Juste devant nous

épisode 1_04
imaginé et écrit par Jade

 

             C'était une bien étrange planète. De là haut, elle se présentait en une sphère bleutée, dont les contours des sols étaient cachés par de longs courants blancs aux formes psychédéliques. C'était beau tout simplement. Mais lorsque l'on pénétrait dans l'atmosphère, la vision en était différente. Et quand on atteignait le sol et que l'on partageait la vie de ses habitants, alors il semblait que cette planète n'avait plus rien à voir avec celle que l'on voyait de la haut.
La Terre.
Le professeur Willis éteignit le projecteur et ralluma les lampes de la salle. Le chapitre de géologie terminé, il passait à l'astronomie. Angel trouvait cette partie du programme plus sympathique. La composition chimique de la Terre ne lui paraissait pas dénuée d'intérêt, après tout elle était là pour comprendre cette planète. Mais étudier les autres planètes et les étoiles lui était infiniment plus agréable. Peut-être parce qu'elle-même venait des étoiles. Si seulement elle avait su de laquelle...

- Hé, ça va ? fit une voix dans la tête d'Angel. Celle de Jessie Wells, l'hôte humain qui lui permettait de survivre sur cette planète qui n'était pas la sienne.

Jess avait la facultée de savoir ce que tout un chacun ressentait, et la nostalgie de son amie lui était parvenue.

- Ca va, l'assura Angel. Je suis juste un peu perdue.

- Qui ne le serait pas dans une telle situation ?

- Personne je suppose.

- Tu veux que je te remplace ? proposa Jess.

- Inutile. Dors, tu en as besoin.

Ces derniers temps, Angel apprenait à Jess comment contrôler son propre esprit. Leur but final était de pouvoir se déplacer à leur guise dans les différents "niveaux de l'inconsience". Pour pouvoir communiquer avec Lucie, la meilleure amie de Jess, plongée dans le coma. Ces exercices mentaux étaient éprouvants et Jess passait le plus clair des heures de cours à dormir pour récupérer tandis qu'Angel prenait des notes. C'était une chose étrange que d'être endormie alors que le corps était parfaitement éveillé, mais Jess s'y était habitué et ce sommeil, aussi spécial soit-il, lui était réparateur.
Angel se concentra de nouveau sur ce que disait son professeur, essayant de ne plus laisser vagabonder ses pensées. Mais elle ne pouvait s'empêcher de songer à l'épreuve qui l'attendait après les cours. Andrew Riker l'avait contacté. Il avait fait arrêté Devon Granger, un dealer dont Jess et elle-même avait sauvé un "client". Mais s'il n'obtenait pas d'informations rapidement, il ne pourrait sans doute pas démanteler le réseau comme il le souhaitait. Ainsi, il lui avait demandé si elle acceptait de sonder l'esprit de cet homme dans l'espoir de trouver quelque chose. Elle avait accepté sans trop d'hésitation, mais la perspective de plonger dans l'âme d'une personne telle qu'un revendeur de drogue était effrayante. Angel n'avait jamais connu la peur avant de venir sur Terre. Cette planète qui d'en haut, était si belle...

 

* * *

        Leur quartier général était ici, à New York, mais eux étaient partout. Pas tant par leur nombre, relativement restreint, que par leur capacité à avoir des yeux et des oreilles partout. Entre eux, et pour les quelques rares personnes qui connaissaient leur existence, ils se faisaient appeler "Ceux Qui Savent". L'organisation, elle, avait pour nom le Dome. D.O.M.E. comme Denton, O'Connor, Mitchell et Emmerson, les quatre "associés principaux", qui faisaient marcher la compagnie. Mais Denis Mitchell trouvait que ce nom avait une autre signification, car à ses yeux, cette société était tellement secrète, tellement coupé de l'extérieur qu'il avait l'impression d'évoluer enfermé dans une bulle, ou sous un dome protecteur. Officiellement, le DOME effectuait des transactions banquaires et autres services pour le gouvernement. Officieusement, leurs liens avec le gouvernement était inexistant et l'organisation n'existait que dans le but de contrecarrer un projet d'envergure. Un projet qui visait à changer le monde, rien que ça. Changer le monde. Changer leur monde. Car les Daerens, êtres à l'origine de ce fameux projet, n'étaient même pas d'ici. De quel droit pouvaient-ils débarquer sans prévenir et tout boulverser, en se passant de leur autorisation ?

- Tu as faux sur toute la ligne, lui répondit Denton.

Mitchell grimaça, rendant l'expression de son petit visage encore plus maussade. Il n'aimait pas cette nouvelle familiarité avec laquelle Valentin Denton s'adressait à lui. Il préférait le temps où ils se vouvoyaient et où Denton ne se serait jamais permis de le remmettre à sa place de cette façon.

- Les Daerens n'imposent rien, pas même leur façon de penser, poursuivit celui-ci de sa voix calme, presque suave. Ils ne font que répondre aux appels au secours des six milliards de terriens qui ont besoin d'aide.

- Pour l'instant.

Mitchell voyait se profiler un futur où ces damnés "aliens" prendraient le contrôle des dirigeants et par conséquent celui de la planète. Ils voulaient changer le monde ? Sa mission à lui était de le sauver, le sauver d'une invasion.
Aux yeux de Denton, Denis Mitchell était un parfait imbécile. Il n'aurait d'ailleurs jamais du faire partie du projet. Il avait découvert l'existence des Daerens par le plus grand des hasard, de la pure malchance, pour le Dome autant que pour ces anges venus d'ailleurs. Aujourd'hui, la contribution de ce crétin n'était presque que financière mais il s'imaginait être un des maîtres du monde, simplement parce qu'il détenait un secret. La connaissance apportait un grand pouvoir, mais il fallait savoir le gérer. Ce n'était pas le cas de Mitchell. Au sein du Dome, c'était Denton qui détenait le véritable pouvoir. Parce que lui aussi était détenteur d'un secret, connu de lui seul. Et aussi parce que c'était, de tous "ceux qui savent", celui qui justement en savait le plus. Valentin Denton possédait en effet une capacité de perception humaine particulièrement accrue nommée empathie. C'est pourquoi la plupart de ses collègues, Mitchell le premier, avaient tendance à l'éviter. Personne n'aimait voir ses sentiments les plus intimes mis à nu.

- Un problème ? intervint une voix féminine, celle de Katia Emmerson.

Ni Denton ni son collègue n'avait entendu la grande femme à la chevelure noire entrer.

- Aucun. Notre ami Mitchell me donnait son inepte point de vue sur la situation.

Katia fit la moue. Elle n'aimait pas ce climat de compétition qui régnait entre Denton et Mitchell. Cela ne pouvait que nuire au Dome.

- J'étais venu vous faire part d'une découverte des plus... ennuyeuses. Il semble que l"ange" de New York soit de retour.

- C'est impossible ! Son hôte a été tué, fit Mitchell.

- Je sais bien, répondit Emmerson, agacée.

Comment oublier la malchance dont ils avaient joué ? Juste au moment où ils s'apprétaient à mettre la main sur ce Daeren, après des mois d'efforts, son hôte était mort, emportant ses secrets et l'ange dans la tombe. Du moins c'est ce qu'ils avaient cru.

- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? demanda calmement Denton.

- Il y a quelques semaines, nous avons capté un signal étrange, Daren à n'en pas douter. Mais il était différent de tous les autres. On a mis un temps fou à pouvoir en localiser l'origine.

- Qui est ?

- Nous savons qu'il a été émis de New York, mais impossible d'être plus précis. Nous avons étudié le signal, et maintenant le doute n'est plus possible : s'il a été modifié, il provient tout de même du même Daeren. Celui de la ville.

Le Dome avait établi que les "anges" avaient un seul émissaire pour une ville de cette taille. Ils étaient très peu nombreux, et s'ils voulaient de leur projet couvrir toute la surface terrestre, ils ne pouvaient se permettre d'être plusieurs au même endroit, aussi grand fut-il.

- Cela signifie qu'il aurait pu changer d'hôte avant que sa dernière ne meure. Dans ce cas pourquoi le signal est différent ?

- Sans doute le transfert aura été différent de ceux qu'il effectue à l'ordinaire. Son hôte se mourrait. Ca a du compliquer les choses, ce qui explique que les ondes soient si difficiles à localiser.

Denton souriait en son for intérieur. Si les autres étaient contrariés par le retour de l'ange, il considérait ça comme une bonne nouvelle. Ses collègues voulaient les éradiquer, et c'était le but du Dome. Mais lui ne souhaitait rien de plus fort que de disposer d'un ange vivant...

 

* * *

        La musique l'apaisait. Le son de l'harmonica d'Eddy parvenait très nettement à Lucie. Et c'était une merveilleuse couverture aux bruits des diverses machines qui l'entouraient et la maintenaient coincée entre vie et mort. Même si elle ne reviendrait pas sur sa décision de lutter de toutes ses forces, Lucie trouvait la situation de plus en plus oppressante. Se retrouver consciente de ce qui se passait autour d'elle, aussi bref que soit le moment, était source de soulagement, mais ne rendait que plus difficile le retour aux ténèbres. Se battre devenait de plus en plus éprouvant. Pourtant elle n'abandonnerait pas. Lorsqu'Ed eut finit de jouer, elle replongea dans les tréfonds de l'inconsience. Elle ne voyait plus rien, n'entendait plus rien. Par contre elle ressentait le mal être la ronger. De toute son âme, Lucie se débattait pour échapper à ses invisibles liens qui l'empêchaient de revenir à la surface. Mais elle avait la sensation que ces liens se resséraient lorsqu'elle tentait de s'en dépêtrer. Comment s'en sortir ? Elle ne parvenait à "remonter" qu'en de rares occasions, le plus souvent guidée par une voix ou une présence familière. Le reste du temps, elle le passait ici, en nulle part. Elle n'avait en outre aucun moyen de mesurer ce temps. Pour ce qu'elle en savait, elle pouvait très bien être inconsciente depuis deux jours aussi bien que depuis deux ans.
Il ne restait à Lucie qu'une seule chose pour fuir cet univers, ou plutôt ce non-univers : son propre monde intérieur. Ses souvenirs. Lorsque résister devenait vraiment trop difficile, elle se remémorrait des scènes du quotidien. Et tout lui apparaissait avec une précision incroyable. Dans dans ses réminiscences, chaque geste, chaque parole prenait un sens, peut-être, sans doute même, par contraste avec la réalité actuelle, où il n'y avait ni gestes ni paroles, et où rien n'avait véritablement de sens.
Ainsi, dans la prison obscure de son coma, Lucie revivait une brêve mais intense existence. Bons ou mauvais, elle faisait se succéder les souvenirs, replongeait dans son passé pour tenter d'oublier le présent.
Sa rencontre avec Angel lui revint en mémoire. Une bien étrange rencontre, car la Daeren la connaissait déjà alors qu'elle ignorait son présence. Lorsqu'elle avait appris l'existence de cet être si particulier en Holly, Lucie avait essayer de se representer ce qu'était une vie où l'on serait présent sans que personne ne le sache, une vie où l'on serait une personne à part entière mais qui n'est pas vraiment là aux yeux des autres. A présent, elle savait. Spectatrice mais plus actrice. Elle était bien là, mais pour la plupart des gens, n'était plus qu'un corps vide. Et comme Angel, seule une poignée de personnes la savaient avec eux. Mais lorsqu'elle considérait qui étaient ces personnes, Lucie se disait que finalement, c'était une situation enviable à bien d'autres. Elle sourit même si ses lèvres restèrent figées.

