Phases

épisode 1_02

idée et rédaction de Jade

 

           Il n'avait jamais vu la neige, avant. Il avait autrefois vécu dans un petit coin reculé de l'Arizona, où il ne neigeait jamais. Il n'avait découvert ce phénomène qu'en arrivant dans l'état de New York. Une double découverte, parce qu'il y avait deux types de neiges : celle qui tombait sur la ville et qui adoucissait les bruits de pas des passants, et celle qu'il alignait en trois rails avant de l'inhaler.
Il inspira à fond, et tomba à la  renverse sur le sol. Le corps par terre, la tête dans les nuages. Il se sentait bien. Comme dans un demi-sommeil apaisant. La neige lui faisait oublier la douleur, physique et mentale. La douleur d'être.
Quand Devon Granger revint au monde réel, la béatitude avait disparu, et la souffrance de retour. Il n'avait plus de poudre. Mais il savait où s'en procurer sans le moindre problème. Il était lui-même un fournisseur hautement qualifié.
Devon se leva non sans difficultés, et entreprit de s'habiller. La nuit n'allait pas tarder à tomber, faisant ainsi de la ville son terrain de chasse.
Il sortit de sa planque, jeta quelques regards aux alentours plus par habitude que par crainte d'être repéré. Et se mit à rôder dans les rues humides. Car s'il ne neigeait pas, il pleuvait, de façon discontinue depuis trois jours. Mais Devon savait que le mauvais temps ne nuirait jamais à son commerce. Dans quelques minutes, il serait dans son lieu de prédilection et commencerait à se remplir les poches. Tout absorbé par sa brillante vision du futur proche, il ne vit pas tout de suite le jeune homme essoufflé courir vers lui, et le percuter. Tous deux tombèrent.

- Attention où tu vas gamin ! râla Devon.

Il se leva et reconnut celui qui l'avait bousculé.

- Michaël ! Où est-ce que tu vas dans cette direction ? C'est de ce coté que je suis le soir, tu l'aurais oublié ?

Car Devon pouvait se vanter de connaître les noms de chacun de ses clients. Comme Michaël.

- Je n'ai pas oublié. Mais je ne viendrai pas ce soir. Ni aucun autre. C'est fini.

- Allons allons, fit il sur un ton moqueur. Tu m'as déjà dit ça, et tu es toujours revenu.

- Pas cette fois. Je veux arrêter. Je veux arrêter !

- Calme toi. Tu fais ce que tu veux. et si tu as besoin de quelque chose, tu sais où je suis.

Il laissa Michaël se sauver en courant, sans s'inquiéter. Il allait revenir. Ils revenaient toujours.

Michaël fuyait aussi vite qu'il le pouvait compte tenu de ses faibles jambes. Il ne voulait pas revoir Devon, jamais. Il ne voulait plus descendre dans la station de métro et échanger tout son capital contre une seringue. Il ne voulait plus avoir à attaquer les passants pour se procurer l'argent. Michaël désirait de toute son âme sortir de cette spirale infernale, qui ne pouvait que le conduire à sa mort. Il finit par arriver chez lui, dans cet immeuble condamné qui lui servait d'abri. Il ne voulait plus y vivre non plus. Lorsqu'il atteignit la pièce qui lui tenait lieu de chambre, il s'effondra en pleurant. Qu'importe si son esprit voulait à tout prix se désintoxiquer. Son corps réclamerait encore et toujours de la drogue, et le torturerait jusqu'à ce que Michaël accepte de lui en donner. Il savait qu'il restait une dose planquée sous les lattes du parquet rongé par l'humidité. Il alla la chercher, et la mit dans la seringue. Au moment de faire le garrot, il eut un sursaut de volonté, et jeta la préparation le plus loin possible. La fiole se brisa, et le liquide salvateur se répandit sur le sol. Alors il pleura de nouveau. Parce qu'il savait que même s'il avait réussi à se débarrasser de sa dernière dose, il allait sortir voir Devon pour en avoir une autre. Il n'avait pas menti en disant qu'il voulait arrêter. Mais seul, il n'y arriverait pas. Et dans cette ville de plus de sept millions d'habitants, y avait-il une seule personne qui se soucierait de lui ? 

