fond, c'était peut-être mieux ainsi, considérant ce qu'il y avait à voir.

 

* * *

        Lisa regrettait presque d'être en congé aujourd'hui. Parce que quand elle travaillait, elle n'avait pas à penser et qu'en ce moment, elle n'avait pas vraiment envie de réfléchir. C'était sans doute lâche, mais elle avait envie de fuir et d'oublier ce qui se passait. Oublier que sa fille allait très mal, et qu'elle avait mentit à son fils. C'était ce à quoi Lisa songeait sur le chemin du centre hospitalier, et elle ne se reconnaissait pas dans ces pensées. Elle n'avait jamais été du genre à fuir ses responsabilités. Elle avait toujours assumé les conséquences de ses actes. Pourtant aujourd'hui...
Elle gara sa voiture et se rendit dans la chambre 101. Mieux valait ne plus penser à tout ça. Pour l'instant, elle allait prendre des nouvelles de Lucie, et aussi lui en donner. Dieu ce qu'elle lui manquait. C'était paradoxal mais lorsqu'elle était assise tout à coté d'elle, ses mains dans les siennes, Lisa ne s'était jamais sentie aussi loin de sa fille adoptive. Mais elle continuait à entretenir l'illusion qu'elles étaient assez proches l'une de l'autre pour que Lisa puisse lui parler. Alors elle parla. Elle lui raconta comment s'était déroulée sa semaine, lui confia ce qu'elle ressentait, lui expliqua les petits tracas du boulot et enfin, l'incroyable dîner qu'elle avait passé avec Jack Willis et Al Barnett  chez ce dernier. Lisa décrivit avec force détails comment Al l'avait maladroitement invité, comment il avait réussi à déverser sur le sol le contenu de son plat, tant ses mains tremblaient, comment George, le tout jeune neveu de Jack, avait mangé cette nourriture à même le sol, comment elle et Jack avaient ri. Puis elle lui parla de sa culpabilité d'avoir caché la vérité à David. Etait-ce simplement parce qu'ils s'agissaient de ses professeurs qu'elle ne lui avait rien dit ? Ou y avait-il une autre raison, une raison qu'elle ne parvenait pas encore tout à fait à déterminer ?
Même si elle ne bougeait pas et ne disait rien, Lucie l'écoutait. Lisa le savait.
La porte de la chambre s'ouvrit doucement. Lisa s'attendait à voir débarquer un autre médecin avec des nouvelles démoralisantes, et fut très agréablement surprise de voir arriver Diana.

- Tu n'as pas cours à cette heure-ci ? s'étonna t-elle.

- Mon professeur de maths est absent, ça me laisse deux heures de libre.

- Et Sébastien n'est pas venu avec toi ? demanda Lisa, sachant pertinemment qu'ils étaient dans la même classe.

- Je crois que les hôpitaux le dépriment. Mais ce n'est pas pour autant qu'il ne pense pas à...

- Je sais Diana, ne t'inquiète pas.

L'arrivée de la jeune fille l'avait comme coupée dans ses confidences. Du coup, elle demeura tristement silencieuse. En tant que meilleure amie de David depuis plusieurs années, Diana connaissait bien Lisa. Et elle ne l'avait jamais vu dans un tel état avant l'accident de Lucie. Cela l'attristait profondément.

- Je... j'ai amené quelque chose pour Lucie.

Elle sortit de son sac un petit lecteur de cassettes audio, dont elle brancha la fiche sur la seule prise de la chambre qui n'alimentait pas déjà un appareil médical. La jeune fille posa l'engin sur la tablette à côté de Lucie.

- Je me suis dit que si elle entendait, elle apprécierait peut-être d'avoir de la musique, au moins lorsque nous ne sommes pas là.

- C'est une excellente idée !

- J'ai pris quelque chose de calme, mais vivant quand même. Enfin je pense...

- Ce sera parfait. Je suis sûre que ça lui fait plaisir.

Diana trouvait étrange de parler à la troisième personne de quelqu'un qui était en leur présence. Cela renforçait l'impression que Lucie n'était pas vraiment là. Ce qui était faux, n'est-ce pas ? La jeune fille était avec eux, Jess le leur avait assuré. Lisa n'en était donc pas persuadée elle aussi ?

- Est-ce que ça va ? demanda t-elle. Tu ne sembles pas... toi-même ?

La mère de David se tourna de nouveau vers elle, semblant évaluer quelque chose. Si elle n'avait du citer qu'une seule des nombreuses qualités de la jeune fille, Lisa aurait sans doute dit la franchise. Diana n'y allait jamais par quatre chemins. Et pourtant, depuis l'"accident", elle semblait être particulièrement attentive à sa manière de dire quelque chose. Ce qui leur arrivait était en train de tous les changer, et Lisa ne savait pas si c'était un bien ou un mal. Comme venait de le comprendre Diana, ils n'étaient plus eux-mêmes.

- Non, tout va bien.

Décidément, elle avait du mal à dire la vérité ces temps-ci.

 

* * *

        Il était midi, et une odeur désagréable qu'aucune personne présente n'était capable d'identifier se répandait sournoisement dans les couloirs de Steinbeck. Attablé dans une salle annexe au réfectoire réservée aux professeurs, Al attendait que Jack vienne lui tenir compagnie et le débarrasse de Stanley White. Sans doute était-il le seul de ses collègues suffisamment bien élevé pour ne pas dire purement et simplement au professeur d'économie de ne pas l'approcher à moins de deux cents mètres.

- Et voilà que ce gosse me vante les mérites du système économique communiste et prétend que le capitalisme pourrit la société. Dix-huit ans, et idéaliste ! Je me demande ce que je vais en faire. Toujours est-il que...

Au secours, quelqu'un, pitié, pleura intérieurement Al, ne sachant pas comment faire taire White sans user de la violence. Jack, ramène-toi ici tout de suite ou...
Mais Jack restait sourd à ses prières et Stanley continuait son auto-éloge en mettant l'accent sur sa remarquable capacité à forger les jeunes esprits. Al songeait que s'il écoutait son collègue une minute supplémentaire, son esprit à lui aller s'annihiler ou devenir fou.
Seigneur, si Jack arrive dans les dix secondes, je me convertis au catholicisme et je brûle une centaine de cierges...
C'est alors que Jack Willis apparu, un plateau dans un bras et un petit garçon dans l'autre.
Coïncidence, conclue Al, qui n'avait ni l'envie ni le temps de devenir religieux. Mais merci quand même, seigneur.
Il était de notoriété publique que White n'aimait pas les jeunes enfants, et lorsqu'il vit Georges, cinq ans et environ mille fois plus d'objets cassés à son actif, il prétexta la préparation d'un cours pour s'éclipser.

- Pour un peu je t'embrasserai, fit Al.

- Ta gratitude me suffit, répondit précipitamment son ami. On devrait peut-être mettre au point une sorte de répulsif particulier pour Stanley White. Un truc à base de bon sens et d'ouverture d'esprit.

- Ne te donne pas cette peine, on a déjà Georges.

Il se tourna vers l'enfant.

- Je n'ai jamais été aussi content de te voir, sourit-il en lui tendant son dessert. Quant à toi, fit-il à l'intention de Jack, tu es en retard.

Il y avait deux choses qui mettaient Al vraiment en colère : les retards et Stanley White. Alors les deux à la fois... Jack était agréablement surpris que le petit homme n'ait pas encore implosé.

- J'ai du convaincre mon cher neveu que qualifier Mme Renée, la prof d'espagnol, de "vieille neurasthénique" n'était pas politiquement correct.

- D'où tient-il ce vocabulaire ?

- De mes élèves je suppose.

- On ne peut pas dire qu'il ait tort.

- Il faut voir... Alors, tu commences à te remettre ?

Il faisait allusion à la récente soirée en compagnie de Lisa Phillips.

- Ne m'en parle pas, fit le professeur de littérature en prenant un visage paniqué. Si ton satané gamin n'avait pas...

Il laissa sa phrase en suspension et reprit à Georges le dessert qu'il lui avait offert quelques instants plus tôt.

- Tu es un vrai gosse, commenta l'autre.

- C'est vrai. Et ça me plaît. D'ailleurs, la prochaine fois que je croiserai Renée, je m'adresserai à elle par le terme vieille neurasthénique.

Jack esquissa un sourire... Al plongea son visage dans ses mains.

- Je suis sûr que Lisa me prend pour un vrai gosse elle aussi...

- et je suis sûr qu'elle apprécie ça autant que moi.

Nullement intéressé par ce dialogue, Georges tentait une approche discrète pour récupérer son bien. Malheureusement, à l'instant où il posa la main sur le bol tant convoité, Al releva la tête. Il saisit à son tour son dessert. Une lutte acharnée commença entre le petit garçon et le professeur. Georges lâcha le premier, à la grande surprise de son adversaire qui, ne rencontrant plus de résistance, fit malencontreusement valser le bol dans les airs. Le contenu se répandit sur la table et sur ses vêtements. Georges lui, n'avait rien reçu.
Jack se retenait avec peine de rire.

- Dis-toi que ça aurait pu être pire, consola t-il son ami. Cette fois Lisa n'est pas là.

Al laissa lourdement retomber sa tête sur la table couverte de dessert. Et gémit.

 

* * *

        Pour David Phillips comme pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent des lycéens des états unis, la fin des cours était le meilleur moment de la journée. Il aimait le lycée, mais vu de l'extérieur plutôt. Il était persuadé que le bâtiment exerçait une influence néfaste sur les adolescents, les rendants tous amers et irritables. Sauf une peut-être.

- Super journée ! s'exclama Lauren. Je vous accompagne jusqu'à votre arrêt ?

- Diana n'est pas avec toi ? s'étonna le jeune noir.

- Prof absent, expliqua Lauren. Elle et Sébastien sont partis il y a une heure.

David poussa un long soupir très exagéré.

- Ca me tue ça, ils ont déjà eu deux heures de liberté ce matin, et ils finissent plus tôt cet après-midi.

- Tu es jaloux ? sourit Lauren. Tu n'as qu'à penser au moment où ils devront les récupérer, ces heures.