 

* * *

        Ce jour là, Diana et Lauren avaient décidé de manger seules à l'extérieur. A la sonnerie de midi, David avait devancé Jess pour aller leur garder une table au réfectoire. Le temps que celle-ci passe aux toilettes, il y avait une longue file d'attente devant la cantine. Elle s'y méla et aussitôt, sa tête s'emplit de sentiments contradictoires.
Ce n'était pas la première fois que ça arrivait. Au milieu de la foule, Jess ressentait les émotions de tous, simultanément. Elle s'immobilisa et se concentra pour manipuler son propre esprit comme Angel le lui avait récemment enseigné. Une par une, les connexions avec les autres élèves disparurent, laissant place au calme. Angel faisait de même avec son mental, lié à celui de Jessie. Toutefois, elle laissa une "ouverture" afin de toujours pouvoir se mettre en phase avec quiconque aurait besoin de son aide. Ce qui ne manqua pas d'arriver. Quelques secondes plus tard, la chose se produisit. Cela commença par une angoisse incroyable. Jess se vit pénétrer dans un appartements les plus normaux, mais elle avait l'horrible impression qu'une bête sauvage y était tapie, à l'affut d'une proie qui n'était autre qu'elle-même.

- C'est maintenant que tu rentres ? entendit-elle.

La phrase avait été prononcée en un chuchotement, mais était tellement chargée de menace que la jeune fille recula instinctivement, se retrouvant ainsi dos au mur du réfectoire. Angel eut la vision d'un poing fusant sur son visage. Une seconde plus tard, Jess fut plaquée sur le mur par un coup qu'elle n'avait pas vraiment reçu. Elle ne ressentit pas la douleur, trop surprise. Un second coup. Angel trancha mentalement le lien psychique qui reliait Jess et elle-même à une personne en train de se faire passer à tabac.

- Ca va ?

Jess porta la main à ses lèvres d'où perlait du sang.

- Ca va, acquiesça t-elle.

- Je suis désolée Jess. Dans quelques temps, les stigmates disparaitront. Avant je savais comment entrer en phase sans subir ce genre de chose. Mais il faut que je réaprenne.

- T'en fais pas ça va.

Personne ne semblait avoir remarqué ce qui s'était passé. Elles continuèrent leur lente progression dans la file d'attente. A l'intérieur, David avait "réservé" leur table habituelle. Sébastien était déjà là. Jess les rejoignit chargé d'un plateau-repas au contenu peu engageant.

- Re-bonjour, fit Sébastien. Comment vous allez depuis ce matin ?

Angel appréciait infiniment cette façon qu'il avait de ne jamais ignorer sa présence sous prétexte qu'elle vivait dans le corps d'une autre.

- Disons que nous allons encore avoir besoin de votre aide.

- Nouvelle phrase ? traduisait Sébastien.

- Exactement. On vient juste de l'avoir.

David était un peu déstabilisé de ne plus entendre Jess parler d'elle-même à la première personne.

- Une seconde. Qui parle là ?

- Oh c'est vrai, nous aurions du vous prévenir.

Elles plongèrent leurs yeux dans ceux de David, qui ne put que constater avec surprise le mélange curieux de bleu et d'argenté qui colorait les iris de son amie.

- Heu, ça veut dire que vous êtes en même tems en train de... comment ça marche ? Jess contrôle le coté gauche et Angel le droit ?

- Rien d'aussi compliqué. Nous sommes en parfaite symbiose.

- Comme en phase l'une avec l'autre, comprit le jeune homme.

- C'est exactement ça. Et puisqu'on en revient aux phases...

- De quoi s'agit-il cette fois-ci ?

- Pour l'instant je n'en sais trop rien, fit Jessie. Je me voie entrer chez moi, du moins je pense que c'est chez moi, j'ai la clef. Mais j'ai, enfin cette personne a, une trouille d'enfer. Puis je -elle- prends un coup dans la figure.

- Et ça va ? s'inquiéta David.

- Ca va, répondit Jess en s'attaquant sans grand enthousiasme à ce que le service de restauration osait appeler du poisson. C'est absolument infâme, ajouta t-elle après deux bouchées.

- On se rejoint après les cours, pour ellaborer notre stratégie ? hasarda Sébastien.

- Non, pas cet après-midi. Je dois aller voir Riker. Mais peut-être que plus tard...

- Je ne sais pas, répondit-il. Ce soir, Diana et Lauren sortent, et j'avais un "rendez-vous virtuel" avec Josh.

Meilleur ami du jeune homme, Josh vivait à Los Angeles, lieu de résidence de Sébastien jusqu'au remariage de sa mère. La distance l'empêchait de voir son ami d'enfance aussi souvent qu'il l'aurait voulu, et internet restait leur seul moyen réellement efficace de communiquer.

- Demain on finit un peu plus tôt, fit remarquer Jess. On aura une bonne partie l'après-midi pour nous consacrer à ça. En d'autres termes, je vous laisse votre soirée.

- Merci patron, grogna David. Oh, justement, je voulais aborder le sujet de mon augmentation.

Jess lui balança le contenu de son verre au visage en guise de "non" définitif.

 

* * *

        Helen Mallory quitta la chambre d'hôpital. Elle était contente de voir que le jeune garçon récupérait. Michaël Nyman, héroïname, avait été amené à l'hôpital central par un petit groupe de personne hétéroclite. Elle l'avait pris en charge et il avait à présent terminé son sevrage. Helen aurait aimé en savoir plus sur ces jeunes gens qui avaient "trouvé" Michaël, selon leurs propres termes. Elle trouvait ça bizarre tout de même, trois enfants et un homme qui de toute évidence vivait dans la rue qui ramenaient des drogués à l'hosto en plein milieu de la nuit. Mais il fallait de tout pour faire un monde...

- Vous êtes Helen Mallory ? l'interpela un homme noir d'une quarantaine d'années.

- Oui.

- Je suis le docteur Lewis, le psychologue. Vous m'avez appelé.

- Ah oui, se rappela t-elle. Je voulais savoir si vous pouviez suivre quelques jours un jeune homme. [Elle lui tendit le dossier] Michaël Nyman, ex-toxico qui a terminé sa cure de désintoxication. Nous avons retrouvé sa famille, je voudrais que vous déterminiez s'il est apte à la rejoindre ou s'il est préférable de le garder dans un centre spécialisé quelques temps.

- Il n'y a pas de problèmes. Vous m'amenez à sa chambre ?

Après avoir conduit le docteur Lewis à Michaël Helen consulta son emploi du temps. Il indiquait journée chargée mais elle aurait tout de même le temps de se rendre au commissariat. Le jeune toxicomane lui avait révélé où il se procurait de la drogue, et elle comptait bien transmettre l'information à l'inspecteur Riker, qui d'après ses sources, était chargé d'une affaire de trafic de stupéfiants. Oh, et si jamais il lui restait quelques minutes ou quelques secondes de libres, elle ferait quelques recherches pour retrouver les personnes par qui tout avait commencé. Ne serait-ce que pour les remercier.

 

* * *

    L'après-midi tirait à sa fin. Lorsque les cours furent terminés, Jess prit le chemin opposé à celui qui menait chez elle pour marcher jusqu'au commissariat. Son appréhension croissait au fur et à mesure qu'elle se rapprochait du bureau de police. Elle fut surprise mais rassurée de voir Andrew Riker qui l'attendait devant le batiment pour la guider à l'intérieur.

- Est-ce que ça va ?

- Aussi bien que possible je crois.

- Il est encore temps de tout arrêter, murmura Riker.

Elle inspira à fond.

- Non, c'est bon. Allons-y.

Il l'amena dans une pièce exigue dont l'un des murs était troué d'une grande vitre. Jess le savait pour avoir regardé son lot de films policiers : l'autre coté de cette vitre se présentait comme un miroir à Devon, assis dans la salle mitoyenne. Son visage ne présentait pas les signes d'un état de manque. De deux choses l'une : soit monsieur Granger n'était pas consommateur, soit il s'était débrouillé pour obtenir ses doses en garde à vue. Il était exactement comme Jess l'avait imaginé, grand et mince, un visage plus méprisant que dur, une tenue et une attitude négligée.

- Tu pourras... lire son esprit d'ici ? s'enquit le policier.

- Je pense oui. Si je l'entends, ça devrait aller.

La porte s'ouvrit à la volée, faisant presque sursauter Jess et Andy. C'était Tom Wolfe.

- Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé ? demanda t-il, posant ensuite ses yeux soupçonneux sur la jeune fille.

- Parce que j'ai vu comment tu menais un interrogatoire l'autre fois. Je t'ai déchargé de l'affaire, tu te souviens ? Je n'ai pas besoin de toi sur ce coup là gamin. Va jouer ailleurs.

Blessé, furieux, le lieutenant n'insista pas et sortit, le regard étincelant de rage.

- C'était... commença Jessie.

- Quelqu'un qui ne nous gênera plus. Du moins je l'espère...

*

Ce n'était pas la première fois que Riker l'éloignait de ses affaires, et le lieutenant Wolfe comptait bien ne pas en rester là. C'est pourquoi il était à présent installé dans le bureau du commissaire divisionnaire, monsieur Charles Ferry. Celui-ci ne paraissait pas enchanté outre mesure de le voir... Il le fixait de ses yeux marron pâles profondément enfoncés dans ses orbites.

- Qu'est-ce que tu veux ? demanda t-il d'un ton las.

- Juste une autorisation attitrée de bosser de nouveau avec Riker, au moins sur cette affaire. Il m'en a éjecté.

- Et pour quelles raisons ?

Tom s'était attendu à cette question.

- Je pense que ce n'est pas personnel. La perte récente de sa coéquipière l'a marquée, et il a du mal à travailler de nouveau avec quelqu'un. Il préfère faire cavalier solitaire.

- C'est son droit, répondit Ferry, qui n'avait visiblement qu'une envie : que Wolfe décampe au plus vite.

- Croyez-moi, je ne peux que lui être utile. Il est un peu perturbé, il commet quelques erreurs. De toute façon, il devra bien réapprendre un jour ou l'autre à bosser en partenariat. Autant qu'il s'y mette tout de suite non ?

Bon sang, mais pourquoi venait-il lui casser les pieds ce gamin ? Ferry était dans la police depuis près de quinze ans, et dire qu'il en avait marre de la routine aurait été un euphémisme. Le commissaire divisionnaire ne craignait que l'ennui. Et Wolfe était épouvantablement ennuyeux.

- Ouais, c'est bon. Je vais prévenir Riker que je t'assigne à cette affaire. Mais n'oublie pas qui est le patron.

- Merci monsieur le commiss...

- Maintenant dégage.

Bien que légérement surpris par cette interjection, Tom parvint à ne pas se départir de sa dignité en quittant la salle. Pourquoi s'offusquerait-il ? Il avait gagné. Il allait attendre un peu que Ferry annonce la bonne nouvelle à Riker, puis il irait voir ce dernier. Que la victoire avait bon goût ! Il allait s'y habituer très vite...

*

- Votre collègue qui se prend pour un boxeur n'est pas venu ? railla Devon, faisant référence aux coups que lui avait donné Wolfe lors de son précédent interrogatoire.

- Il a mieux à faire, répondit Andy. De toute façon ce n'est pas de lui que nous allons parler. C'est de toi.

De l'autre coté du miroir sans tain, Angel et son hôte ne perdaient pas une miette de ce qui se disait. Assises sur une chaise de métal, les yeux grands ouverts, elle décryptait chaque mouvement, parole ou intonation du jeune homme. Andrew alla droit au but et posa dès le début les questions qui l'intéressaient.

- Alors, qu'est-ce que tu peux me dire à propos de ton patron ?

- Qu'il est plus riche que moi ?