*      *      *

       Ce n'était pas qu'il ne voulait pas y croire. C'était que tout simplement, cela était impossible. A l'impossible nul n'est tenu. Et à coeur vaillant rien d'impossible, lui aurait répondu Jessie. David pensait sincèrement que son amie avait un coeur vaillant. N'empêche qu'il restait impossible qu'elle ait un alien dans la tête. Ce dont il essayait de persuader Diana depuis un bout de temps à présent. Bon sang que fallait-il bien lui dire pour lui faire entendre raison ?

- De quoi as tu peur ? lui demanda t-elle.

- De quoi ai-je peur ? J'ai peur que l'une de mes amies les plus chères soit devenue dingue.

- En quoi tout ceci est inimaginable ?

Ils étaient seuls tous les deux dans la chambre de la jeune fille. Le reste de la maison était vide. David plongea ses yeux d'un noir profond dans ceux de celle qui était son amie de toujours. Il cherchait dans ce regard une quelconque trace de lucidité.

- Tu veux peut-être que je te fasse un dessin ? Jessie prétend qu'une extraterrestre loge dans son cerveau. Où sommes nous là, dans la quatrième dimension ?

- David, l'interrompit Diana d'une voix qui se voulait apaisante. Calme toi.

Il inspira profondément, se détendit.

- Il y a des milliards d'étoiles dans le ciel. Et au delà. Pourquoi n'auraient elles pas non plus des planètes gravitant autour d'elles ? Pourquoi ces planètes n'abriteraient-elles pas la vie ? Pourquoi cette vie ne viendrait pas ici ?

Le jeune homme ne répondant rien, elle continua.

- Si dans plusieurs centaines d'années, nous pouvions voyager sans contraintes dans l'univers, et que nous découvrions de la vie moins évoluée que nous sur une autre planète, cela te semblerait impossible ?

Il secoua la tête en un geste négatif. Elle avait raison, mais la situation actuelle était différente.

- Ecoute moi s'il te plaît. Ce qui me parait invraisemblable, c'est le fait que cette chose soit en elle. Et puis tout ça n'est pas cohérent. Nous n'avons aucune preuve.

- Là tu te trompes. Plusieurs personnes savent qu'Angel est réelle.

- Parlons en : sur quatre personnes censées être dans la "confidence", l'une est morte, le second est alcoolique, la troisième a disparu depuis que son mac de patron s'est fait coffrer, et la dernière...

- Est dans le coma, acheva Diana. Je sais.

Lucie faisait partie intégrante de la famille de David. Elle se demandait comment Lisa tenait aussi bien le choc. Peut-être n'était-ce qu'une illusion ? Un masque que la mère de son ami s'obligeait à revêtir, parce qu'elle pensait avant tout à soutenir son fils et ses amis. Sa famille en fin de compte. Lisa ferait toujours passer sa famille avant elle. Et Diana était heureuse de faire partie de cette famille, qui l'appréciait plus que l'autre. Du moins le pensait elle.  

- Lucie va se réveiller, dit-elle à son ami. Je ne saurai dire quand, mais j'ai la certitude qu'elle reviendra.

- Je te fais confiance, répondit-il.

- Et c'est réciproque. Je comprends que tu ais du mal à accepter ce qui se passe.

- C'est illogique. Tu ne trouves pas bien pratique que cette Angel soit amnésique ? Ca justifie son absence de preuves quant à l'existence des siens, et d'explications claires qui ne seraient pas du luxe.

- Je conçois que ce n'est pas facile à accepter, et que certains détails sont troublants. Mais j'y crois David. Je ne peux m'en empêcher.

- Je voudrais y croire tu sais. Ce serait tellement plus simple que d'admettre que ma "soeur" est dans un état critique, et que sa soeur à elle supporte tellement mal la situation qu'elle s'est créée une nouvelle soeur.

- Tu veux y croire, vraiment ? Je peux t'y aider.

- De quelle façon ?

- Ce que tu as dit n'était pas totalement vrai. Tania n'a pas disparu. Et quelqu'un peut nous dire où elle est.