- Désolée de porter un coup à ton inflexible positivisme, mais ils n'auront sans doute jamais à les rattraper, nota Jess.

- Tu n'as pas à être désolée, je me moque qu'ils finissent plus tôt moi. Allez, à demain.

Elle partit d'un pas léger en direction de chez elle, laissant les deux râleurs à leur arrêt de bus.

- Décidément je l'adore, commenta Angel. Si seulement vous pouviez être aussi peu maussades... soupira t-elle à l'intention de Jess et de David.

- Merci, ça fait plaisir ! fit ce dernier.

- Je plaisantais, répondit-elle calmement.

Jess sourit intérieurement. Ce n'était qu'un début, mais Angel venait bien de faire de l'humour, ce qui était une première. Ces anges venus d'ailleurs étaient certes plus tolérants qu'eux, leur monde ne connaissait pas la guerre, leurs esprits ignoraient ce qu'était la haine, mais il leur manquait quelque chose tout de même : l'humour. A la base, quelque chose qui fait rire est toujours un tant soit peu malheureux. Dans un univers sans malheur, de quoi pourrait-on rire ? Jess était contente d'avoir trouvé un aspect positif à la Terre, aussi tordu soit son raisonnement. Et cela lui faisait plaisir qu'Angel rit. Tant qu'elle ne prenait des humains que leur sens de l'humour, tout irait bien.
Leur véhicule était arrivé, David, Jess et Angel allèrent s'installer debout dans le fond pour laisser les dernières places assises aux personnes qui monteraient derrière eux. Mais les deux hommes qui grimpèrent à l'arrêt suivant ne voulaient pas s'asseoir. Ils ne voulaient même pas prendre le bus. Ils ne devaient pas avoir plus de vingt-cinq ans chacun, et portait sur leurs foulards l'insigne reconnaissable d'un gang des rues.

- Cet homme, clama le plus grand des deux haut et fort en désignant le chauffeur, cet homme a récemment battu un de ses passagers. En prétextant que celui-ci l'avait agressé, il a envoyé un jeune garçon à l'hôpital avec trois côtes cassées. Si on ne l'avait pas arrêté, il aurait probablement tué ce garçon.

Comme il disait ces mots, il s'adressait à tous les passagers mais ne regardait que le chauffeur avec un regard étincelant de rage. Le conducteur semblait très apeuré.

- Mais, parce que ce garçon était noir, et que notre ami ci-présent n'avait pas de témoin, il s'en est sorti sans même que la police ait interrogé la victime. Est-ce juste, mesdames et messieurs ?

Personne ne lui répondit. Angel sentait une profonde rage émaner de l'homme. Elle devina ce qu'il s'apprêtait à faire.

- Non, ce qui serait juste, c'est qu'il reçoive le châtiment qui convienne à son crime.

Et sans autre forme de procès, il saisit le conducteur par le col pour le faire sortir de son compartiment. Ensuite, aidé de son complice, tous deux le frappèrent à coups de pieds dans la cage thoracique, juste une fois. On entendit le craquement caractéristique d'os brisés. Jess et Angel s'apprêtaient à intervenir mais c'était déjà terminé.
Le premier agresseur se pencha sur sa victime qui gisait sur le plancher. Il palpa avec dextérité et sans violence sa poitrine.

- Trois côtes cassées. A présent, justice a été faite.

Dans le fond, une personne avait saisi son portable pour appeler la police, et déjà une sirène se faisait entendre au loin.

- On s'en va Gregg, fit le second type en attrapant son ami par la manche de son blouson. On a terminé.

Ils sautèrent hors du véhicule et coururent, disparaissant dans les ruelles obscures et tortueuses de ce quartier mal famé de la ville. Déjà, tous les passagers s'étaient précipités à l'avant, à coté du chauffeur. La femme qui avait appelé la police demanda une ambulance qui ne tarda pas à arriver. Jugeant inutile d'avoir de nouveau affaire à la police, Jess et David quittèrent le bus par la porte arrière sans que personne ne s'en rende compte. Puis ils prirent le suivant, quelques centaines de mètres plus loin.

- Vive la justice, grogna Jess.

 

* * *

        Seul dans un lit qu'il trouvait trop grand, Alphonse Barnett tournait et se retournait, cherchant vainement le sommeil. Il ne dormait plus depuis ce désastreux dîner. Jack avait beau lui répéter que Lisa Phillips s'y était vraiment amusée, il ne cessait de revoir cette épouvantable scène où il lâchait le plat de sauce et où l'insupportable neveu de son meilleur ami nettoyait le carrelage de sa langue. Lui qui disait toujours ne pas apprécier sa cuisine ! Sale gosse. Il s'était humilié devant Lisa, même si elle n'avait pas du tout agi comme tel. Après tout, il n'aurait pas du être si gêné. Il s'était déjà humilié devant tellement de monde, ses élèves, ses camarades de classe étant plus jeunes, qu'une personne de plus ou de moins témoin de ses bouffonneries n'aurait pas du y changer grand chose. Seulement il ne s'agissait pas de n'importe quelle personne. Aussi dur qu'était pour lui de l'admettre, Al était... amoureux ? Non. Il n'avait pas été amoureux depuis très longtemps. En fait, la première personne dont il était tombé amoureux, et qui se trouvait aussi être la dernière, était inscrite sur la longue liste de gens devant lesquels Al avait subi une quelconque humiliation. Ce qui n'avait aidé en rien à la relation totalement imaginaire qu'il entretenait avec cette fille depuis plusieurs mois. Il n'aimait pas ressasser ce genre de souvenirs mais ne pouvait s'en empêcher. Il se tourna, pensant que s'il changeait sa tête de position, il arriverait à penser à autre chose. Raté. Alors, est-ce qu'il était amoureux ? Il pourrait le demander à Jack, mais celui-ci lui répondrait oui. Et cette réponse ne lui convenait pas. Non, définitivement non. Lisa Phillips n'était rien de plus qu'une amie, qu'il avait invité à dîner pour lui changer les idées. Juste une amie. Une amie charmante, au merveilleux sourire et avec des yeux qui...
Non ! Il n'était pas amoureux.
Il se retourna une fois de plus et se demanda s'il était le seul à ne pas encore dormir au milieu de la nuit...

 

* * *

      La nuit les enveloppait à la manière d'une couverture protectrice. Traverser la ville en cachette aux alentours de minuit donnait à Jess l'impression d'être une criminelle en cavale. Sauf qu'elle ne se rendait pas dans une planque insalubre du Bronx mais au New York Hospital. Angel suggéra de passer par les urgences pour se rendre au service de réanimation. Dans le chaos ambiant, elles passeraient inaperçues. Après quelques minutes de marches, elles étaient devant le centre hospitalier. Le hall des urgences était aussi chaotique à cette heure qu'il l'était à n'importe quel autre moment de la journée. Le traverser ne fut pas une mince affaire pour Angel, assaillie de toute part par les douleurs tant physiques que psychiques des personnes qui emplissaient la salle. Elles se hâtèrent jusqu'à l'ascenseur qui les conduisit au niveau moins un, les soins intensifs, puis avancèrent le long du couloir blanc jusqu'à la chambre 101, qui semblait être devenu la seconde demeure de Lucie. Un petit lecteur de cassette diffusait de la musique qui couvraient les bips sonores de l'ECG, la vive couleur des fleurs de Lisa trouaient la pâleur ambiante. Ces petits détails atténuaient l'impression d'être dans une chambre d'hôpital. Sans le tuyau fixé sur son visage, Lucie aurait pu donner l'impression qu'elle dormait paisiblement. Jessie s'installa sur la chaise à coté du lit et à son habitude, prit la main de sa soeur dans la sienne.

- Salut, commença t-elle à voix basse. Je sais qu'il est un peu tard mais... enfin pour toi ça n'a peut-être pas d'importance.

Elle s'arrêta quelques instants puis reprit :

- Angel et moi allons essayer de te voir, mais je ne peux rien te promettre.

Ne trouvant rien d'autre à dire, elle prit une profonde inspiration et se concentra. Les yeux clos, personne ne pouvait voir que ses iris changeaient de couleur, signe de la fusion entre elle-même et Angel. C'était cette dernière qui allait descendre dans les niveaux de l'inconscience. Jess serait son lien avec la surface, sa "corde de rappel" en quelque sorte. Pour que la jeune Daeren soit assurée de revenir.
Lentement, très lentement, Angel s'enfonça dans le sommeil paradoxal, la première étape. Puis comme si elle effectuait sur son propre esprit une sorte d'auto-hypnose, elle parvint à passer au niveau suivant, tout cela sans couper le lien qui l'unissait à Jessie, toujours parfaitement éveillée.
Au bout d'un laps de temps qu'elle était incapable de déterminer, Angel se retrouva dans un lieu obscur et vide. Ce n'était pas la première fois qu'elle "venait" ici. Cela s'était déjà produit alors qu'elle était connectée à l'esprit d'un jeune toxicomane. Mais cette fois elle y était de son plein gré. Elle sentait la présence réconfortante de Jess tout autour d'elle, et de ce fait, elle n'avait pas peur. Mais que faire à présent ? Il n'y avait nulle part où aller, alors elle attendit. Quelques instants plus tard, elle ressentit l'apparition d'une autre âme. Tout se passa exactement de la même manière que les choses s'étaient déroulées la fois précédente. Une silhouette humaine se matérialisa, de façon trop peu précise pour être reconnaissable, mais Angel savait que c'était Lucie. Le fait que son image semble si irréelle montrait que toutes les deux ne se situaient pas au même niveau.

- Salut Angel, fit la jeune femme.

Apparemment, elle n'avait aucun mal à la reconnaître, elle.

- Lucie. Est-ce que ça va ?

- Je suis contente de te voir, répondit-elle simplement. Je sais que tu prends un risque en... venant me voir.

- Il en vaut la peine.

Lucie sourit, du moins Angel le croyait, tant elle avait du mal à voir une image nette.

- Je sais aussi que tu ne peux pas rester très longtemps sans que ça devienne réellement dangereux.

- C'est vrai. Mais je devais le faire. Ne serait-ce que pour Jessie. Tu lui manques.