Son ton désinvolte aurait pu lui servir à masquer son agoisse. Mais ce n'était pas le cas. Devon était parfaitement détendu, ce qui était étonnant de la part de quelqu'un dans sa situation. Angel comprit qu'il venait de prendre quelque chose. Obtenir de la drogue tout en étant en détention était donc si facile ? Malgré les effets tranquilisants de ce qu'il avait consommé, son esprit restait clair. Ce qui faciliterait la tâche de la jeune Daeren.

- Ca je n'en doute pas, répliqua Riker. Mais encore ?

Angel se concentra, essayant d'influencer l'esprit de ce jeune vendeur de Mort. Elle voulait jouer sur la culpabilité qu'il aurait du ressentir à envoyer en enfer des gens de son âge. Il fallait lui faire ressentir un besoin de parler, de se confesser. Pour qu'il puisse faire le premier pas vers le chemin de la rédemption.

- Rien qui vous regarde.

L'ange eut un choc. Devon ne ressentait aucune culpabilité. Il était parfaitement conscient de ses actes, et s'il n'en éprouvait aucune fierté, sa conscience n'en souffrait pas pour autant le moins du monde. Angel aurait voulu cesser là cette plongée dans le mental de Granger. Mais elle s'était engagée, elle aurait jusqu'au bout. Aussi désespérant soient les choses qu'elle verrait.

 

* * *

    Katia Emmerson relisait pour la énième fois le mince dossier que le Dome avait constitué sur le ou la Daeren qui... travaillait dans leur ville. Et qui était revenu d'entre-les-morts. Peut-être étaient-ils vraiment des anges, en tout cas ils en avaient l'immortalité. Et maintenant ? Le Dome était revenu au point de départ. Et la patience de Katia commençait à s'émousser. Pourtant, ce n'était pas le temps qui leur manquait. Bien sûr, il fallait trouver ces extra-terrestres (Dieu qu'employer ce terme était surréaliste) le plus vite possible, mais les Daeren avaient pour l'instant un pouvoir limité. Tant qu'ils devraient agit dans l'ombre, ils resteraient contrôlables. Mais si jamais leur existence venait à être exposé au grand jour, et surtout acceptée, alors ils deviendraient véritablement une menace. Selon elle, la situation ne se présenterait même pas. Car si les terriens découvraient d'une façon ou d'une autre que des êtres venus de l'espace étaient déjà parmi eux, ils entameraient une guerre contre ces messagers de la paix. La paix... c'était bien beau, mais très mauvais pour les affaires.
Rien ne devait changer. Ou bien tout changement devait être une initiative du Dome, et autres organisations terriennes au pouvoir.
Elle avait du mal à se l'avouer; mais elle avait peur du changement. Peur de ce qui était différent, comme tous les autres. C'était humain. Ils étaient comme ça. C'était sûrement pour cette raison qu'elle travaillait au Dome. Car dans le fond, les intentions des Daerens n'avaient rien d'effrayantes.
Oh si, bien au contraire. Et s'il n'y avait eu que leurs intentions. Ils se glissaient dans des corps humains, les parasitaient en quelque sorte. Ca n'avait rien d'effrayant ça ? Elle se trompait. Le temps leur manquait. Il fallait faire vite, tout arrêter avant qu'il ne soit trop tard. De toute façon, ils gardaient un avantage sûr : les Daerens avaient peu d'alliés, tandis que le Dome pouvait compter sur six milliards de gens aux esprits trop peu ouverts pour les aider.
Katia retrouva sa sérénité. Les choses auraient pu être pires. Ils n'avaient pas avancé, mais ils n'avaient pas non plus reculé.
Match nul.

 

* * *

    L'interrogatoire était terminé depuis plusieurs minutes et n'avait rien donné. Jessie et Angel étaient parties. Calé dans son siège pivotant de qualité inférieur, Riker mettait à profit toutes les techniques du contrôle de soi qu'il avait pu apprendre dans une tentative désespérée de ne pas écraser son poing sur le sourire de Wolfe. Décidément, il avait sous-estimé le jeune lieutenant. Après leur dernière incartade, il pensait s'en être débarassé mais celui-ci était revenu avec une autorisation du commissaire divisionnaire Ferry. Tom Wolfe lui faisait l'effet d'un sale gosse autorisé à faire tout ce qu'il voulait tant qu'il ramenait ensuite un mot de son papa. Andy se demandait pourquoi il tenait tant à cette affaire. Il devait y en avoir mille autres semblables. Non, si Wolfe voulait à tout prix travailler "avec" lui, c'était justement parce qu'il l'avait viré comme un malpropre. Ce garçon voulait prouver qu'il ne se laisserait pas faire. Très bien. Il aller en baver. Ferry l'avait mis sur le coup probablement parce que ça lui était égal, mais après tout, Riker était toujours aux commandes.

- C'est parfait. J'ai justement besoin d'assistance.

Il tendit au jeune homme une épaisse liasse de feuillets.

- Je veux ce rapport au propre en trois exemplaires ce soir sur mon bureau. C'est un ordre.

Le sourire de Wolfe disparut instantanément. Riker trouva cette façon de faire infiniment plus satisfaisante qu'un coup de poing.

Tom sortit, crispant les poings de frustration sans se soucier de froisser son rapport. De quel droit Riker le traitait-il de cette façon ? Et que manigançait-il avec cette gamine ? Il comptait bien le découvrir. Il n'allait pas laisser un vieux flic lui marcher sur les pieds.
Il était au milieu du couloir quand il la vit. Elle était revenue. L'avocate aux longues jambes et aux yeux de glace. Wolfe tenta de lui décocher son plus beau sourire de séducteur mais, trop subjugé, ne parvint qu'à lui adresser une faible grimace qui le faisait sans doute passer pour un adolescent attardé. Elle lui répondit en étirant ses lèvres parfaites en un sourire carnassier. Ca et la lueur dans ses yeux verts, elle avait tout du prédateur.

Seul dans son bureau, l'inspecteur Riker poussa un léger soupir. Il venait de marquer un point contre Wolfe, mais il savait que lui n'en resterait pas là. Il n'allait pas s'emmerder avec ce petit con alors que quelqu'un d'autre lui faisait le travail mieux, plus vite et surtout sans objecter quoi que ce soit. Par moments, Andy s'en voulait d'exploiter ainsi Ed. Mais alors, il repensait aux circonstances qui les avaient tous deux amenés là, et ses scrupules fondaient comme neige au soleil pour laisser place à une terrible envie d'oublier, envie qui ne pouvait se satisfaire que par l'absorption d'alcool.
Il y avait une petite flasque de Whisky dans le dernier tiroir de son bureau, près de son revolver, mais il ne buvait jamais en service. L'alcool était là parce que la flasque était un cadeau d'Holly, quand celle-ci ignorait encore son problème. C'est-à-dire le jour de son arrivée. Par la suite, elle s'était sentie horriblemment géné de ce geste pourtant amical, mais Andy lui avait dit et redit que cela lui faisait plaisir. Il lui avait promis de ne pas la vider et de la garder en souvenie. Andy ne l'avait jamais ramené chez lui par crainte de rompre cette promesse. Il savait qu'il ne boirait jamais ici.
Penser à Holly avait douloureusement ravivé son besoin de boire. Il regarda l'horloge murale qui lui indiquait que son service prendrait fin dans une petite heure. Il n'eut pas le loisir de convertir ce temps en seconde qu'il devrait passer à attendre car l'on poussa la porte de son bureau.
Il la reconnut aussitôt -comment ne pas la reconnaitre ?- et reprima un frisson. Kathleen Mallory entra, précédée des rafales de mitraillettes que lançait son regard. Elle prit une chaise avant qu'Andy ne le lui propose, ce à quoi il répondit par un petit sourire?

- Que puis-je faire pour vous ? demanda t-il d'un ton distant mais poli.

- Rien sans doute, mais ça ne coute rien d'essayer.

Il encaissa la réplique et arbora un air qui disait clairement : je suis à votre entière disposition. Kathleen ne s'était pas attendue à cette réaction. D'ordinaire, ses adversaires se montraient déstabilisés. Où avait-elle commis une erreur ?

- Je vous écoute.

Elle avait compris. L'erreur était de considérer Riker comme un simple adversaire. Il savait jouer sur son terrain. Peut-être même était-il dans son camp ?

- Merci, dit-elle en un sourire sincère.

C'était tellement rare de parler à un allié. Elle se devait d'être toujours prête à l'attaque. La police, comme les autres institutions de l'état, était rarement de son coté. Sans doute parce qu'elle creusait trop profond dans leurs dossiers. Personne n'avait envie de voir ses magouilles étalées au grand jour. Kathleen n'avait donc pour alliés que les gens qui n'avaient rien à cacher. Or à New York City, c'était une espèce en voie d'extinction.

- Vous avez récemment arrêté un certain Devon Granger.

- C'est exact?

- Savez vous que l'un de ses collègues l'avait un jour balancé pour une remise de peine ? Il y a trois mois. C'était un de mes clients.

- Dans ce cas pourquoi Granger est resté en liberté tout ce temps ?

- Son crétin de complice est ensuite mort d'une overdose. Il était toujours camé jusqu'aux yeux. Son témoignage a été déclaré irrecevable.

- Pourtant il aurait suffi d'une descente de police à son domicile pour vérifier.

- Oui, puis Granger s'en tirait pour perquisition sans mandat. Je sais comment ça se passe. Je l'ai fait un millier de fois. Et puis la police n'avait pas que ça à faire n'est-ce pas ?

Même si le sarcasme ne lui était pas personnellement adressé, la remarque le blessa. Il avait conscience du milieu dans lequel il évoluait, et quand sa perception des choses se faisait vraiment trop précise, il l'enrayait avec quelques verres.

- Je ne vois toujours pas le rapport avec moi. Granger est en garde à vue pour posséssion illicite et revente de stupéfiants. Vous avez ce que vous voulez.

Croyait-il vraiment qu'elle se souciait de ça ? Un dealer de plus ou de moins dans les rues ne faisait pas de différence, c'était d'ailleurs pourquoi elle était en paix avec sa conscience quand elle en remmettait un en liberté. Non, elle visait bien plus haut.

- Il y a autre chose. Je sais que celui qui gère le réseau est de la maison. Un gradé, évidemment.

Il haussa les épaules comme pour dire "y a t-il un fonctionnaire haut gradé dans cette ville qui ne soit pas corrompu ?"

- Seulement, il n'y a que Granger qui ait un contact avec lui.

- Aucun flic ne voudra aller fouiller là-dedans? Ce serait griller sa carrière.

- Je ne suis pas flic. Et je ne vous demande rien d'officiel.

Le sous-entendu était clair comme de l'eau de source. Elle regarda sa montre.

- Je repasserai. En attendant, réfléchissez à tout ça.

 

Helen Mallory arpentait le long couloir du commissariat jusqu'à ce que son regard accroche le nom de Riker sur une porte vitrée. Avant qu'elle ne puisse poser la main sur la poignée, celle-ci tourna et la porte s'ouvrit, laissant sortir une femme. Deux yeux verts glacés, ou plutôt glaçants, la transpercèrent. Il n'existait qu'une personne avec ces yeux là. Sa soeur.

- Kathy ?

Kathleen Mallory cilla. Elle n'avait plus tellement l'habitude de se faire appeler par son prénom, encore moins par son diminutif.

- Helen, répondit elle sobrement.

- Bonjour, fit sa jeune soeur avec un léger sourire. Qu'est-ce que tu fais là ?

- Mon travail.

Réponse simple et directe. Kathy ne parlait jamais pour ne rien dire, comme dans son métier. Contrairement à beaucoup d'autres avocats qui imposaient aux jurés de longues plaidoiries, elle allait toujours droit au but. Mais Helen n'était pas membre d'un jury et aurait aimé que son aînée prenne quelques minutes, quelques secondes pour lui parler. Elle eut une inspiration subite mais qui sur le moment lui sembla tellement stupide qu'elle faillit ne pas dire :

- Tu ne veux pas prendre un café avec moi ?

A sa grande surprise, Kathy hocha la tête en un signe d'assentiment.

- Je dois juste me garer correctement. Je suis en double file, dit-elle.

- Il y a un café sur la septième avenue. Tu m'y rejoins ?

L'avocate hocha de nouveau la tête et tourna les talons. Helen partit à son tour, un sourire flottant sur son visage. Prendre un café semblait n'être pas grand chose. C'était pourtant un bon début...

 

* * *

    Jess et Angel avaient quitté le commissariat mentalement épuisées. Ce n'était pas tant du à l'effort que leurs esprits avaient du fournir qu'à ce qu'elles avaient découvert dans celui de Devon Granger. Le chaos. Un schéma chaotique reproduit dans ses moindres détails par la ville elle-même. Au mimieur de cette insondable apocalypse de l'âme, celle du dealer comme celle de New York, revenaient quelques thèmes clefs : corruption, argent, pouvoir. Jessie avait la sensation d'évoluer dans un film noir qui aurait eu la ville pour toile de fond. Mais c'était aussi bien dans la réalité que les choses étaient sombres.
Elle se sentait déprimée par ce qui venait de se passer, d'autant plus qu'elle n'avait rien appris. A quoi bon s'escrimer à sauver une ou deux personnes quand on voyait qu'il y en avait des millions comme l'homme qu'elle venait de sonder ?
Alors qu'elle montait dans le bus quasiment vide, la pluie commença à tomber. Elle alla s'asseoir vers le fond du véhicule, se laissant tomber sur le siège. Comme elle, Angel avait l'impression de s'être sali en pénétrant dans une âme aussi rongée que celle de Granger. Elle aurait voulu pouvoir nettoyer la sienne, mais ne savait pas comment s'y prendre. Drôle d'image, songea Jessie.

- Je me demande combien de temps il me reste avant de devenir folle...

Sans s'en rendre compte, elle avait prononcé cette phrase à voix haute, en un murmure à peine audible. Pourtant quelqu'un l'avait entendu.

- Si vous parlez toute seule, c'est probablement déjà trop tard, lui répondit une voix.

Jess se retourna vivement. Sur le siège derrière le sien était assis un homme à la peau noire et au regard bienveillant.

- Excusez-moi, dit-il, je ne me suis pas présenté

Il lui tendit une carte comme l'aurait fait un parfait gentlement, ce qui la surpris. Pas que gentlement et new-yorkais lui semblent incompatibles mais... si en fait, c'était exactement ça. Elle lu le bristol et appris que cet homme s'appellait Daniel Lewis, était diplômé de Yale et exerçait la fonction de psychologue.

- Vous recrutez toujours votre clientèle dans les bus, traquant les gens qui parlent tout seul ?

Elle l'avait dit sur le ton de plaisanterie et non du sarcasme, car elle avait instinctivement sentit que cet homme était quelqu'un de sympathique.

- Ou dans le métro. Là aussi il y a pas mal de dingues.

- Je ne suis pas folle vous savez.

- Je n'ai rien dit de tel, fit-il avec sérieux.

- Pourquoi prenez vous le bus alors que vous n'aimez pas ça ? demanda t-elle pour changer de sujet.

- Et comment savez-vous que je n'aime pas le bus ? s'étonna t-il.

Oups ! Elle n'allait pas commencer à lui expliquer qu'elle était particulièrement réceptive à ce qu'il pouvait ressentir.

- Je le vois à votre façon de jeter un regard inquiet à chaque passager qui monte et au fait que vous évitez soigneusement de poser vos mains sur votre siège.

- Pas mal, fit-il avec un sourire. Que pouvez vous me dire d'autre ?

Il ne vit pas le regard de sa jeune interlocutrice changer de couleur.

- Vous êtes divorcé, d'origine britannique mais qui éprouve plutôt l'anxiété new-yorkaise que le flegme anglais, annonça Angel sans hésitation.

Jess observa avec attention et compris d'où Angel tenait ses informations. Elle vit à son tour la marque claire à l'annulaire de Lewis, la petite ride verticale d'anxiété entre ses sourcils, malgré un âge somme toute peu avancé. Quant à son origine, elle tenait ça de la façon dont il lui avait tendu sa carte et de son accent presque impercebtible.

- C'est tout à fait exact.

- Alors, pourquoi le bus ?

- Ma voiture est en réparation pour deux semaines. Vous analysez toujours les gens de cette façon ?

- C'est vous qui me l'avez demandé, lui fit remarquer Jess dont les iris étaient redevenus bleus. Hé, je ne suis pas sur votre divan là.

- Cela n'a rien à voir. Simplement, ça devient difficile d'avoir une conversation intéressante dans un bus.

Elle lui rendit son sourire.

- Je suppose que vous vous demandez pourquoi j'ai dit que je deviendrai folle.

En réalité elle ne le supposait pas. Elle le savait.

- Je mentirait en vous disant le contraire, reconnut Lewis.

Etait-ce parce qu'il lui disait la vérité ou parce que son intinct lui disait qu'elle pouvait lui faire confiance ? Elle eut envie de se confier à lui, juste une seconde. Angel approuva silencieusement.

- Monsieur Lewis, vous arrive t-il de vous lever le matin et de réaliser que la Terre ne tournait pas rond ?

- Parfois oui. Dans ces cas là, je me recouche vite fait.

- Moi je ne peux pas. Je n'arrive plus à fuir la réalité. Alors j'essaye de la changer mais j'ai l'impression que c'est en vain.

- Je vois. Là où les autres peuvent de temps en temps détourner le regard, cela vous est impossible.

- Ca n'a pas toujours été comme ça. Enfin, j'ai toujours eu une bonne perception des choses, mais avant je parvenais à m'en détourner.

- Avant quoi ?

Elle se mura dans le silence et baissa les yeux.

- Excusez moi, cela ne me regarde pas.

- Non, ce n'est rien. C'est que je préfère garder certaines choses pour moi.

- Mais vous n'avez rien à me dire. Je ne suis pas votre psy, ou votre père. En fait je suis même un parfait inconnu.

- Ce n'est pas tout à fait vrai.

Elle faisait allusion à la manière dont elle l'avait percé à jour quelques minutes auparavant. Il ne trouva rien à répondre sur l'instant?

- Je descends ici, dit-elle lorsque le véhicule approcha de l'arrêt.

- Si vous voulez un jour me parler, surtout n'hésitez pas.

Il désigna du menton la carte qu'elle avait toujours en main.

- Je ne pense pas en avoir les moyens.

- Oh, mais ça ne sera pas une séance. Plutôt une conversation qui je l'espère, sera aussi enrichissante pour vous qu'elle le sera pour moi.

Le bus stoppa. Elle lui dit au revoir d'un dernier sourire avant de descendre.

- C'est le genre de rencontre qui vous égaye une journée non ? fit Angel.

- Oui.

Il pleuvait toujours mais le soleil arriva à percer les nuages. De l'arrêt, les deux jeunes femmes purent contempler une bande d'arc-en-ciel. Angel croyait se souvenir d'avoir découvert ce phénomène ici. Il n'y avait pas d'arc-en-ciel chez elle. Les conditions climatiques ne le permettait pas.

- Il y a vraiment de belles choses sur votre planète, murmura t-elle.

Jess acquiesça intérieurement. C'était vrai, il y avait des choses merveilleuses ici. Elle songea qu'Angel était vraiment capable de lui ouvrir les yeux sur ce qu'était la Terre. Le monde n'était pas noir et blanc. Et le gris des yeux de l'ange était très beau. Si la grisaille new-yorkaise était déprimante, l'argenté du regard d'Angel rendait le sourire.

 

* * *

       Sur la septième avenue, au café Raffaella, Kathy et Helen étaient attablées et attendaient leurs commandes respectives. Helen n'avait pas imaginé que parler à sa soeur serait si difficile. Elles n'étaient pas vraiment fachées toutes les deux. Juste... éloignée l'une de l'autre. D'une certaine façon, cela rendait les choses plus compliquées. Si elles avaient été brouillées, elles auraient pu se réconcilier. Mais quand il n'y avait rien entre deux personnes, comment créer le lien ?

- Parle moi de toi, fit Kathleen soudainement.

Helen fut surprise, de nouveau. Kathy voulait-elle réellement savoir comment se passait sa vie ou... simplement pourquoi elle aussi s'était retrouvé devant le bureau de Riker ? Elle ne put s'empêcher de répéter :

- Te parler de moi ?

Mais Kathy ne fut visiblement vexée par cet étonnement non dissimulé. Helen se rappela alors que sa soeur ne se vexait jamais. Qu'en fait elle n'éprouvait jamais rien.

- Oui. Tu es toujours avec John ?

- Jo.

- C'est pareil. Tu es toujours avec lui ?

- Plus ou moins.

Kathleen lui lança un regard quelque peu perplexe.

- Nous sommes ensemble, mais presque jamais ensemble. Il est souvent à l'étranger pour négocier un contrat ou un truc dans le genre.

Sa soeur du percevoir la déception dans sa voix car elle dit :

- Je t'avais prévenu. Ce type n'est pas l'homme qu'il te faut.

Hélène se remémora le jour où, quelques années plus tôt, elle avait présenté Jo à son aînée. Ce jour-là, Kathy avait mis de coté son attitude glaciale et indiférente pour adopter à l'égard du jeune homme un cynisme particulièrement mordant. Elle sourit à ce souvenir.

- Comment peux-tu juger un homme dont tu ne connais même pas le nom ?

- Pas besoin de savoir comment il s'appelle pour voir que tu mérites mieux.

C'était un compliment, il n'y avait aucun doute. En même temps, c'était une critique négative à l'égard de Jo et de ses propres choix en matière d'hommes. Helen préféra donc ne rien répondre à cette remarque.

- Mais après tout c'est à toi de voir, conclut Kathy. Et le boulot ? Qu'est-ce qui t'a amenée au commissariat ?

Nous y voilà, pensa Helen. Elle ne s'était pas trompée. Kathy voulait juste savoir si elle était ou non liée à son affaire. Est-ce que la conversation qui avait précédée n'avait été qu'un moyen d'aborder le sujet ? Non, sa soeur était manipulatrice certes, mais Helen pensait que son intérêt à son sujet était sincère. Où était-ce simplement ce qu'elle voulait croire ?

- J'étais juste venue apporter à l'inspecteur Riker quelques informations. Je vais d'ailleurs y retourner.

Elle laissa quelques billets dans la soucoupe prévue pour reccueillir l'addition et partit, laissant Kathy seule face au noir de son café.

 

* * *

    En haut des marches qui menaient à l'entrée, debout seul devant la porte, Alphonse Barnett était rongé, dévoré même, par le doute et l'angoisse. Devait-il oui ou non enclencher l'interphone de l'appartement numéro cinq, où logeait Lisa Phillips ? Sonner ou ne pas sonner, telle est la question, songea t-il.

- Je peux vous aider peut-être, fit une voix chaleureuse et amusée derrière lui.

Il sursaurta à tel point que s'il y avait eu un plafond au dessus de lui, il s'y serait probablement fracassé le crâne. Il se retourna pour découvrir Lisa Phillips et voyait bien qu'elle s'empêchait tant bien que mal d'éclater de rire.