- Comment va t-elle ?

Angel réfléchit quelques secondes à ce qu'elle devait dire.

- Elle tient le coup. Et toi ?

- Je m'accroche aussi. Mais j'ai l'impression que je ne vais pas m'en sortir Angel. Chaque fois que je crois "remonter", c'est pour mieux redescendre après.

Ce n'était peut-être pas le meilleur moment pour lui en parler, mais ce serait peut-être le seul, songea Angel. Alors elle devait poser sa question à Lucie. Parce que c'était à elle de faire le choix. Ce n'était pas plus facile à dire pour autant.

- Lucie, il n'y a pas très longtemps, les médecins nous ont demandés si nous voulions...

- Me débrancher ? termina t-elle. Je sais. J'ai pu entendre. Mais je ne saurai pas te dire si c'était hier ou le mois dernier. D'ailleurs depuis combien de temps suis-je dans cet état ?

- Un peu plus de deux semaines.

- Ca aurait pu être pire.

De la part de n'importe qui d'autre, cette réaction aurait surpris l'ange. Mais Lucie était Lucie et rien n'aurait pu faire plus plaisir à Angel de voir qu'elle ne changeait pas. Même si ça ne réglait pas le problème.

- J'y ai réfléchi, tu sais. J'ai pris la décision de lutter encore un peu. Mais si jamais il s'écoule trop de temps... je ne veux pas passer le restant de mes jours comme ça. Je sais que Jess s'y opposera alors je compte sur toi pour lui en parler.

C'était une grande responsabilité, et aussi une marque de confiance. Si Angel n'avait pas été amnésique, son amitié avec Lucie daterait de plusieurs mois. Faute de quoi il lui semblait ne l'avoir rencontrée que depuis peu, mais elle n'avait pas eu besoin de plus de temps pour apprendre à la connaître et à l'apprécier.

- C'est d'accord.

L'image de la jeune femme se fit un peu moins floue, Angel réalisa qu'elle était en train de sombrer. Si elle ne remontait pas très vite, elle allait finir à son tour dans le coma.

- Il faut que tu partes, et vite, la pressa Lucie, qui avait comprit ce qui arrivait.

- Je reviendrai, assura Angel, tout en se concentrant sur Jessie, son seul contact avec la surface. Et je te sortirai de là.

- Je sais. [Elle marqua une pause] Angel ? Merci d'avoir dissuadé Jess de faire ça, de venir ici. Promets-moi que tu vas veiller sur elle.

- C'est promis, fit la jeune fille.

Elle n'eut pas le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle se sentit revenir à elle. Lucie avait disparut. D'une certaine manière tout du moins, car lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle se tenait devant elle, allongée dans son lit d'hôpital. Elle soupira, non de soulagement mais bien de tristesse.

- Ca va ? lui demanda Jess à haute voix.

- Je crois. C'est une expérience assez spéciale.

- J'ai cru que tu t'enfonçais, alors je t'ai ramené.

- Tu as bien fait...

- Alors ? Tu l'as vue ?

- Je l'ai vue. Elle tient le coup Jess, et elle veut que tu fasses la même chose.

- C'est tout ? s'étonna la jeune fille. Tu n'as rien pu lui dire d'autre ?

- Elle m'a transmis sa décision au sujet de... tu sais, de la maintenir ou non en vie.

Jamais Jessie Wells n'avait attendu avec autant d'appréhension la réponse à une question. Elle se demandait même si elle voulait savoir.

- Et ?

Angel hésitait sur la réponse à donner. Jess n'était pas encore prête à accepter le choix de Lucie, et le moment n'était pas venu de toute façon.

- Pour l'instant elle reste avec nous, dit-elle, ce qui après tout était la vérité.

Son hôte et amie était tellement soulagée sur le moment qu'elle ne pensa pas à lui demander ce que signifiait ce "pour l'instant". Un bruit de pas en provenance du couloir les alerta. Il était temps de partir. Après un dernier au revoir à Lucie, elles quittèrent la chambre en catimini, évitèrent soigneusement le hall des urgences et parvinrent à se glisser hors de l'hôpital sans avoir été repérées.
Dans la chambre, l'électro-cardiogramme indiquait clairement une accélération du rythme cardiaque de Lucie Anderson. Cela ne dura que quelques secondes, puis les pointes de la ligne verte s'espacèrent de nouveau, sans que personne eut remarqué le changement.

 

* * *

    Andy était agréablement surpris par la rapidité dont avait fait preuve son collègue de la police scientifique. Il l'attendait devant son bureau en ce froid matin, dossier en main. L'inspecteur l'invita à entrer quelques instants mais il ne souhaitait pas s'attarder ne serait-ce qu'une seconde.

- Nous l'avons identifié, prit-il tout de même le temps de prévenir Riker. Duncan Miles, vingt-trois ans, il habitait dans le quartier avec un de ses copains, Frank Call. C'est lui qui a procédé à l'identification du corps. Voici le rapport complet du légiste.

Il tendit à Andy un ensemble de feuillets avant de repartir, sans même lui laisser le temps de le remercier. L'inspecteur parcouru rapidement le rapport des yeux. Rien de très nouveau en soi : la victime avait succombé à de multiples coups de couteaux portés à l'abdomen. Pas d'empreintes sur le corps, peut-être à cause de la pluie. C'était agaçant, ce temps perdu. Il souhaitait résoudre cette affaire au plus vite, pour passer aux choses sérieuses. Si Holly avait été là, tout aurait été tellement plus facile... Non, il ne devait pas se laisser entraîner sur cette voie et entamer une nouvelle déprime journalière. Il devait se remuer, finir enfin son deuil et tourner la page. Pas oublier son amie pour autant, mais accepter sa mort et ce que cela impliquait, se remettre sérieusement au travail. Peut-être même que se plonger dans le boulot était la meilleure méthode pour se vider la tête sans avoir recours pour cela à la boisson.
Quelles conclusions pouvait-il tirer de ce rapport ? Pas grand chose à vrai dire, le type n'avait même pas été lesté de son portefeuille. Ce devait être un règlement de compte, peut-être une de ces batailles de gangs qui sévissaient de plus en plus ces derniers temps. Quelques renseignements glanés auprès de l'entourage de Miles suffiraient à confirmer ou non cette théorie. Il irait interroger Call dès que possible, en attendant, il pouvait toujours faire les recherches habituelles. Allumant son ordinateur, Andy entra le nom de Duncan Miles dans sa base de données, qui ne mit quelques instants à lui apprendre que le jeune homme avait un casier. Rien de particulier, du moins au début : vandalisme et détérioration de matériel. Mais quelque chose intrigua cependant le policier : Miles avait été arrêté, puis relâché pour vice de forme, dans une affaire de meurtre. Le meurtre d'une jeune fille, retrouvée poignardée à l'abdomen dans une benne...
Andy pouvait croire à la présence d'une extraterrestre dans la tête d'une adolescente, mais difficilement aux coïncidences.

- Salut Andy ! fit une voix joyeuse, celle de Mike Rivers, l'un de ses collègues. Est-ce que par hasard tu aurais des cigarettes ?

- Je ne fume pas, lui rappela Andy.

- Ah oui c'est vrai. Je viens d'être mis sur un drôle de truc. Un type retrouvé mort noyé dans une flaque d'eau !

- Noyé dans une flaque ?

- Homicide, on lui a maintenu la tête dans la flotte. Il y a quand même des moyens plus simples de tuer quelqu'un non ?

- Je n'ai jamais eu à me poser la question en fait, répondit Riker.

Il eut une soudaine intuition, une sorte d'éclair de lucidité.

- Vous l'avez identifié ce type ?

- Nick Shanks, un jeunot. Pourquoi ?

- Pour rien. Excuse moi mais, il faut que je bosse et...

- Je te laisse, fit Mike. Bonne journée.

Une fois seul, Andy entra le nom de Nicholas Shanks dans les fichiers de la police et lança une recherche. Juste pour vérifier si, par le plus grand des hasard, Shanks n'aurait noyé personne de son vivant.

 

* * *

        Le bonheur était une succession de petites satisfactions. Le fait que Diana et Sebastien débutent les cours aussi tôt que lui en était une pour David. Mais il ne s'extasia pas sur leurs horaires respectifs. Alors que l'après-midi était bien entamé et que l'heure de la pause était venue, il raconta à ses amis l'étrange scène à laquelle lui et Jess avaient assisté la veille dans le bus. Jess, fatiguée après son excursion nocturne, somnolait à moitié alors que tous les autres étaient suspendus aux lèvres de David. Il avait toujours su raconter les histoires.

- C'est la première fois que l'on voit les membres d'un gang agir comme ça, nota Sebastien. D'ordinaire ils se tapent dessus entre eux sans raison valable.

- Ah, fit Angel, parce qu'il existe des raisons valables pour frapper quelqu'un ?

- Hé bien, je ne dirai pas que ces gars en avaient une mais... si en fait. Après tout, ce chauffeur avait tabassé quelqu'un.

- Tu en as la preuve ?

- Qui irait inventer un truc pareil ?

- De toute façon, le frapper à son tour ne réglera pas le problème.

- Non, mais il a eu ce qu'il méritait.

Lauren et Diana le regardait comme s'il était devenu fou, David ne semblait pas s'offusquer de ses propos, tandis que les regards mêlés de Jess et d'Angel semblaient plus peinés qu'autre chose.

- Enfin, regarde autour de toi ! Combien de types sont relâchés chaque jour parce que le cadavre retrouvé dans leur sous-sol l'a été au cours d'une perquisition sans mandat ? Notre justice ne vaut rien, à se demander si elle existe. Ces gens ont peut-être trouvé la bonne méthode finalement.

- Je ne suis pas d'accord, avança Diana. Ce n'est pas parce que quelqu'un fait une connerie que ça donne le droit aux autres de faire pareil.

- Mais dans le fond, je trouve que tu n'as pas tout à fait tort, fit David.

- Je ne comprends pas, intervint Angel. Comment pouvez vous prétendre que la violence soit une forme de justice en soi ?

- Ce n'est pas la violence en elle-même. Mais si les criminels subissent exactement ce qu'ils ont fait à leurs victimes, on peut dire que c'est mérité.