- Je me demandais juste si...
si vous vouliez juste dîner avec moi et Jack, allez vas-y, ce n'est pas si dur...
-... si David n'avait pas oublié ça ! dit-il en tendant triomphalement le livre qu'il avait en main.

Lisa prit le manuel scolaire, l'ouvrit à la première page.

- Ce livre est le vôtre, fit-elle en souriant

- Bien sûr ! Je me demandais d'ailleurs où il était. Et bien merci, merci beaucoup.

Il fit demi-tour et redescendait les quelques marches quand Lisa l'interpella.

- Monsieur Barnett ?

- Oui ?

- Vous n'êtes pas venu à pied jusqu'ici pour me donner un livre qui vous appartenait n'est-ce pas ?

Elle arborait un air malicieux et rusé comme si elle venait de surprendre un enfant mangent de la confiture en cachette.

- Non, avoua Al, vaincu. Je voulais savoir si vous accepteriez de dîner un soir avec Jack et moi-même mais nous sommes professeurs et vous êtes une parente d'élève alors j'avais peur que cette invitation parraisse déplacée, débita t-il d'une traite.

- Dans notre belle Amérique, si attachée au politiquement correct ! s'exclama t-elle avec une pointe d'ironie qui ne lui échappa pas. Vous avez tout à fait raison.

Elle marqua un temps d'arrêt avant d'ajouta :

- J'accepte votre invitation avec plaisir monsieur Barnett.

- Ce soir ?

- Vous n'aurez qu'à venir me chercher, murmura t-elle avant de lui adresser un clin d'oeil et de rentrer.

Quand la porte se referma, Al Barnett arborait le sourire stupide et ô combien béa d'un adolescent amoureux. Il resta quelques instants immobile, comme statufié devant l'entrée de l'immeuble. Puis la pluie se remis à tomber le faisant choir de son petit nuage sans pour autant lui ôter son sourire. Il repris le chemin de la maison sans se soucier des quelques passants qu'il croisait et qui de toute évidence, le prennaient pour un fou. Un fou de plus, un fou de moins, ça ne faisait pas grande différence à New-York. Ca ne faisait pas grande différence sur cette planète.

 

* * *

    Après quelques minutes de marche, la Daeren et la terrienne étaient arrivées à la maison. Angel entra et tomba sur Rebecca.

- Bonjour...

Elle s'arrêta net car elle avait failli dire "bonjour madame Wells". Rebecca n'était pas sa mère. Pour elle, cette femme était une personne qui comme des dizaines d'autres ignoraient son existence et croyaient parler à Jess lorsqu'elles lui adressaient ne serait-ce qu'un bonjour. Angel sentit une atroce vague de solitude la submerger?

- Bonjour Jessie, lui répondit Rebecca. Tu as passé une bonne journée.

Je ne suis pas Jessie, aurait voulu révéler Angel, mais elle dit simplement :

- Oui, merci.

Puis Jess prit le relais.

- Est-ce que David peut venir dîner ici ce soir ?

La mère du jeune homme l'avait prévenu qu'elle dînerait à l'extérieur, Jess se disait qu'il n'avait peut-être pas envie de passer la soirée seul.

- Pas de problème !

La jeune fille fut légérement étonnée. D'ordinaire, sa mère n'aimait pas plus que ça recevoir. Cet enthousiasme ne lui ressemblait pas vraiment, mais Jess n'allait pas s'en plaindre.

- Ah. Parfait. J'avais préparé une liste d'arguments pour négocier, mais j'aime autant me passer d'un débat freudien sur l'associabilité que caractérise le fait de ne pas recevoir les gens.

Rebecca sourit.

- Je suis contente de voir que tu as retrouvé ton cynisme Jess. Ces derniers jours, tu ne semblais pas dans ton assiette.

Comme sa fille ne disait rien, elle continua.

- Je sais que ce que tu vis en ce moment n'est pas facile. Si jamais tu voulais m'en parler... et bien je serai là, d'accord ?

- D'accord. Merci maman. Je n'oublierai pas.

Après un bref coup de fil à David, elle grimpa rapidement les escaliers jusqu'à sa chambre et y jeta négligement son sac, ce qui soulagea ses épaules. Elle était touchée par ce qu'avait dit sa mère. Elle prennait doucement conscience de l'écart qui se creusait entre elle est ses parents.

- Tu ne devrais peut-être pas le considérer de la même façon pour ton père que pour ta mère. Il me semble que tu entretiens une relation différente avec chacun des deux.

C'était absolument vrai. Jess conservait encore un lien avec sa mère, lien qui devenait parfois même de la complicité, dans leurs bons jours. Avec Richard -et l'évoquer par son prénom était assez révélateur- ça devenait juste "bonjour/au revoir" et "passe moi le sel s'il te plait". Ils ne se disputaient même plus. Dommage. Lorsqu'elle avait été plus jeune, elle s'entendait vraiment bien avec lui. A ses yeux, c'était le père idéal, drôle, gentil, et surtout, quelqu'un de bien. Elle réalisa que leurs rapports avaient commencé à se dégrader, à disparaître même, à partir du moment où elle avait compris que son père n'était pas si honnête et montait des arnaques avec ses collègues, fait qu'elle n'avait pas juger utile de réveler à sa mère. Il l'avait déçue et elle s'était mise à le considérer autrement. Jess se demanda si l'histoire se répéterait avec Thomas, son petit frère. Pour l'instant, lui et Richard étaient très proches.
On frappa à la porte, qui s'ouvrit avant que Jess ait pu dire "entrez".

- Jess, l'interpella Thomas, tu m'aides pour mes maths.

- Pas le temps, voulu dire Jessie, mais ce fut Angel qui répondit :
- Bien sûr !

Son hôte ne protesta pas, d'abord parce que c'était inutile, ensuite parce qu'elle avait bien le temps d'aider son frère, et qu'Angel avait eu raison.

- Malgré tout, tu peux me demander mon avis.

- Désolée, c'était une réponse spontanée.

A douze ans, Thomas entretenait une aversion très prononcée pour tout ce qui se rapportait aux chiffres. En revanche, sa passion pour les westerns était elle aussi démesurée. D'ailleurs il portait en cet instant un chapeau de cow-boy blanc un peu trop grand pour lui. Jess le lui rabattit sur les yeux et le suivit jusque dans sa chambre. Les exercices de Thomas étaient relativement simples et sa soeur eut vite fait de lui expliquer le principe des pourcentages. Elle songeait qu'avec un tel dégout des maths, le petit garçon avait peu de chances de finir dans une compagnie d'assurances à escroquer ses clients. Elle voyait plutôt Thomas travailler dans une filière plus artistique. Le cinéma ? Jess se représenta Tom avec dix ans de plus, derrière une caméra à tenter de réaliser un bon vieux western au milieu de tous ces "pop-corn moviesé. Elle sourit à cette idée.

- Qu'est-ce qui te fait rire ?

- Toi, fit-elle sans autre explication.

Il haussa les épaules.

- Je vais regarder Impitoyable. Tu viens voir avec moi ?

Cette fois, Angel laissa son amie répondre.

-D'accord.

Elle connaissait ce film par coeur, et David n'allait pas tarder. Mais elle songea qu'elle avait presque dix-sept ans, au fait que dans quelques années, elle aurait peut-être quitté la maison et n'aurait plus l'occasion de faire grand chose avec Thomas.
Il était déjà descendu installer sa cassette et l'attendait sur le canapé. Elle allla s'asseoir à coté de lui et ils admirèrent l'indiscutable talent de Morgan Freeman et de Clint Eastwood. Environ une demi-heure plus tard, David arriva, mettant fin malgré lui à cette petite réunion fraternelle. Jess se promit de passer un peu plus de temps avec Thomas. Et se demanda si, volontairement ou non, Angel ne l'y avait pas poussé...

 

* * *

        Au treizième rang de la seconde salle, bien installées dans leur sièges, Diana et Lauren attendaient que débute Hollywodd Ending, la dernière comédie en date de Woody Allen. Elles avaient choisi le film d'un commun accord, Lauren parce qu'elle avait envie de rire, Diana parce qu'elle redécouvrait New York après avoir vu un Woody Allen.

- Ca faisait longtemps qe nous n'étions pas sorties toutes les deux non ?

- Trop longtemps, reconnut Lauren tout en calant sa tête contre l'épaule de Diana.

Les quelques lampes encore allumées diffusaient une lumière tamisée, plongeant la salle dans une semi-obscurité apaisante. Le film ne démarrerait pas avant quelques minutes. Diana resta silencieuse. De sa part, c'était un peu inhabituel. Laurent la sentait préocupée.

- A quoi tu penses ? lui demanda t-elle.

- A rien.

- C'est ça. Et moi je suis la fille cachée de Woody Allen.

- Tu me le présenteras ?

- Diana ! râla Lauren. Qu'est-ce qui te préocupe ?

- Je ne sais pas trop. Tout ça, tout ce qui se passe en ce moment. Je trouve que tout va trop vite !

- C'est-à-dire ?

- C'est à dire que nous n'avons pas vraiment le temps de nous adapter, de nous préparer à ce qui va suivre. Nous n'anticipons rien dans tout ça. On attend un signal, et seulement après on agit.

- Pour l'instant nous n'avons pas d'autre méthode. Nous faisons ce qu'il faut faire, je crois.

- Mais nous devons nous montrer prudents. Tout ceci peut se réveler dangereux.

Elle passa la main sur la récente blessure de Lauren comme pour souligner ses paroles.

- Tu t'inquiètes hein, c'est ça ?

- C'est exactement ça. Depuis le peu de temps que nous nous sommes lancés dans cette histoire, tu as été blessée, Jess et Angel ont faillit mourir, et je n'ose même pas parler de Lucie...

- Mais nous avons aussi fait cessé les activités pas très catholiques d'un hôtel, remis un jeune toxicomane entre les mains des services sociaux et empêché qu'un homme ne se jette du seizième étage d'un gratte ciel, fit-elle d'une voix posée.

- D'accord, admis Diana, heureuse de retrouver la Lauren indubitablement positive qu'elle connaissait et dont elle était tombée amoureuse. Il ne faut pas voir que le mauvais coté des choses. Mais l'autre aspect n'est pas à négliger pour autant.

- C'est étrange non ? On pourrait croire que maintenant que nous avons un ange gardien à nos cotés, les choses sembleraient plus faciles. Pourtant, elles ne m'étaient jamais apparues aussi sombres.

- C'est parce qu'à présent nous les voyons sous leur vrai jour. Ouvrir les yeux n'est pas des plus amusant, mais si c'était à refaire...

- je le referai, conclut Lauren.

Les lumières s'éteignirent.

 

* * *

        Jack n'avait jamais vu son ami aussi nerveux. Pourtant, Dieu savait dans quel état de stress il se trouvait déjà vingt-trois heures sur vingt-quatre !

- Tu veux des calmants ou juste une douche glacée ? demanda t-il à Al.

- Je me demande si les deux ne seraient pas préférables... répondit le petit homme sans réaliser que Jack plaisantait.

- Enfin ! On dirait que tu t'apprête à recevoir Amirah Gandi ! Je pensais que c'était une femme "adorable, souriante, simple".

- Et c'est le cas ! protesta Al.

Jack sourit.

- Dans ce cas de quoi as tu peur ?

- De la décevoir.

Le sourire de Jack s'étendit, découpant son visage jusqu'aux oreilles. Ma parole Al, tu es... amoureux ? pensa t-il sans oser le dire à haute voix.

- Et puis tu avais besoin d'amener Georges ? continua Al.

- Tu as raison, j'aurais du l'attacher à un arbre au bord de la route.

Al sembla enfin réaliser l'absurdité de son comportement, et s'excusa auprès de son ami.

- Heu... enfin je pense que j'ai un peu la tête ailleurs.

- Si l'on admet que tu as encore toute ta tête... marmonna Jack dans ses dents.

- Quoi ?

- Rien, rien. Ta sauce est prête ? fit-il histoire de faire dévier la conversation.

- Je vais voir, répondit-il en se rendant pour ce qui devait être la six-centième fois dans la cuisine.

Jack se tourna vers son neveu.

- Tu veux me faire plaisir Georges ? Ce soir, tu vas te montrer particulièrement gentil avec tonton Al. D'accord ?

- Qu'est-ce que j'y gagne ? répliqua le gamin d'une voix enjouée.

- Disons plutôt, qu'est-ce que tu évites...

Georges avait compris. Son oncle sourit. Il appréciait beaucoup la vivacité d'esprit assez execptionnelle dont il faisait preuve pour un enfant de cinq ans. Al revint de la cuisine, le visage empli de panique.

- Heu Jack, tu voudrais me rendre un service ? Tu pourrais aller chercher Lisa à ma place ?

- Pourquoi ?

- D'abord parce que je n'ai pas fini. Ensuite parce que je ne crois pas être en état de conduire.

- C'est à dix minutes à pieds !

- Jack ! S'il te plait.... supplia t-il.

- Qu'est-ce que j'y gagne ?

- Hein ?

- Oublie. Je vais y aller va. Essaye d'avoir retrouvé un comportement normal quand nous reviendrons.

Le jeune homme enfila son manteau et sortit dans la fraicheur de ce début de soirée. Finalement, quelques instantsde calme n'étaient pas désagréables. Apaisant même. Jack adorait Al mais ce soir, il était particulièrement fatigant. Heureusement que Georges y mettait du sien... Il se demanda comment Lisa Phillips allait trouver cette soirée ? Pas le temps de trouver une réponse à cette question, car il était arrivé. Il sonna à l'appartement numéro cinq. Il n'eut pas de réponse, mais quelques instants plus tard, Lisa apparaissait sur le seuil de l'immeuble.

- Excusez-moi, mais l'interphone est en panne.

- Il n'y a pas de mal. Euh... je viens de me rendre compte que j'étais venu en marchant.

- Hé bien ça nous laissera plus de temps pour discuter sur le chemin, répondit-elle.

Ils prirent le chemin du domicile d'Al.

- Je dois vous prévenir, à propos d'Al. Il est assez...

- Nerveux ? devina t-elle. Je m'en serais doutée après la scène à laquelle j'ai eu droit tout à l'heure. Du plus bel effet comique je dois dire.

- Vraiment ?

Elle lui raconta comment Al avait inventé cette histoire de livre puis finalement "avoué" le but de sa visite.

- Il est vraiment amusant vous savez...

- Et sans le faire exprès, ajouta Jack, ravi d'avoir quelqu'un avec qui plaisanter sur le dos de son ami.

- C'est une très grande qualité, fit-elle, sérieuse.

- Mais c'est loin d'être sa seule qualité.

 

* * *

        La nuit était tombée. Géné, David ne disait mot tandis que Richard Wells conduisait. Vu l'heure, il était content d'être ramené chez lui en voiture mais le silence le gênait un peu. Le repas s'était déroulé de la même façon. Jess l'avait invité parce que Lisa passait la soirée à l'extérieur et pour qu'il ne mange pas seul chez lui, mais en fin de compte, il aurait préféré tant les parents de son amie étaient restés distants. Il ne s'était pas attardé. Il se demanda comment Jessie faisait pour supporter une telle ambiance jour après jour. Il ne s'en soucia bientôt plus. Par la vitre, il venait d'apercevoir deux silhouettes. L'une d'elle était sa mère et l'autre... il n'eut pas le temps de dire au père de Jess de s'arrêter. La personne qui accompagnait Lisa lui était famillière. Mais il faisait nuit et il était fatigué. Il n'aurait qu'à demander à sa mère avec qui elle avait dîné.
Richard le déposa devant l'immeuble en lui souhaitant une bonne nuit. Sachant qu'elle n'arriverait pas avant un bon quart d'heure, il n'attendit pas que Lisa arrive, et monta les escaliers. Il était à peine entré que le téléphone sonna.

- David ? C'est Jess. Je t'appelle parce que je viens d'avoir un autre contact.

-Tu vas bien ? Tu as du nouveau.

- Oui. C'était sensiblement la même scène. Mais certaines choses qu'à dit l'homme m'ont fait comprendre que je suis en phase avec une jeune fille. Je l'ai aussi entendue crier. Et maintenant je sais de quoi il s'agit... cette fille est battue par son père.

Elle garda le silence quelques secondes.

- Il y a autre chose ? demanda David.

- Oui. En fait pendant un court instant, j'ai vu quelqu'un que je connaissais bien...

- .... hé bien qui ?

- Moi, lâcha t-elle.

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Je n'en ai aucune idée...

- Jess ! cria une voix au loin. Il est dix heures passées.

- Je crois qu'il vaudrait mieux que je raccroche, fit Jessie à David. On parlera de tout ça demain matin.

- Au revoir.

Il raccrocha et un bruit sourd le fit se retourner. C'était Lisa.

- Bonne soirée ?

- Parfaite, mentit David. Et pour toi ?

- Spéciale.

- C'était avec qui ce dîner ?

- Un collègue de travail.

Sitôt ces mots prononcés, Lisa sentit la culpabilité l'envahir. Elle ne mentait jamais, ni à son fils ni à personne. Mais elle n'avait pas vraiment envie de lui dire qu'elle avait passé la soirée avec deux de ses professeurs. Du moins pas pour l'instant...

 

* * *

        Les genoux ramenés contre sa poitrine, Jess oscillait doucement sur son lit pour tenter de se détendre. Cette deuxième phase avait été très éprouvante. D'abord parce qu'elle avait de nouveau reçu des coups, mais surtout parce qu'elle s'était vue elle-même, avec un regard presque terrifié. S'identifiait-elle à cette fille parce qu'elle aussi avait de tristes rapports avec son propre père ?  Elle devait trouver cette personne le plus vite possible. Mais elle n'avait cette fois aucun indice spécifique qui puisse l'aider. Comment faire ? Même Angel était à court d'idées. Elle essayait d'ouvrir son esprit au maximum, mais celui ou celle qui avait fait appel à elle semblait s'être à présent rétracté.

- Vous pensiez que la solution vous serait toujours donnée dès le départ ? Mais ce serait nettement moins amusant, sourit l'être qui se faisait appeler le Médiateur. Bonsoir Angel.

- Bonsoir, répondit-elle poliment, comme si cet homme n'était pas son ennemi. Ce qui était peut-être le cas.

- Bonjour mademoiselle Wells, continua le Médiateur.

- Vous ne prenez jamais de vacances ? demanda Jess d'un ton naturel.

Se montrer sarcastique était le meilleur moyen que la jeune fille avait trouvé pour cacher à son étrange interlocuteur la perplexité qu'il lui inspirait.

- C'est que je ne considère pas mes visites comme un travail. Ce serait même plutôt un loisir.

- Est-ce que vous me direz un jour qui vous êtes ?

- Est-ce si important ? Après tout, vous savez déjà qui je suis. Celui qui n'est ni d'un coté ni de l'autre.

- Et qui est de l'autre coté ?

- La liste est assez exhaustive, croyez-moi. Il y a tous ces humains qui ont peur de ce qui est différent. Cela en fait énormément. Il y a ceux qui ont peur du changement, ceux qui ne pensent pas que le monde ait besoin d'être changé. et puis, il y a ceux qui savent.

- Qui savent quoi ?

- La vérité, la présence des anges. Ceux qui savent sont les plus dangereux. Les plus à même de vous arrêter.

- Pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? demanda Angel.

- Parce que s'ils savent beaucoup de choses, dans le fond ils ignorent qui vous êtes. Ils savent que vous investissez des hôtes humains mais trouver lesquels n'ait pas chose aisée. Ils vous cherchent Angel, mais ne savent pas où vous trouver.

- Qu'attendez vous pour le leur dire ? fit Jess, presque en colère.

Le Médiateur prit un air sérieux qui ne lui était pas coutumier.

- Je ne suis pas plus de leur coté que du vôtre, rappelez-vous. Et je ne répondrai plus à aucune question sur ce sujet aujourd'hui.

- D'accord, acquiesça Angel. Pourquoi êtes vous venu ?

- Juste pour vous dire ceci : il n'est pas nécessaire d'aller très loin pour trouver le mal. Parfois, ce que l'on cherche est simplement juste devant nous.

- Je pensais que vous ne deviez pas m'aider ?

- C'est exact. Mais je vous aime bien mademoiselle Wells. Vous me faites rire.

Il disparut soudainement. Sentant Jessie quelque peu perturbée par sa dernière "révélation", Angel ne dit rien.

- Qu'est-ce qu'il a voulu nous dire ?

- Sans doute qu'il fallait chercher dans un cercle assez restreint, proposa Angel. Selon lui, la personne que l'on cherche est sous nos yeux.

Un éclair de compréhension les traversèrent toutes les deux.

- Je ne me suis pas vue parce que je m'identifiais à elle, mais parce qu'elle m'a vue.

- Il s'agit sans doute d'un élève du lycée...

Jess tenta de se rappeler quelque chose de significatif, un comportement, un geste, une parole qui l'aurait mis sur la voix. A qui appartenait ce regard qui avait croisé le sien de cette façon ? Cela lui rappelait quelque chose...

- Je sais qui c'est.

Elle fit part de son idée à Angel.

- C'est sans doute ça. Mais je pense que nous ne pouvons rien faire ce soir. Demain, nous irons la voir.

- Ca me va, approuva Jessie.

- Bonne nuit alors.

Elles se laissèrent doucement glisser dans le sommeil. Mais Jess ne pouvait s'empêcher de songer à l'étrange de la situation : c'était cet être prétendument neutre qui venait de lui donner la clef de l'énigme. Ce qui soulevait une question. S'il l'avait aidé, ne devait-il pas en faire de même avec ceux de l'autre coté pour réequilibrer la balance ?

 

* * *

        Le lieutenant Tom Wolfe cru rêver ce matin-là. Mais non, c'était bien Kathleen Mallory qui sortait à pas feutrés du bureau de Riker. Deux fois en deux jours ! Cette fois-ci, il ne laisserait pas passer l'occasion ! Lorsque la chance se présentait à vous, il fallait la saisir. Tom Wolfe inspira à fond pour se donner de l'assurance et ne pas réitérer sa maladresse de la veille.

- Mademoiselle Mallory ? l'interpella t-il. Si vous avez quelques instants à me consacrer, j'aimerai m'entretenir avec vous d'une affaire qui, j'en suis sûr, vous intéressera.
Doucement, s'ordonna t-il. Elle va penser que tu as appris ton texte.

Mallory regarda sa montre puis Wolfe. Toute l'expression de son visage disait clairement  : "je suppose qu'accepter est l'unique moyen de me débarasser de vous". Ses lèvres, elles, dirent :

- Dix minutes.

Tout sourire, il la conduisit dans une des rares salles déserte du commissariat. Entre les dizaines de boîtes en cartons qui jonchaient le sol, il dénicha deux sièges. Il en tendit un à Mallory puis s'asseya à son tour.

- Quarante secondes, lâcha l'avocate.

- J'ai cru remarquer que vous vous intéressiez beaucoup à mon "supérieur", dit-il en prononçant les guillements, l'inspecteur Riker.

- Et en quoi cela vous regarde ? lui répondit-elle froidement.