- Oeil pour oeil dent pour dent c'est ça ?

- C'est exactement ça, approuva Sebastien.

- Hé bien ce n'est ni plus ni moins que de la vengeance, affirma Jess. Ca n'a jamais servi qu'à gâcher d'autres vies. Je n'adhérerai jamais à ce système.

- Chacun ses choix, conclut le jeune asiatique.

La désagréable sonnerie mit fin à cette non moins désagréable discussion, et ils regagnèrent leurs salles respectives pour la dernière heure de la journée.

 

* * *

        Andy regretta de n'avoir eu personne avec qui parier. Comme il l'avait deviné, la seconde victime, Shanks, avait été suspectée dans un homicide par noyade. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de dingues ? C'est le deuxième cas sur une semaine ! Comment devait-il interpréter ces actes ? Il y avait plusieurs explications possibles, mais il n'était pas spécialement expert en psychologie criminelle ni même en psychologie tout court... Il aurait pu demander l'aide de la division Science du Comportement, mais après son désastreux partenariat avec Wolfe, il n'avait aucune envie de retravailler avec quelqu'un. A moins que ce quelqu'un n'est pas cette propriété on ne peut plus agaçante d'appartenir à la police. Il songea qu'il y avait quelqu'un dont il appréciait la compagnie et qui pourrait lui être d'une aide réellement précieuse. Mais il ne pouvait pas se permettre de demander conseil à Jessie - ou Angel- chaque fois qu'il en avait envie. Pourtant, il savait qu'elle ne se formaliserait pas, après tout, c'était son "travail" d'aider les gens. Il ne se résignait pas à l'appeler pour autant. Il ne voulait pas la déranger.
Tu parles ! Il se cherchait des excuses ! S'il se montrait distant, c'était parce qu'Angel avait été très proche d'Holly, et par conséquent de lui-même, sans qu'il le sache. Elle est amnésique, lui rappela son esprit. Tu as besoin de son aide. Sois simple, passe lui un coup de fil. Il regarda sa pendule murale. A cette heure-ci, elle devait avoir quitté le lycée et être de retour chez elle. Il composa donc le numéro, espérant que ce serait elle et non l'un de ses parents qui décrocherait. Sinon, il improviserait.

- Allo ?

- C'était la voix de Jessie, et il fut soulagé. Il n'avait jamais eu de don particulier pour l'improvisation.

- C'est Andy, fit-il. J'aurais besoin de ton avis sur quelque chose, ajouta t-il, préférant aller droit au but.

- Bien sûr, c'est à quel propos.

- J'ai deux meurtres sur les bras. Les victimes sont deux personnes qui ont été accusées d'homicide, puis relâchée. Et elles ont été retrouvées tuées de la même façon que leur victime probable.

Il y eut un silence quelques secondes, puis il continua.

- Je ne parviens pas à déterminer si l'assassin s'identifie à ses victimes, ou s'il les punit pour leurs crimes.

- La deuxième, fit la jeune fille sans hésitation.

Andy fut surpris par une réponse aussi directe.

- J'aurais pensé qu'il te fallait des infos supplémentaires ou quelques images pour parvenir à une conclusion.

- Bien sûr, je ne peux pas deviner ce qu'une personne que je n'ai jamais vu a dans la tête. Mais j'ai assisté hier soir au passage à tabac d'un chauffeur de bus. Les types qui lui ont fait ça nous ont expliqués qu'ils ne faisaient que rendre justice, parce que le conducteur avait blessé un jeune garçon.

- Les types ? Ils étaient plusieurs ?

- Je pense qu'il s'agissait des membres d'un gang.

- C'est assez inhabituel. Ces gars jouent les zorros alors, conclut Andy. Ils vengent les victimes en faisant subir le même sort aux assassins.

- Zorro ne tuait pas, fit remarquer Jess. Mais je pense que vous avez raison, les membres de ce groupe s'identifient à des sortes de vengeurs, de justiciers même.

- D'accord. Et bien... merci

- Il n'y a pas de quoi. Si j'en apprends plus, je vous recontacte. Mais sachant qu'il s'agit d'un gang, je pense que vous les localiserez facilement...

- Pas de bêtises hein ?

- Ne vous inquiétez pas.

Ils raccrochèrent chacun de leur coté. Andy trouvait étrange, anormal même, de se faire aider de gosses dans une affaire policière, mais tant que leur implication se limitaient à des coups de fil, ça irait. Il n'aurait voulu pour rien au monde mêler Jessie ou l'un de ses amis dans une histoire aussi dangereuse. Mais ils étaient bien capables de s'y mêler tout seuls.

 

* * *

        Lauren avait rarement connu son demi-frère aussi silencieux. Ils marchaient tous deux en direction de leur domicile, sans dire mot. Sebastien semblait plongé dans ses pensées, et Lauren ne savait pas quoi lui dire. A mi-chemin, ils furent alors abordés par un garçon de leur âge. Seb le reconnu presque immédiatement : il s'appelait Matthieu et était dans le même cours de maths que lui au lycée.

- Salut, fit-il. Je peux te parler une seconde... en privé ? C'est important.

Le jeune homme n'avait aucune idée de ce dont Matthieu voulait lui parler, mais il n'était pas pressé. Il suggéra à Lauren de rentrer son lui, et la prévint qu'il la rattraperait dans quelques minutes. Une fois qu'ils furent seuls, son interlocuteur commença.

- En fait je t'ai entendu dans la cour du lycée ce matin.

- A propos de quoi ?

- De la Justice, dit-il de telle façon que Seb entendit la majuscule. Tu as une vision claire et nette des choses.

- Et alors ?

Le jeune garçon prit un regard très sérieux.

- Je sais que toute ta petite bande a subi une... perte récemment. Et aussi que le responsable n'a pas été puni.

Sebastien voyait très bien à quoi Matthieu faisait allusion. Mais en quoi cela le regardait ? Et surtout...

- Comment tu sais ça ?

- Moi et mes... amis, surveillons de près les affaires judiciaires, c'est tout. Nous nous intéressons de près à celles qui n'ont pas été réglées correctement.

- O.K. Quel rapport avec moi ?

- Le chef de mon groupe aimerait te rencontrer. Pour être direct, il apprécierait que tu nous rejoignes...

- C'est vous, ce gang qui "réparent les torts".

- C'est nous, confirma Matthieu, ne jugeant pas utile de mentir à son futur collègue. Et nous sommes en ce moment sur un projet qui j'en suis certain, t'intéressera.

- Pourquoi m'intéresserait-il ?

- Parce que tu es personnellement concerné.

Il se tut quelques secondes, pour que Sebastien assimile cette information et fasse les déductions qui en découlaient.

- Si effectivement tu es intéressé, viens ce soir devant le lycée. Vers minuit.

Il tourna les talons et se fondit dans la masse grouillante des élèves. Seb soupira. Bon, ce gars avait une tendance appuyée à se prendre pour un pseudo James Bond, mais si ce qu'il lui proposait était bien ce qu'il croyait, ça valait le coup de l'écouter. Sa décision était prise.

La nuit tombée, le jeune asiatique rejoignit Matthieu. Et bien d'autres personnes. Ce que ces gens devaient lui apprendre ce soir là allait changer quelque chose en lui, de façon irréversible peut-être.

 

* * *

        Le lendemain matin, devant les grilles du lycée, David, Jess et Diana attendaient les Adams. Il furent plus qu'étonnés de voir Lauren arriver seule, et sans son air joyeux coutumier. Elle arborait une vraie tête d'enterrement.

- Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta Diana. Où est Sébastien ?

- Il est sorti en plein milieu de la nuit. Il est revenu deux heures plus tard, mais n'a pas voulu me dire où il était allé. Et ce matin, il a de nouveau disparu.

- Tu sais où il peut être ?

Lauren s'éclaircit la gorge.

- Hier, il avait discuté avec un garçon du lycée, Matthieu quelque chose. Du genre toujours impliqué dans les trucs louches. Je crois que Sebastien l'a rejoint. Qu'il a rejoint ce fameux gang de... vengeurs.

- Merde... lâcha David.

- J'ai essayé de lui parler, reprit Lauren. Mais il n'y a rien faire, il faudrait être psy pour savoir comment aborder le sujet.

- Psy ? répéta Jess en fouillant dans son sac, d'où elle sortit la carte de Lewis, qu'elle tendit à son amie.

- Je ne voudrais pas être indiscrète, fit celle-ci, mais... tu vois un psy ?

- Non, je l'ai juste rencontré par hasard dans le bus...

- Et il t'a donné sa carte, poursuivit Diana.

- C'est très flatteur pour toi, commenta David.

- Oh, ça va. Pour l'instant la seule chose qui importe c'est de parler à Sebastien. Il faut que je vois Lewis.

- A son cabinet ? Nous n'avons pas le temps de prendre un rendez-vous, remarqua le jeune homme.

Jess se rappela ce que lui avait dit Daniel Lewis. Entre autre que sa voiture était en réparation jusqu'à la fin de la semaine prochaine. Sans doute rentrerait-il de nouveau en bus ce soir. Il suffisait d'attendre un peu plus tard à l'arrêt, et de lui demander son aide. Ce serait sans doute inutile, mais ça ne coûtait rien d'essayer.

- Dès que les cours sont terminés, on part le chercher. Diana, David, vous passez voir Ed, vous lui demandez s'il a une idée du coin où se planque ce gang. Lauren et moi, on fera un crochet par le bus pour essayer de parler trente secondes à Daniel Lewis, puis on vous rejoindra.

- Je sens que ça va être une partie de plaisir.

 

* * *

        Kathy avait toujours détesté les hôpitaux. Helen ne savait pas si c'était du à cette odeur de médicaments ou à la proximité de tant de gens, mais elle savait parfaitement que sa soeur détestait les hôpitaux. Alors si elle se tenait devant elle, retenant avec peine une expression de dégoût, c'est qu'elle avait vraiment une raison importante d'être là. Le docteur Lewis venait de partir, et Helen s'apprêtait à en faire autant lorsque Kathleen était entrée.