- Laissez moi finir. J'ai cherché et fait le rapprochement. Récemment, Riker s'est occupé d'une banale affaire de drogue. Sauf qu'elle n'est pas aussi banale que ça.

Mallory se pencha vers lui, manifestant son intérêt. Bien ! Il avait lancé l'apat, elle se rapprochait. Une fois qu'elle aurait mordu, il n'aurait plus qu'à ferrer le poisson.

- Riker aurait normalement du passer à autre chose après l'arrestation de ce Granger. Mais il ne lache pas le morceau. Hier il a même fait venir une gosse lors de l'interrogatoire de ce type. Et m'en a exclu.

- Deux minutes, nota t-elle, histoire de lui dire "va droit au but".

- J'ai réussi à connaître son nom. Elle s'appelle Jessie Wells.

Le nom était famillier à l'avocate, qui ne mit que quelques secondes à le situer.

- Ca me disait quelque chose, poursuivi Wolfe, et j'ai retrouvé cette personne dans les archives. Elle était un témoin clef du procès de Miguel Vasquez, que vous défendiez.

L'intérêt de Kathleen s'accrut mais elle se garda bien de lui montrer.

- Je pense donc que Riker cache quelque chose. Il ne suit pas la procédure habituelle. Il fait venir cette gamine lors d'un intérogatoire mais n'autorise pas son coéquipier à y assister. Et puis il n'y a aucun transcript écrit de ce qui s'est dit. Il est possible [il prit un ton de conspirateur] que Riker couvre cette Wells. Voire Vasquez. Après tout, il est toujours en liberté.

- Et moi dans tout ça ?

- Je pensais que vous m'aideriez. Je me suis renseigné sur vous. Je sais que vous ne vous génez pas pour mettre en accusation des politiciens ou des flics. Je me suis dit que l'affaire Riker serait à votre goût.

Elle hocha la tête, satisfaite. Après tout, elle n'avait pas perdu son temps, puisque Wolfe venait de lui donner une information des plus intéréssantes.

- Alors ?

- Alors les dix minutes arrivent doucement à leur fin. Vous êtes resté dans les temps, j'apprécie.

Il dévoila sa dentition en un large sourire. Elle se pencha de nouveau vers lui.

- Maintenant écoute moi bien, petit con.

Il fut tellement surpris par ces deux derniers mots qu'il ne pensa pas à protester.

- Je suppose que tu te crois très malin, n'est-ce pas ? Mais tu n'as rien découvert qu'un enfant aurait pu trouver. N'importe quel enfant de cinq ans pourrait d'ailleurs te démontrer que ton raisonnement ne tient pas la route. Tu crois vraiment que si l'inspecteur Riker couvrait une personne qui se trouve par ailleurs être une gosse de seize ans, il l'amenerait ici, où un idioit dans ton genre pourrait la reconnaître ? Tu n'as aucun lien non plus entre cette affaire et celle de Vasquez, à peine un nom. Tu comptes aller loin avec ça ?

Il ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit.

- Pauvre con, poursuivit-elle. Pauvre petit con. Tu veux emmerder Riker ? Il faudra aussi compter avec moi. Moi aussi je peux faire des recherches sur toi. Je suis certaine de pouvoir dénicher quelque chose d'amusant. Je n'ai même pas besoin de chercher loin. Je sais déjà que tu fouilles dans les fichiers des fédéraux sans autorisation valable et surtout, que tes supérieurs ne peuvent pas avoir confiance en toi. S'il y a un truc que les flics détestent, c'est bien d'avoir pour collègues de petits fouilles-poubelles dans ton genre. Tu veux foutre en l'air ta carrière dans la police ? C'est ce qui t'arrivera si tu te mets sur la route de Riker, car par conséquence tu te mettras sur la mienne.

Wolfe semblait avoir rapetissé dans son siège. Sa belle assurance avait entièrement disparue.

- Je te garantis que si tu me cherches, je ferai de ta vie un enfer, et sans le moindre effort. Tu finiras dans la rue, et tu n'arrêteras plus les dealers, tu les enrichiras en venant leur acheter de l'héro bon marché. Tu t'injecteras cette merde dans les veines pour oublier celle dans laquelle tu te seras fouré. Et quand, dans un de tes rarissimes moments de lucidité, tu te demanderas comment tu as pu tomber aussi bas, tu t'apercevras alors qu'en réalité, jamais tu n'es monté très haut.

Son petit discours terminé, Mallory se leva. Juste avant de quitter la pière, elle jeta un dernier regard à sa montre, puis au lieutenant.

- Dix minutes, l'acheva t-elle.

 

* * *

        Valentin Denton commençait à être lassé. Depuis combien de temps au juste était-il coincé dans ce labo à travailler avec Katia Emmerson et à supporter Denis Mitchell ? Trop longtemps à son goût.

- Je prends une pause, fit-il à l'intention de ses collègues.

Il se leva et sortit à la recherche d'un petit rayon de soleil et d'un peu d'air frais. Le décryptage d'ondes mentales était quelque chose d'intéressant mais qui devenait à la longue épuisant. Une fois à l'extérieur du complexe, il râla silencieusement contre les nuages et remplit ses poumons de gaz carbonique.

- Fatigué ?

- Vous êtes perspicace, sourit Denton, nullement perturbé ou surpris par l'arrivée impromptue d'une présence dans sa propre tête.

- La chasse aux Daerens n'est pas de tout repos, remarqua le Médiateur.

- C'est le moins qu'on puisse dire. Pourquoi êtes-vous là ?

- Pour que l'équilibre ne soit pas rompu, expliqua son interlocuteur.

Denton se doutait de la signification de cette phrase, et se demanda s'il fallait être satisfait ou agacé par la situation.

- Dois-je comprendre que vous n'êtes pas resté aussi impartial que prévu ?

- Contrairement à ce que vous pensez, je m'acquitte parfaitement de ma tâche. Ma seule contrainte est d'être équitable avec les deux camps. C'est ce que je fais.

Il ne paraissait pas véxé. Il n'avait pas donné cette explication pour se justifier, mais bien pour expliquer. Lui arrivait-il de ressentir quelque chose ? se demanda Denton. Parfois, il riait ou souriait, mais rien d'autre ne tentait à prouver que le Médiateur avait des sentiments, positifs ou négatifs.

- Alors, vous allez m'aider à retrouver la Daeren ?

- Disons, vous mettre sur la voie. Je ne vous aiderai ni plus ni moins que je ne l'ai aidé. Que saviez-vous de ce Daeren avant de perdre sa trace ?

- Nous l'avions localisé. Puis son hôte est mort.

- Vous connaissez l'identité de l'hôte ?

- Nous avons une liste de possibilités. Mais beaucoup de personnes sont mortes cette nuit-là.

- Peut-être, mais il n'y avait qu'un Daeren, répliqua le Médiateur.   Et si elle a pu changer d'hôte, c'est qu'il en avait choisi un. Cherchez l'ancien hôte. Quand vous l'aurez découvert, vous remonterez facilement à l'ange.

Il quitta l'esprit de Denton avant que celui-ci ait pu poser d'autres questions. Cela le frustrait, comme la plupart des visites de ce singulier personnage. Ce qui le frustrait véritablement, c'était de tout ignorer de lui. Pour quelqu'un qui était de ceux qui savent, c'était le comble de l'ironie.

 

* * *

        - Je sais avec qui je suis en phase, annonça d'emblée Jess à David venu s'asseoir à ses cotés dans le bus.

- Et le gagnant est... fit le jeune noir.

- Nathalie Mandylor, revela Angel.

- Quoi ? Comment tu le sais ?

- Tu me croirais si je te disais que c'est le Médiateur qui m'a mise sur la voie ? Il m'a fait comprendre que c'était une personne que je connaissais, ou du moins, que j'avais déjà vu. Puis je me suis rappelée de ce que Nathalie avait dit lors du débat de l'autre jour.

David réfléchit quelques secondes, et se remémora à son tour l'intervention de la jeune fille lors de la discussion sur le droit de vivre.

- Il y a tout de même une vie dont nous pouvons disposer. [...] La notre.

- Sur le coup, j'avais pensé un instant qu'elle songeait à se suicider. Mais elle faisait cette remarquer parce qu'elle ne dispose pas elle-même de sa vie. Ensuite je me suis souvenue de la façon dont elle m'avait regardé, juste une seconde. C'est ce même regard que j'avais en étant en phase hier soir.

- Tu en es certaine ?

- Absolument.

David prit une expression perplexe.

- C'est bizarre, je n'aurais jamais imaginé que... enfin que ça aurait pu être quelqu'un que je connaissais.

Lors de sa première année de seconde, il avait été dans la même classe que Nathalie. Elle avait toujours été reservée mais agréable. Pas vraiment le profil de l'enfant battue.

- C'est drôle non ? On s'apprétait à ratisser la ville alors que la réponse était...

- Juste devant nous, compléta Jess, reprenant les paroles du Médiateur.

Ils avaient atteint leur arrêt et marchaient d'un pas rapide vers le lycée.

- Et maintenant que faisons nous ?

- On réunit les autres et...

- Diana et Sébastien ne seront pas là aujourd'hui, se rappela l'adolescent. Leur prof principal a organisé une sortie scolaire. On ne les verra pas de la journée.

- On se débrouillera bien à trois. D'ailleurs voilà Lauren.

Leur amie arborait son habituelle et bienfaisante bonne humeur. La veille, Sébastien avait suggéré de ne rien dire à sa demi-soeur et à la petite amie de celle-ci, afin de ne pas gâcher leur soirée. Mais en voyant l'air de ses deux amis, Lauren devina que quelque chose clochait.

- Bon, allez droit au but, qu'est-ce qui se passe ? fit-elle sans pour autant adopter l'air maussade des deux autres.

- Pour résumer la chose, répondit David, Angel est entrée en connexion avec l'esprit d'une fille battue par son père et a découvert qu'il s'agissait de Nathalie.

- Nathalie ?

- La fille du débat, Nathalie Mandylor.

Lauren s'en souvenait parfaitement.

- Et tout concorde ?

- Je crois, assura Jess. Heu, une question comme ça : l'un de vous sait si elle rentre chez elle le midi ?

- Oui. Elle habite à deux pas de Steinbeck.

- Alors c'est ça. Ca explique pourquoi j'ai pu avoir le premier contact hier midi.

- Il faut que nous allions lui parler, avança Lauren.

- Je ne pense pas qu'elle ait cours maintenant. On la verra sans doute à la pause de dix heures.

Mais il leur fallut attendre l'intercours de l'après-midi pour enfin trouver Nathalie Mandylor. Elle était assise seule sur le muret qui bordait la cour. Aucun des trois jeunes gens ne savaient comment faire. Angel fit signe aux autres de rester à l'écart et s'avança vers Nathalie.

- Salut, lança t-elle à la lycéene.

- Salut, répondit simplement l'autre d'une voix atone. Qu'est-ce que tu veux ?

- Je peux m'asseoir ?

- Oui. Qu'est-ce que tu veux ? répéta t-elle.

- Juste parler un peu. Tu te rappelles la façon dont tu avais participé à ce débat la semaine dernière ?

- Et alors ?

- Tu avais l'air un peu... je ne sais pas, préocupée ce jour-là. Je me demandais simplement si tu avais besoin ou envie de parler à quelqu'un.

- Qui es-tu toi ?

Bonne question, songea Angel. Elle choisit avec soin ses mots.

- Quelqu'un qui croit savoir que tu as des problèmes.

- Tu n'as pas de nom ?

- Jessie, répondit Angel.

- Quels genres de problèmes ? ajouta t-elle, visiblement sur la défensive.

- Des problèmes... avec ta famille.