- Qu'est-ce que tu veux ?

- Bonjour, commença par répondre Kathy.

Helen avait l'impression que les rôles s'étaient inversés. D'habitude, c'était plutôt son aînée qui se montrait brutalement directe, et elle qui lui rappelait les règles élémentaires de savoir-vivre.

- Bonjour, répondit-elle sur un ton d'excuse.

Kathleen hocha la tête. Elle resta impassible, dissimulant avec professionnalisme la contrariété qu'elle éprouvait à croiser sa soeur ici. Le souvenir de leurs deux dernières "conversations" était encore vivace : alors qu'elle avait fait des efforts pour se rapprocher d'Helen, celle-ci l'avait laissée seule alors qu'elles prenaient un café ensemble, puis s'était débarrassée d'elle au téléphone. Kathy avait eu l'impression d'être... abandonnée. Abandonnée par une soeur à laquelle elle ne parlait quasiment plus... Rien n'avait donc changé, où était le problème ? Le problème, c'est qu'avant, elle l'avait choisi. C'était elle qui délaissait Helen. Maintenant, les rôles semblaient avoir été inversés, et elle découvrait la douleur qu'elle avait pu infliger à sa soeur. Peut-être devait-elle s'excuser...

- En fait ce n'est pas toi que je suis venue voir, lâcha t-elle. Je cherche le docteur Daniel Lewis.

- Oh. Il vient de partir.

Kathleen leva un sourcil étonné.

- Tu le connais ?

- Il travaille avec moi. Tu le cherches pour quelle raison ?

- Le cabinet m'a mise sur une nouvelle affaire, et nous avons juste besoin de sa déposition. Rien d'important.

- Il sera là demain. Tu peux repasser si tu veux.

Mais Mallory sentait bien que sa soeur ne tenait pas à la revoir. Pas encore.

- Non, je me débrouillerai. Merci.

Et elle tourna les talons comme elle savait si bien le faire, désireuse de ne pas s'attarder en présence d'Helen. De toute façon, elle n'aimait les hôpitaux.

- Kathleen ?

Elle darda son regard sur sa cadette. Tout au fond d'elle-même, elle se sentit blessée de ne plus être appelée Kathy.

- Oui ?

Il y eut quelques secondes de silence avant qu'Helen ne se rétracte.

- Non, rien. Je... je t'appellerai. Peut-être.

- Oui, peut-être, se contenta de répéter Mallory avant de quitter l'hôpital.

Elle n'aimait pas les hôpitaux.

* * *

        Daniel Lewis quitta l'hôpital d'un pas rapide pour ne pas manquer son bus. Décidément, être privé de voiture le contrariait. Enfin, en contrepartie de l'agacement que lui procurait les transports en commun, il avait en ce moment la chance de travailler avec une personne des plus aimables. Helen Mallory était une collègue infiniment plus agréable que son confrère maussade du nom de Roy et qui voulait absolument qu'ils s'associent pour ouvrir un plus grand cabinet.
Il était content, flatté même, à dire vrai, que la jeune femme ait pensé à lui pour l'aider. C'est vrai qu'il était l'un des rares de sa profession à travailler pour les hôpitaux... Elle avait fait appel à lui pour qu'il détermine si Michaël Nyman, un jeune héroïnomane, était apte à réintégrer sa famille sans replonger dans la drogue. Après leur première entrevue, Daniel aurait répondu oui sans trop hésiter. Par acquis de conscience, il avait continué de voir Michaël. Il était devenu plus proche de ce garçon, assez proche en fait pour qu'il lui révèle un "secret" des plus étranges.
Michaël Nyman lui avait raconté que, lors de son sevrage, il avait plus ou moins ressenti une présence dans sa tête, une présence qui avait partagé sa douleur et l'avait aidé à tenir le coup. Au début, le docteur Lewis avait songé à une hallucination causée par le manque. Mais même encore maintenant, alors que les examens médicaux montrait qu'il ne présentait aucune séquelle causée par l'héroïne, il ne démordait pas de son histoire. Et puis un détail restait troublant : il avait été amené à l'hôpital par un sans-abri accompagné d'une bande de gamins, qui ne le connaissaient ni d'Eve ni d'Adam. Comment l'avaient-ils trouvé ? Comment avaient-ils su où il était, et dans quel état ?
L'arrivée du véhicule le tira de sa réflexion. Il alla s'asseoir dans le fond, le plus près possible de la porte et prit son mal en patience. Jusqu'à ce qu'un visage familier ne pénètre à son tour dans le car. C'était la jeune fille qu'il avait rencontrée quelques jours plus tôt, dont il ignorait d'ailleurs le nom. Il lui adressa un petit salut de la main, et elle vint le rejoindre, accompagnée d'une jeune fille.

- Bonsoir docteur Lewis.

- Bonsoir...

- Jessie. Et voici Lauren.

- Bonjour.

- Qu'est-ce que je peux faire pour vous Jessie ?

- Qu'est-ce qui vous fait dire que je veux votre aide ? s'enquit la jeune fille.

- Votre regard.

Elle devait se demander à quoi il jouait ainsi. Il avait l'esprit de compétition, et après le décryptage qu'elle avait orchestré à leur première rencontre, il avait juste un peu envie de lui rendre la pareille.

- Vous avez raison, admit-elle, j'aurai besoin d'un conseil. D'ordre psychologique.

- Je vous écoute.

- D'accord. Hum... je vais faire bref. Comment convaincriez vous une personne qui prône une idéologie qui sur le fond, semble très noble mais qui va contre l'éthique sur la forme, qu'il se trompe ?

Sur le moment, Daniel faillit croire à une plaisanterie, ou à un test. Mais elle semblait très sérieuse, et même si le débit rapide auquel elle avait prononcé cette phrase l'avait presque rendue drôle, son ton était grave.

- Ca dépend. Vous ne pouvez pas être plus précise ?

Elle échangea un regard avec son ami.

- Heu... non. Je ne crois pas.

- Eh bien, intervient son amie, prenant la parole pour la première fois, disons que cette personne confond les notions de justice et de vengeance. Comment lui faire comprendre que ce n'est pas la même chose ?

- Vous avez essayé de lui parler ?

- Bien sûr ! Mais il a récemment été très touché par l'agression d'une amie proche. En fait, je pense qu'il a été beaucoup plus marqué par tout ça qu'il ne nous l'a montré.

- Sans le connaître, j'aurais du mal à vous aider, je suis désolé.

- Merci quand même, fit Jessie. [Elle regarda sa montre et fit stopper le bus.] De toute façon nous n'avons vraiment plus le temps. Au revoir...

Il la regarda descendre avec une vitesse surprenante, toujours suivie par la dénommée Lauren. Que pouvait vivre cette gosse au quotidien pour être... comme elle était ?

 

* * *

        Si Kathleen Mallory, avocate au code déontologique parfois très ambigu, avait une qualité, c'était d'arriver toujours à l'heure. Andrew appréciait la ponctualité, surtout quand son emploi du temps était surchargé. A six heures précises, heure prévue pour leur rendez-vous, Kathy entra dans son bureau sans frapper.

- Bonsoir, fit-elle aimablement en refermant la porte derrière elle.

- Bonsoir, répondit-il en désignant un siège. Je suis désolé mais on m'a collé une nouvelle affaire sur les bras, et je ne peux pas m'occuper de la votre pour l'instant.

Elle parut déçue mais compréhensive.

- C'est pareil pour moi. J'espère qu'au moins vous n'avez plus ce petit parasite sur le dos.

- Pardon ?

- Tom Wolfe, c'est bien le nom de votre précédent partenaire non ?

- Si, soupira Andy, et sa réponse semblait plutôt vouloir dire "hélas". Non, je ne travaille plus avec lui.

- Donc ça pourrait être pire, conclut Kathy. Quant à moi, j'ai d'autres moyens de faire mes recherches, ne vous inquiétez pas. Par contre, j'aimerai vous poser deux trois questions.

- Bien sûr.

- Le nom de Jessie Wells vous dit-il quelque chose ?

Aïe. Il ne s'était pas du tout attendu à ça. Il s'aventurait maintenant en terrain glissant, il fallait se montrer prudent.

- Oui, c'était le témoin clef de votre dernière affaire.

- Et ?

- Et je n'en sais pas plus.

Menteur ! dirent les yeux de l'avocate. Mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle n'insista pas, hocha la tête et s'apprêta à prendre congé de l'inspecteur.

- Attendez ! l'interpella ce dernier.

Il venait de faire le lien avec Tom Wolfe. Le connaissant assez bien pour savoir qu'il s'agissait d'un "petit parasite", Kathleen l'avait forcément rencontré. C'était lui qui devait lui avoir parlé de Jessie.

- Quoi ?

- Elle m'a aussi assisté récemment dans l'interrogatoire de Devon Granger.

Puisque de toute évidence elle était au courant, autant jouer cartes sur table.

- Mais pourquoi vous vous intéressez à cette personne ?

- J'aimerai savoir en quoi elle est mêlée à cette histoire de drogue, alors qu'elle était déjà impliquée dans une affaire de meurtre. Ca ne vous parait pas étrange à vous ?

- Ecoutez, je la connais bien. Et c'est une de mes amies.

- Compris.

Il préféra néanmoins changer de sujet, et se rappela quelque chose.

- J'ai reçu il n'y a pas longtemps la visite d'Helen Mallory. Toujours à propos de cette même histoire de drogue. Vous êtes parentes ?

- Nous sommes soeurs, mais je ne peux pas dire que nous nous comportons comme tel.

De la tristesse passa brièvement sur son visage. Riker en fut surpris. Il n'était pas vraiment habitué à voir de l'émotion dans ces yeux-là. Mais ça les faisait paraître humains. Il les trouva très beau, soudainement.

- Vous avez des frères et soeurs ? lui demanda t-elle.

La question lui fit mal, mais elle ne pouvait pas savoir.

- J'en avais, fit il.

Elle ne lui posa pas d'autres questions à ce propos. Dieu merci.

 

*

Elle regagna sa voiture d'un pas lent, milles pensées contradictoires se bousculant dans sa tête, sans que le masque impassible de son visage ne trahisse ses tourments. Au moment où elle ouvrait sa portière, on l'interpella.

- Hé, Mallory !

Elle savait bien à qui appartenait cette voix désagréable mais pas agressive. Elle se retourna pour faire face à Mary Lamb, vingt et un ans, sa jeune et talentueuse informatrice. Kathy ne faisait pas partie de la police, mais elle était souvent mieux informée qu'eux. Malgré une tendance à se prendre pour Huggy les bons tuyaux, Mary était très efficace.

- Si tu as ce que je t'ai demandé, parle. Sinon, tu peux partir.

- Je ne viendrais jamais vous voir sans quelque chose à vous donner, répondit-elle le plus sérieusement du monde. L'info est confirmée. Miguel Vasquez est revenu à New-York. Pour liquider les deux témoins de son procès. C'est grâce au gang qu'on l'a retrouvé.

- Et vous comptez le descendre ?

- Gregg a engagé un nouveau cette semaine. Il se trouve que c'est un ami de ces deux témoins. C'est lui que Gregg a chargé de flinguer Vasquez.

- Pour qu'il rejoigne définitivement votre gang de vengeurs cinglés ? Où est Vasquez ?

- Je ne sais pas où il se planque. Il n'y a que Gregg qui le sache, et il ne dit rien à ce sujet. Seul Sebastien - c'est le nouveau- saura où le trouver. Mais j'ai pu malencontreusement surprendre des conversations, et obtenir quelques bribes d'infos. Je sais qu'il loge dans un bâtiment désaffecté.

- Il y en a des centaines dans cette ville.

- Je sais. C'est pour ça que je ne peux pas vous dire où il se trouve. En revanche, je connais quelqu'un qui pourra.

- J'écoute.

- Il s'appelle Ed. Il vit dans la rue et joue de l'harmonica sur les places publiques. Aujourd'hui il traîne près de Park Avenue.

- Et il sait où se terre Vasquez ?

Mary Lamb secoua la tête de dénégation.

- Nan, il ne connaît même pas ce type. Mais il doit savoir si un entrepôt ou un truc dans le genre a été récemment "réquisitionné" par quelqu'un. Avec quelques infos supplémentaires, et par élimination, il vous dira dans quel quartier est Vasquez. Cet homme n'est pas un new-yorkais, c'est New-York, vous comprenez ?

- Je ne savais pas que tu faisais dans la littérature, remarqua Kathleen en lui tendant la somme promise.  Pourquoi tu ne parles jamais de tout ça à la police ?

- Ils paient moins bien que vous, fit-elle en empochant ses cent dollars.

- Tu fais partie du gang. Tu es complice de leurs actes. Je pourrais te faire coffrer.

- Ca ne serait pas dans vos intérêts, répondit simplement la jeune femme.

Elle avait raison, et savait que cette cause était largement suffisante à assurer sa protection. Tant qu'elle serait utile à Mallory, elle l'aurait dans son camp et non contre elle. C'était sa façon de faire, avec elle comme avec n'importe qui d'autre.

 

* * *

        La musique pouvait changer le monde. Pour Eddy tout du moins. Lorsqu'il jouait, qu'importe que le ciel soit gris et le soleil invisible, il était comme absorbé par l'ambiance qui se dégageait du morceau. Le secret pour être de bonne humeur, c'est d'écouter de la musique gaie. Et d'éviter les mauvaises rencontres. Or, à en juger par l'expression de son visage, la grande femme qui se dirigeait vers lui ne venait pas pour une visite de courtoisie. Elle sortait d'une voiture ancienne mais d'excellente qualité et qui collait parfaitement à son style de... femme frigide.

- Bonjour, dit-elle tout de même.

- Madame, fit-il avec une révérence ironique. Que puis-je pour vous ?

Elle ne se laissa pas démonter par son ton moqueur. Bah, tant mieux pour elle.

- On m'a dit que vous étiez un très bon informateur. Je cherche à retrouver quelqu'un qui s'est installé en ville il y a peu.

Mais qui était cette femme ? Et surtout, qui l'avait envoyé vers lui ? Après tout, Riker n'était pas le seul à utiliser ses services, et il lui arrivait d'aider des personnes moins... fréquentables. Il importait de savoir dans quel camp était cette personne.

- Qui vous a dit que je pourrais vous aider ?

- J'ai mes sources.

- Lesquelles ?

- Je ne pense pas que ce soit vos affaires. Et je suis très pressée.

- Vous m'êtes sympathique, dit-il sarcastiquement. Je vais vous faire un prix d'ami.

- Pardon ?! fit-elle, visiblement indignée.

Ed trouvait que le bénévolat était sympa un moment, mais qu'il ne fallait pas abuser. Il ne demandait rien aux gamins, à qui il avait donné gratuitement l'adresse de la planque d'un gang pas plus tard que tout à l'heure, et bien sûr, il ne demandait rien à Riker. Mais cette femme, aussi séduisante soit-elle, n'allait pas y couper.

- Où avez-vous vu que les indics travaillaient gratuitement ? Il ne faut pas abuser de la télé vous savez.

Il frotta son pouce contre son index, signe très évocateur qui arracha un soupir d'exaspération à son interlocutrice. Elle fouilla dans son sac et posa dans sa main tendue un billet de cinquante dollars.

- Pour ce prix là je vous dis où se planque le véritable assassin de Kennedy ! siffla t-il. Alors qu'est-ce que vous voulez savoir ?

Quelques secondes plus tard, il la regarda s'éloigner en direction des docks, avant de porter de nouveau l'harmonica à ses lèvres, non sans avoir rangé au préalable ses cinquante dollars. Plus qu'il n'en aurait demandé à cette généreuse donatrice. Sans doute n'avait-elle pas de plus petite coupure. Belle, pas bavarde et avec un sac emplit de billets... la femme parfaite en somme !

 

* * *

        Une fois de plus, Diana était impressionnée par le savoir d'Eddy. Sans jamais avoir eu affaire à la bande de ce Gregg, il avait su déterminer où elle avait établi son quartier général. Elle et David étaient postés sur les quais depuis quelques minutes, observant l'activité qui régnait dans l'un des docks. Ils avaient vu pas mal de personnes entrer et sortir, mais aucune qui n'était Sebastien. En revanche, David avait reconnu les deux agresseurs du chauffeur de bus, qui avaient disparut de leur champ de vision depuis quelques minutes.

- Qu'avons nous là ?

Le jeune homme se félicita de ne pas être cardiaque, ce qui ne l'empêcha pas de sursauter violemment. Diana par contre, n'avait pas cillé. En quelques secondes, les deux amis furent littéralement encerclés par une demi-douzaine de jeunes gens à l'air pas particulièrement amical. La plupart étaient armés de couteaux ou d'autres armes.

- Si je ne m'y trompe pas, vous êtes des intrus.

- Vous êtes observateur, ironisa la jeune fille.

David essaya de garder la tête froide, chose qui n'était pas facile en une telle situation et que la présence de son amie ne simplifiait pas vraiment.

- Ecoutez, nous cherchons juste notre ami, Sebastien. Il était avec vous ces derniers jours.

- Il sera bientôt des nôtres, répondit le dénommé Gregg. Il doit juste franchir la dernière étape.

- Et en quoi cela consiste ? demanda Diana. A poignarder un pauvre type et à le planquer dans une poubelle ?

David lui flanqua un coup de coude dans les côtes pour lui demander de faire preuve de plus de tact. Ces gens étaient capables de tuer. Ils le faisaient peut-être pour une cause qu'ils croyaient juste, mais ils n'en demeuraient pas moins très dangereux.

- O.K., fit Gregg. C'est pas compliqué. Soit vous êtes avec nous, avec votre copain aussi donc, soit vous êtes contre nous, et dans ce cas, vous n'avez rien à faire là.

- Etre avec vous implique de faire ce que vous faîtes ?

- C'est évident.

- Alors c'est non, conclue Diana comme si elle était à un simple entretien d'embauche.

Les faibles lueurs du soleil se reflétaient sur la lame de Gregg, qu'il pointa vers la sortie des docks.

- Dans ce cas, partez, dit-il calmement.

- C'est tout ? ne put retenir David. Vous nous laissez nous en aller ?

- Pourquoi pas ? On n'est pas des assassins, fit le second type du bus.

- Ca c'est vous qui le dîtes, nota Diana en prenant le bras de son ami pour l'entraîner vers la sortie.

Ils partirent le plus calmement possible vers les entrepôts du fond, quand un cri les fit se retourner.

- Hé ! Vous avez trente seconde pour quitter ces lieux et oublier ce que vous avez vu. Passé ce délai, on sera nettement moins gentils.

Ils n'eurent pas besoin de se répéter. Les deux lycéens battirent leurs records de vitesse personnels sous l'oeil plus inquiet qu'amusé de Gregg, qui se demanda s'il avait fait le bon choix.

- Et bien, haleta David, essoufflé, finalement on s'en pas mal trop mal sorti ! Tu as été... je ne devrais pas dire géniale, tu as été complètement folle ! Mais bon... géniale quand même.

Il sembla seulement remarquer son air inquiet.

- Ben qu'est-ce qu'il y a ?

- Comme tu dis, on s'en est pas trop mal sorti. Et où sont les autres ?

 

* * *

- Attends ! fit Lauren, stoppant Jessie dans sa course. Ed a dit que c'était de ce côté.

- Mais ton frère est tout proche. Je sens sa présence.

Elles marchèrent le plus calmement possible jusqu'à un bâtiment gris sale, composé de quatre murs et d'un toit. C'était tout. L'intérieur était légèrement différent, mais pas plus propre. L'entrepôt avait visiblement été aménagé par quelqu'un qui y vivait, et qui devait fuir de sérieux ennuis pour accepter de se cacher dans un trou pareil. Au milieu de cet appartement improvisé, se tenait Sébastien.

- Tu es là ! Nous t'avons cherché partout.

Le jeune homme était debout, très droit et fixait quelque chose devant lui. Pas quelque chose. Quelqu'un. Quelqu'un que Lauren et Jessie ne connaissaient que trop bien. Il s'appelait Miguel Vasquez, et il avait tiré sur Lucie.