- Ca veut rien dire ça. Pourquoi tu ne vas pas au fond des choses ?

Après tout pourquoi pas ? Mais avec un minimum de tact tout de même... Comment en venir au sujet ?

- Comment t'es-tu blessée au visage ?

Nathalie écarquilla les yeux de surprise, consciente que cette fille connaissait la réponse à sa question, et eut ensuite une expression qu'Angel traduisit par "ça se voit tant que ça ?" La Daeren modelait son esprit pour le rendre le plus réceptif possible à son interlocutrice.

- Tu n'es pas obligée de...

- C'est si compliqué. Je ne peux pas... Je voudrais mais je ne peux pas... Mêle toi de tes affaires, se rétracta t-elle soudainement. Ne t'avise surtout pas de...

Mais elle ne finit pas sa phrase et se leva pour partir en courant. Angel ne la suivit pas. C'eut été inutile.

- Qu'est-ce que tu lui as dit pour la faire s'enfuir comme ça ? s'étonna David.

- Mais rien ! Tout allait bien jusqu'à ce que... je crois qu'elle a peur qu'il arrive quelque chose à son père si elle parle.

A la fin de la journée, les trois amis regardèrent avec peine la jeune fille repartir chez elle. David ne comprenait pas pourquoi Nathalie ne voulait pas qu'on l'aide. A l'inverse, Lauren songeait qu'elle aurait sans doute réagit de la même façon s'il s'était agi d'elle. Même en le craignant, elle n'aurait pas voulu causer de tort à son père.

- Et maintenant que fait-on ? demanda Jessie. Si elle m'a "contacté", c'est bien que pendant une seconde, elle voulait que quelqu'un la sorte de là.

Lauren réalisa quelque chose.

- Tu n'as eu les deux phases qu'au moment où elle se faisait frapper n'est-ce pas ? Ce n'est sans doute que lorsque sa frayeur atteint son... point culminant qu'elle comprend qu'elle a besoin d'aide. Le reste du temps, non. Comment faire en sorte qu'elle se rende compte de ce qui lui arrive ?

- J'ignore comment il faut faire, répondit son ami. Ce serait peut-être plus simple de prévenir directement la police.

- Seulement nous ne sommes pas censés savoir ça, remarqua Lauren.

- Passons un coup de fil anonyme.

L'idée semblait bonne, mais ne convenait pas non plus.

- Sans preuves ou aveux, ça ne servirait à rien, fit remarquer Angel. De toute façon je ne suis pas sûre que faire embarquer son père par les flics soit la meilleure façon de l'aider. Je préférerais que ça vienne d'elle-même.

- Nous n'y arriverons pas seuls. Il nous faudrait un coup de main.

- J'ai peut-être une idée, avança Lauren en se tournant vers David. Tu te souviens d'Helen Mallory ?

- L'assistante sociale que nous avons rencontré à l'hôpital ? Tu penses que...

- qu'elle serait parfaite. Contactons-là.

- Tu as son numéro ? s'enquit Jess.

- Le trouver ne sera pas long ! Appelons cette femme, expliquons-lui ce qui se passe. Elle saura quoi faire.

Les yeux d'Angel se mirent à briller d'une petite lueur. Une petite lueur d'espoir. C'était mieux que rien.

*

Ni Lauren ni aucun d'entre eux n'aurait imaginé que les choses se passeraient aussi vite. La jeune fille avait appelé Helen Mallory, lui rappelant qu'elles s'étaient déjà rencontrées et dans quelles circonstances. Ensuite, elle lui avait tout révélé à propos de Nathalie et elle et Jess s'étaient rendues au domicile des Mandylor en compagnie de l'assistante sociale. Seule cette dernière était entrée. Elle avait demandé à parler à Nathalie en privé. Lorsqu'elle était sortie, la jeune fille la suivait. Helen avait le portable collé sur l'oreille, elle appelait visiblement des collègues. Elle conduisait Nathalie à sa voiture. Jess et Lauren s'était rapprochée d'elle pour savoir comment elle allait. Pas bien. Elle arborait l'un des visages les plus tristes et les plus découragés que Jess eut vu. Elle ne disait mot. Helen avait pris les deux autres adolescentes à part pour leur poser quelques questions.

- Comment étiez-vous au courant ?

Lauren et Jessie avaient échangé un long regard avant de répondre.

- Elle portait des marques de coups. Elle avait toujours l'air déprimée.

- Ce n'était qu'une intuition ?

- Qui s'est révélée exacte non ?

- C'est vrai, avait admis l'assistante sociale. Vous avez bien fait de me contacter.

- Elle ne voulait rien admettre devant nous. Comment avez-vous fait ?

- L'expérience.

- Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? avait demandé Jessie à Helen.

- Nous allons empêcher monsieur Mandylor de voir sa fille pendant quelques temps. Il est veuf, personne ne peut s'occuper de Nathalie. Ca ne va pas être facile pour l'un comme pour l'autre, mais c'est mieux ainsi. Ils seront pris en charge chacun de leur coté par les services sociaux. Ils vous en veulent vous savez, avait-elle ajouté, tous les deux. Mais vous avez fait ce qu'il fallait.

Pour Jessie rien n'était moins sûr. Elle n'avait pas reglé le problème de la jeune fille, au contraire, elle l'avait séparé de la seule famille qui lui restait. Nathalie était montée dans la voiture avec un dernier regard pour Jess. Un regard qui semblait l'accuser, un regard qui voulait dire : "vois ce que tu as fait".

 

* * *

        Si Angel, épuisée par les derniers événements, était parvenue à trouver le sommeil, ce n'était pas le cas de Jessie. Etendue sur son lit, bras croisés derrière la tête, son regard était fixé sur le plafond et ses pensées sur ce qui s'était passé. Si seulement elle pouvait remonter le temps, elle s'empêcherait de... non, si elle pouvait vraiment changer le passé, elle empêcherait Lucie d'être blessée, Holly d'être abattue. Bon sang, si elle avait ce pouvoir, peut-être remonterait-elle jusqu'à la période de la Création pour épargner à l'espèce humaine tout entière la douleur d'exister. Jess ferma les yeux quelques secondes... et le vit. 
Angel était toujours endormie. L'arrivée du Médiateur ne l'avait pas tiré du sommeil.

- Alors, comment s'est passée la journée ? demanda ce dernier.

- Comme si vous ne le saviez pas, soupira la jeune terrienne.

- Je connais les événements. Je ne sais pas comment vous les avez pris.

- Comment je les ai pris ? A votre avis ? Mal. Vous savez ce que j'ai fait aujourd'hui ?

- Votre devoir ?

J'ai séparée une fam...

- Une famille ? sourit tristement le Médiateur. Ce n'est pas l'impression que j'ai eue. C'est vrai, le résultat de cette histoire n'est pas entièrement positif. Mais vous avez fait ce qui vous sembliez le mieux. C'est ça l'important.

- Pas pour moi.

- Il y a quelque chose que vous devez impérativement comprendre Jessie : vous ne pourrez pas toujours gagner. Il faut que vous le sachiez. Cette épreuve n'aura pas été inutile si vous avez au moins appris ça.

- Ah oui ? Au contraire, j'ai de plus en plus l'impression que ce que je fais ne sert finalement à rien.

- Nombreux sont ceux qui ont voulu changer le monde.

- Peu sont ceux qui l'ont fait, répliqua Jess.

- Oh, ils sont plus nombreux que ce que vous semblez croire. En vérité, ce qui manque, ce sont les gens qui l'ont changé en bien.

- Et vous ? Vous arrive t-il de vouloir changer le monde ?

- J'y contribue.

- En bien ou en mal ?

- Aucun des deux, comme vous le savez.

- Alors comment voulez-vous changer quoi que ce soit ?

- Mais mademoiselle Wells, tout n'est pas que bien ou mal. Les choses sont infiniment plus complexes.

- Et qu'est-ce que...

Mais il était déjà parti, au grand regret de Jess. Elle eut envie de réveiller Angel pour discuter de tout ça. Mais elle avait besoin de dormir. Il serait toujours tant de lui en parler demain. Demain qui, elle l'espérait, serait meilleur d'aujourd'hui.

 

* * *

         Helen s'était rarement sentie aussi seule. Jo lui manquait. Elle aurait voulu pouvoir être dans ses bras, et lui parler, lui dire ce qu'elle avait sur le coeur. Elle était consciente de faire un métier execptionnel, mais parfois, tout ce qu'elle pouvait voir au long d'une seule journée l'attristait. Or ces dernières journées avaient été particulièrement dures. Helen ne savait pas ce qui avait été le plus dur : n'avoir été d'aucune utilité à l'inspecteur Riker à qui elle, avoir de nouveau à faire à un homme qui battait son enfant, ou avoir été déçue par sa propre soeur.
Mais qui était Kathy ? Elle ne se rappelait pourtant pas, étant enfant, d'une soeur froide, distante. Au contraire, elle avait même souvenir d'une grande complicité entre elles. Et cela jusqu'à ce que Kathleen ne quitte New-York pour San Fransisco. C'était à son retour qu'Helen avait constaté des changements dans la personalité de son aînée. Mais ces changements s'étaient fait de façon tellement subtile qu'elle n'avait réalisé que trop tard que quelque chose avait fait de Kathy une autre personne. Elle avait essayé de lui parler, de savoir ce qui c'était passé là-bas, à San Fransisco. Mais le mal était déjà fait, et Kathleen ne parlait plus. Plus comme avant tout du moins.
La sonnerie du téléphone interrompit ses moroses pensées. Elle décrocha avec empressement, impatiente de parler à Jo.

- Allo ?

- Helen ? C'est moi.

Kathy.

- Qu'est-ce que tu veux ? lui demanda sa soeur avec une voix un peu plus cassante qu'elle ne l'aurait voulu.

- Tu es partie un peu vite hier. Je voulais savoir... peut-être tu aimerais que l'on se revoie pour...

- Non, la coupa Helen, je... en ce moment j'ai beaucoup de travail. Plus tard peut-être ?

Elle regretta ses paroles. Qu'est-ce qu'il lui prenait de repousser sa soeur alors qu'elle venait vers elle ? Il lui prenait simplement qu'elle ne serait plus dupe.

- Peut-être, murmura Kathleen. Bon, je ne vais pas te déranger plus longtemps...

- Merci. Je suis creuvée.

- Bonne nuit alors.

Kathy reposa le combiné, perplexe. Elle ne comprenait pas. Helen avait fait des pieds et des mains pour qu'elles se rapprochent toutes les deux. Or elle l'avait littéralement laissée en plan au café, et elle refusait de lui accorder cinq minutes au téléphone alors qu'elle était seule. Pourquoi ? Elle faisait des efforts, mais ça ne semblait plus compter aux yeux de sa jeune soeur. Non, Kathleen ne comprenait pas pourquoi Helen agissait ainsi. Et pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit vraiment seule. Cela ne dura pas. Elle n'était pas toute seule. Elle n'avait pas d'amis, mais depuis quelque temps, elle avait un allié. Quelqu'un qui l'aiderait. Elle pouvait compter ces personnes sur les doigts d'une seule main. E
Ce soir, si Kathleen avait la sensation d'avoir perdu sa soeur, elle avait aussi gagné un allié. En un sens, le précaire équilibre qu'était sa vie en demeurait inchangé. Aucune différence, que ce soit en bien ou en mal. Bien et Mal, ces deux notions, presque absurdes à ses yeux, qui se battaient en duel depuis la nuit des temps.
Match nul, pensa t-elle.

 

_____________________________

fin de l'épisode 1_04
suite dans 1_05 : Guerre secrète

 

retour aux épisodes