- Il ne restait que deux témoins, et les voilà devant moi, seules et sans protection, fit-il en pointant sur les deux jeunes filles un 9 mm. Ce doit être mon jour de chance.

Angel ne comptait pas laisser l'histoire se répéter. Elle se concentra du mieux qu'elle pouvait malgré le revolver braqué sur elle. Elle visualisa l'arme dans la main de Vasquez et l'imagina venant se loger dans sa propre main. Ce qui se produit. Il vola littéralement dans sa paume et elle put constater que le cran de sécurité n'était pas mis en place.

- Je ne sais pas comment vous avez fait ça, mais profitez-en, fit l'hispano-américain. Tuez-moi, ensuite vous rentrerez chez vous.

- A quoi joue t-il ? demanda Jess à Angel

- Il cherche sans doute à nous déstabiliser. Il doit sentir instinctivement que je ne ferai rien.

- Et vous mademoiselle Wells, vous comptez faire quelque chose ? intervint une tierce personne.

Ce n'était autre que le Médiateur, qui comme à son habitude, choisissait le mauvais moment pour s'immiscer dans les esprits d'Angel et Jessie. Mais en fait, il n'y avait pas de bons moments pour le recevoir.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Que l'occasion ne se représentera pas deux fois. Tirez.

Visiblement, ce silence extérieur ne plaisait pas à Miguel Vasquez, qui le coupa à sa façon :

- Quand j'en aurai terminé avec vous, je n'aurais plus à me cacher. Plus de témoins, plus d'inculpation.

- Vous oubliez Tania Sanders, lui fit remarquer Jess, interrompant sa conversation mentale.

- Elle ne pose plus de problèmes.

Ce pouvait-il qu'il ait tué Tania ? Jess refusait de le croire. Holly, Lucie, puis Tania... où le monstre s'arrêterait-il ?

- Vous mentez, répliqua la jeune fille avec toute l'assurance dont elle était capable.

- Tu crois ?

Le Médiateur profita de son trouble pour ré-attaquer.

- Qu'est-ce que tu attends Jess ? Vas-y, tire !

Les mains de la jeune fille tremblaient, elle resserra sa prise sur le revolver.

- Alors ? Tire !

Ce serait tellement simple... il n'y avait qu'à appuyer sur la détente, et tout serait terminé. Vasquez serait mort et... et quoi ? Ca ne réveillerait pas Lucie, ne ramènerait pas Holly et Tania à la vie. La seule chose qui différerait pour elle, ce serait d'avoir la mort d'un homme sur la conscience...
Jess abaissa le revolver, laissa tomber le chargeur au sol.

- Qu'est-ce que tu fais ? cria presque Sebastien.

- Je ne peux pas le tuer enfin !

- Alors je le ferai !

A la surprise générale, il sortit un second revolver de sous son long manteau et le pointa sur l'assassin. Celui-ci mit de nouveau les mains en l'air. Aussi certain qu'il l'avait été de ne rien avoir à craindre de la jeune fille, il savait que l'asiatique oserait tirer. Il le voyait dans ses yeux. Angel aussi le voyait.

- Ne fais pas ça...

- Et pourquoi ?

Sa voix ne tremblait pas, elle avait une intonation dure que Jess et Lauren ne lui avaient jamais entendu. Cette voix qu'elles avaient toujours connue mélodieuse et coulante leur faisait peur à présent.

- C'est ton boulot non ? Hein Angel, tu es censée changer le monde, rétablir l'ordre et la justice ! Il a tué Lucie ! Alors si je le tue, les choses seront justes !

- Mon "boulot" n'est pas de punir les coupables. Plutôt d'aider les victimes. Et si tu le tues, ça ne changera rien à la situation. Ce n'est pas à nous de décider comment il doit être puni. Ce n'est pas à nous de le juger.

- Jess, dis-moi que toi tu me comprends... implora Sebastien.

- Je comprends ta colère, ce que tu ressents. Mais je ne veux pas que tu fasses ça.

- Et pourquoi ? fit le Médiateur. Ce ne serait que justice. Il a peut-être tué ta soeur, et il continuera à tuer. Laisse le tirer, laisse-le faire justice. Et de cette façon, tu restes en paix avec ta conscience.

- Vous croyez ? Alors que nous l'aurions laissé mourir ? Personne n'a le pouvoir de décider qui doit vivre ou mourir, répliqua Angel. Ni Sebastien, ni Jess, ni vous ni moi.

- Vasquez ne semblait pas être de votre avis quand il a tué ton ancien hôte.

- Justement. Je ne suis pas comme lui. Et je ne serai jamais comme lui.

Lauren posa sa main sur le poignet de son frère et commença à parler d'une voix parfaitement calme.

- Proverbe chinois, que tu m'as appris, souligna t-elle. Si quelqu'un t'a fait du mal, ne cherche pas à te venger ;  assieds-toi au bord de la rivière et, bientôt, tu verras passer son cadavre.

Le jeune homme tourna vers elle son visage décomposé. Ses yeux exprimaient une profonde lassitude. Comme si elle pesait soudainement une demi-tonne, il lâcha son arme. Mais il ne semblait pas débarrassé de sa fureur, de sa haine.

- C'était la dernière chose à faire, fit Vasquez en plongeant sa main dans le revers de sa veste, d'où il sortit un autre 9 mm.

- C'est une blague ?! s'étrangla Lauren en jetant son regard furieux et étonné tour à tour sur son frère et sur son adversaire. A vous deux, vous avez combien de flingues encore ?

- Vous n'auriez jamais du hésiter. Maintenant c'est trop tard, fit l'hispanique.

Un coup de feu retentit... et Vasquez s'écroula sur le sol, le visage crispé de douleur, une tâche sanglante s'élargissant sur sa hanche. Derrière lui, arme au poing, se tenait Kathleen Mallory. Elle replaça son revolver dans son sac avant de rejoindre le petit groupe d'une démarche pressée. L'assassin voulu se redresser et ramasser son arme, mais Kathy, plus rapide, éloigna le 9 mm d'un coup de pied avant d'en mettre un autre dans le ventre de Vasquez, qui retomba lourdement par terre.

- Vous n'êtes pas blessés ? demanda t-elle aux deux adolescents avec une voix moins soucieuse que ne l'était son visage.

- Non, soufflèrent-ils, encore sous le choc.

L'avocate sortit un portable et composa le numéro du commissariat. Le cellulaire calé par son épaule contre son oreille, elle se pencha pour récupérer avec milles précautions l'arme de Vasquez tandis qu'elle indiquait aux  policiers où se rendre. Elle ne donna pas son nom avant de raccrocher.

- Merci, fit Jess, qui avait retrouvé ses esprits.

- Pourquoi avez-vous fait ça ? s'enquit Sébastien sans animosité, juste surpris.

- Vous auriez préféré que je le laisse vous tuer peut-être ? répondit Kathleen sur le même ton étonné.

- Non... Merci, ajouta t-il.

- Il n'y a pas de quoi.

- Il va mourir, intervint Angel.

Le jeune asiatique et la juriste se tournèrent vers elle.

- Vous avez touché l'artère fémorale, expliqua l'ange. Il perd trop de sang. Il va mourir.

De ce fait, Miguel Vasquez avait perdu connaissance et le sang se répandait à grande vitesse sur le sol poussiéreux, s'infiltrant dans les failles du trottoir, marquant la ville à jamais. Contre toute attente, Angel s'agenouilla à son coté, comprimant la plaie d'une main et tenant celle de Vasquez dans l'autre. Elle savait qu'elle ne le sauverait pas, mais elle devait essayer. Quelques instants plus tard, l'homme était mort sans que quiconque eut été capable de l'empêcher. Angel lâcha sa main, espérant que grâce à ce bref contact, il n'était pas mort seul.
La police et les secours n'étaient toujours pas là.

- C'est fini, murmura la Daeren qui l'avait "sentit" partir..

- Et bien, justice a été rendue, observa Sebastien avant de tourner les talons et de courir s'enfoncer dans l'obscurité.

- Sebastien ! le héla Lauren en lui emboîtant le pas.

Pendant une longue minute, Jess regarda fixement le sang sur sa main. Puis elle sembla sortir de sa torpeur et se tourna vers Kathleen.

- Il faut que je les rattrape, je suis désolée.

- Vas-y, répondit l'avocate avec un bref signe de tête. A bientôt Jessie, fit-elle à la jeune fille comme elle partait. Où devrais-je dire Angel ?

Jess stoppa net sa course et se retourna pour demander à Kathleen ce qu'elle voulait dire par là. Mais elle avait déjà disparu. De toute façon elle n'avait pas le temps. Elle se remit à courir et fut bientôt engloutie par les ombres.

 

* * *

        Lorsque l'inspecteur Riker arriva sur dans l'entrepôt désaffecté, la pluie s'était de nouveau mise à tomber, se mêlant au sang et faisant pâlir sa couleur rouge. Si elle ne l'effrayait pas, Andy n'aimait pas pour autant la vue du sang. Elle faisait renaître en lui de mauvais souvenirs. Mais ce sang là n'était pas celui d'un proche. Gisant au sol, les yeux encore ouverts, Miguel Vasquez, l'homme qui avait tué sa partenaire et amie, était sans aucun doute...

- Il est mort, fit une voix féminine derrière lui.

Le policier se retourna brusquement, arme au poing, visant... Kathleen Mallory. Elle avançait vers lui sur ses talons hauts et vêtue d'un tailleur chic qui détonait en contraste avec les lieux. Elle avait l'air d'un ange qui traversait les enfers. L'ange de la mort peut-être.

- C'est vous qui avez appelé ? lui demanda t-il, en connaissant pertinemment la réponse.

- Oui. Merci d'être venu seul.

- Je ne resterai pas seul bien longtemps, vous le savez.

Il désigna l'homme mort à ses pieds d'un geste de la main.

- Vous savez qui l'a tué ?

- C'est moi, répondit l'avocate sans la moindre hésitation.

Son ton ne trahissait ni colère, ni joie ni remords. Juste l'énonciation d'un fait. C'en était presque troublant. Andrew ne répondit rien, continuant de fixer le regard vide du mort.

- Légitime défense, ajouta t-elle.

Il hocha la tête en signe d'assentiment.

- Vous étiez seule avec lui ?

- Oui.

Mais elle fit non de la tête. Il comprenait parfaitement, mais n'en demeurait pas moins intrigué.

- D'accord. Allez au poste, je vous rejoins quand j'en aurai terminé ici.

Elle s'éloigna sur ses talons dont le bruit sec se répercutait sur les murs de pierre sale. Quand l'écho eut disparut, Andy resta immobile quelques minutes, puis appela du renfort en leur signalant la position du corps de Vasquez. Il ne voulait pas rester ici, il préférait être avec Mallory pour prendre sa déposition.
Il partit, et après quelques mètres, revint sur ses pas.
Il se pencha et de la main, rabaissa les paupières sur les yeux du cadavre.

 

* * *

        A cette heure-ci, les visites étaient encore autorisées, et Jessie n'avait donc pas eu besoin de se cacher pour se rendre au chevet de sa soeur. Après ce qui venait de se passer, elle n'avait qu'une envie : se confier à Lucie. Mais elle devrait une nouvelle fois passer par l'intermédiaire d'Angel. Elle n'était pas tout à fait prête à descendre elle-même dans les niveaux de l'inconscience.

- Je peux te proposer quelque chose Jess, mais il faut que tu comprennes que ce sera exceptionnel.

- Quoi donc ?

- Si c'est moi qui prends le contrôle total de nos deux esprits, je peux peut-être t'amener à Lucie à ma place. Seulement, tu ne dois rien faire par toi-même, et me vouer une totale confiance.

- Sur ce dernier point, il n'y a aucun problème. Merci, merci infiniment.

Mobilisant toute sa concentration et sa maîtrise, la Daeren utilisa son âme pour guider celle de Jessie dans les ténèbres. L'exercice était difficile, et risqué. Mais elle souhaitait de tout coeur que son amie puisse parler à Lucie. Elle en avait réellement besoin.
Tout autour d'elle, Jess voyait le décor disparaître. Elle sentait qu'elle se déconnectait de la réalité, et qu'elle s'en éloignait, et se laissait faire, sans aucun mouvement pour se rétracter ou au contraire accélérer cette descente. Et elle n'avait pas peur. Assistée par Angel, elle n'avait peur de rien.

- Jess ?

Son coeur s'accéléra à cette voix. Devant elle se tenait Lucie. Ou du moins son image, son être.

- Je suis tellement heureuse de...

Elle ne trouvait pas de mots suffisamment forts pour exprimer ce qu'elle ressentait.

- Je sais, l'assura Lucie. Tu m'as manqué Jess.

Elle tendit la main vers sa petite soeur, mais elle savait qu'elle ne pourrait pas la toucher. Elle était loin, trop loin d'elle.

- Alors, quoi de neuf ?

- Miguel Vasquez est mort.

- Oh.

Jessie se demandait comment elle prenait la chose. Cet homme l'avait grièvement blessé, mais elle était sûre que Lucie n'aurait jamais souhaité sa mort.

- Ce n'est pas pour ça que tu es là n'est-ce pas ? comprit-elle. Que s'est-il passé ?

Décidément, elle savait toujours aussi bien lire en Jess, comme la réciproque était vraie.

- C'est Sebastien, lâcha la jeune fille.

Et elle lui raconta, en détail, ce qui était arrivé à son ami. Comment la douleur et la colère enfouies en lui l'avaient rongé, l'avait poussé à croire en cette idéologie abstraite qu'était la vengeance.

- Je n'ai rien vu venir. De tous, j'ai toujours imaginé que Sebastien était le plus... je ne sais pas, le plus calme, le plus enclin à pardonner, à laisser faire le temps. Je me suis trompée.

Lucie lui adressa son regard à la fois compatissant et sérieux.

- Ce n'est jamais ceux qu'on imagine qui "basculent", passent de l'autre coté. Mais Sebastien peut s'en tirer. Il n'est pas totalement... tu vois. Il a lâché son arme. Il a compris même s'il trouve toujours ça injuste. Et surtout, il vous a pour l'aider à surmonter tout ça.

- Qu'est-ce que je dois faire ?

- Etre là pour lui. L'aider. Il mène une sorte de lutte intérieure, et il aura besoin de votre soutien à tous. Même s'il ne le montre pas tout de suite. Je suis certaine que tu sauras ce qu'il faut faire en temps voulu.

- Peut-être...

- Il y a autre chose.

Ce n'était pas une question.

- Oui. Lorsque Vasquez était en train de mourir, et que l'on savait que c'était trop tard, Angel est allée près de lui. Elle essayait d'endiguer l'hémorragie, mais ça ne servait à rien. Alors elle lui a pris la main, juste pour qu'il sache que quelqu'un était avec lui. Qu'il n'était pas en train de mourir tout seul. Moi, je n'éprouve que du dégoût pour cet homme. Je n'avais qu'une envie, c'était de retirer ma main, et de laver le sang. Je ne voulais pas le toucher, je ne voulais pas l'aider.

- Et c'est ça qui t'effraie ? Ta réaction est normale.

- Mais Angel...

- Angel est très différente de ce que nous sommes. Elle ne peut pas haïr, je crois. Ce soir, elle a peut-être juste voulu t'apprendre quelque chose. Lorsque nous serons capables, non pas d'oublier mais de pardonner de cette façon tout le mal qu'être nous a fait, alors nous aurons franchi une grande étape.

- Et ensuite ?

- L'étape suivante, c'est quand plus personne ne fera de mal à autrui.

Elles restèrent muettes quelques secondes.

- Nous sommes encore loin de cet état d'esprit, ajouta Lucie. Mais avec l'aide d'Angel et de beaucoup d'autres personnes, terriennes ou non, je me plais à croire que nous nous en rapprochons un peu plus chaque jour. Comme l'a montré l'attitude de Sébastien, et la tienne. Mais il faudra du temps, beaucoup de temps. En attendant, prends soin de toi, d'accord ?

- D'accord.

Jessie aurait voulu continuer cette conversation, rester là des heures, des jours s'il le fallait. Mais elle ne put même pas dire au revoir. En un instant, elle se retrouva à la surface, si brusquement qu'elle en tomba de sa chaise.

- Angel ? Ca va ?

- Je ne pouvais pas te tenir plus longtemps. Désolée.

- Non ! Merci au contraire. Je crois que jamais on ne m'avait fait de plus beau cadeau.

- Ta mère t'a donné la vie, et David un magnifique stylo plume.

Elle plaisantait de nouveau. Cela mit du baume au coeur de Jessie. Elle déposa un baiser sur la joue de Lucie, puis partit, plus en paix avec elle-même qu'elle ne l'avait été depuis bien longtemps.

 

* * *

    Il n'avait pas dit un mot depuis. Même pas desserré les dents. Il avait pensé un moment à partir, fuir loin de New-York et des autres. Mais il était rentré chez lui. Sebastien était enfermé dans sa chambre depuis une durée indéfinie. Il voulait être seul, il n'avait pas envie de parler. Sa soeur pouvait frapper à la porte jusqu'à épuisement, il ne dirait rien. Elle devait avoir compris car depuis quelques minutes, il n'entendait plus rien. Parfait. Lauren était la dernière personne qu'il avait envie d'affronter.
Il l'avait déçue. Sebastien avait bien observé sa demi-soeur tout à l'heure. Elle l'avait cru "sauvé", guéri de sa haine lorsqu'il avait laissé tomber le revolver. Mais ce n'était pas aussi simple. Il ne lui suffisait pas de renoncer à tuer cet homme pour redevenir ce qu'il était avant. Le véritable processus de guérison ne se ferait pas en un jour. Cela prendrait du temps. Les autres ne devaient pas s'attendre à ce qu'il redevienne le garçon qu'ils avaient connu d'un simple claquement de doigts. Le garçon qu'ils avaient connu ? Etait-il donc devenu une autre personne ? Peut-être. Avant, il n'aurait jamais été capable de pointer une arme sur quelqu'un, il en était sûr. Quelque chose avait changé en lui, quelque chose qui n'était pas anodin. Il n'avait tué personne, mais il l'avait souhaité, et presque collaborer à la mort d'autres. Il ne pourrait pas effacer ses actes. Il se rappela comment Angel avait tenté de sauver Miguel Vasquez, celui qui avait tué son ancien hôte, et blessé Lucie. Il la revit accompagner le criminel dans sa mort. Ne pas le laisser crever seul comme un vulgaire animal. Pourquoi avait-elle fait ça ?
Elle ne l'avait pas jugé. Sur le sol, baignant dans son sang, Vasquez n'avait plus été à ses yeux un assassin, il était devenu un être humain comme les autres. Un être humain qui se mourrait. Lui avait voulu tirer, lui loger une balle dans la poitrine et regarder la vie s'échapper de lui. Elle avait mis sa main sur la blessure pour que le sang, ce sang qu'il voulait voir répandu en grandes flaques, ne coule plus. En cet instant précis, il aurait voulu pouvoir réagir comme Angel, sans juger, juste aider.
Mais c'était bien pour la Justice qu'il avait rejoint Gregg, Matthieu et les autres dans leur... combat. A présent, la bataille silencieuse se poursuivait dans son esprit, où, seul, sans personne pour l'y aider, il devait choisir un camp. Et comment ? Ni l'un ni l'autre ne lui semblaient parfait. Il savait que la vengeance n'était pas la justice, mais pardonner comme l'avait fait Angel non plus. Le jeune homme ne savait pas quelle décision prendre. Pas d'autre ennemi que lui-même, pas d'autre allié que lui-même, aucun témoin à cette guerre secrète.
Des coups secs mais pas brutaux le firent relever la tête. Lauren était revenue, essayait de nouveau de le faire sortir, de lui parler. Il réalisa que quelque chose coulait sur ses joues. Il s'était trompé sur un point. Il n'était pas seul.
D'un revers de la main, il essuya ses larmes. Puis il se leva, et alla ouvrir la porte.

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fin de l'épisode 1_05
suite dans 1_06 : Ténèbres

 

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