*      *      *

        Ed n'aurait pas cru qu'obéir à Riker puisse être aussi gratifiant. Depuis les quelques jours qu'il vivait avec Tania, il se sentait vraiment heureux. Il était resté seul dans son trou pendant si longtemps... Cette femme lui donnait envie de se mêler de nouveau au monde, monde qu'il avait fuit depuis cette tragédie qui avait changé sa vie et celle de Riker...

- Ed ? l'interpella Tania.

Il émergea de ses pensées et se tourna vers elle.

- Je ne pourrais pas rester ici éternellement. Les hommes de Vasquez finiront bien par me retrouver.

Etait-elle en train de lui annoncer son départ ? Non, pas déjà... Si vite après avoir retrouvé le goût des contacts humains, il ne pourrait pas de nouveau se faire à sa solitude.

- Je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose, continuait-elle. J'ai une amie à San Fransisco. Elle pourra sans doute m'héberger quelque temps. C'est pas la porte à coté mais je crois pouvoir y aller.

Elle regarda attentivement le décor qui s'offrait à elle, un abri de bois plus que modeste, puis elle fixa l'homme assis en face d'elle.

- Tu pourrais venir avec moi, proposa t-elle. Tu ne vas pas vivre dans cet endroit toute ta vie.

- Je ne peux pas quitter New York, lâcha Ed.

- Mais pourquoi ?

Il se leva de sa caisse, arpenta le minuscule espace de long en large, une main passée dans ses cheveux, l'autre dans la poche de son jean usé.

- A cause de ton copain Andy. Je dois rester ici, pour l'aider chaque fois qu'il a besoin de moi.

Tania se rappelait de ce que le policier lui avait dit : une histoire de passé commun. Mais Andy pouvait se débrouiller sans Ed. Pourquoi tenait-il absolument à ce qu'il reste ici ?

- Je lui parlerai si tu veux. Je peux le faire changer d'avis.

- Ma p'tite dame, ce n'est pas lui qu'il faut faire changer d'avis.

Elle comprit qu'Ed ne restait pas à la disposition de Riker sur ordre de ce dernier, mais parce qu'il l'avait choisi.

- Je vois...

- Je suis désolée, dit-il sincèrement. Une partie de moi ne demande pas mieux que de quitter cette ville pour partir avec toi. Mais l'autre ne peut pas.

- D'accord, murmura t-elle. Je comprends.

Un silence gênant s'installa entre eux, mais il fut vite chassé par l'arrivée de deux jeunes gens. Ed en connaissait un, le garçon. Il était toujours avec Jessie, et lui aussi déposait quelques pièces dans sa tasse à l'occasion. En revanche, il ne se rappelait pas avoir vue la fille qui l'accompagnait quelque part.

- Bonjour Ed, le salua David. Je vous présente mon amie, Diana.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? Comment tu as trouvé cet endroit ?

- Je suis venu voir Tania, annonça le jeune homme en évitant soigneusement de répondre à la seconde question. C'était Riker qui lui avait dit où Ed créchait, et d'après les paroles de l'inspecteur, lui et le vagabond n'étaient pas en très bon termes...

- Décidément... chaque fois que quelqu'un viens chez moi, c'est pour te parler, râla Ed en regardant Tania. Et je suppose que je suis censé m'en aller, parce que ce ne sont pas mes affaires...

- Non, lui répondit précipitamment la jeune femme. Reste ici. De toute façon, je devais partir.

Ed faillit la retenir. Il ne voulait pas qu'elle s'en aille, pas comme ça. Mais il ne pouvait décider de sa vie à sa place. Il devait la laisser partir, même si cela signifiait qu'il allait de nouveau vivre seul dans ce lieu exigu.

- Je reviendrai te dire au revoir, le rassura Tania. A tout à l'heure.

Elle sortit à la suite des deux adolescents, laissant derrière elle un homme à qui elle avait sans le savoir redonné goût à la vie, durant les quelques jours qu'elle avait passé à ses côtés.

*      *      *

            Tania Sanders s'éloigna à regret du quartier où vivait Eddy. Elle ne le connaissait que depuis peu, mais elle l'appréciait. Malgré sa situation peu facile à vivre, il était gai. Il jouait à merveille de l'harmonica et était le meilleur guide de New York possible, aussi bien pour lui faire visiter le quartier des affaires que les ghettos les plus sinistres.

- Comment se fait-il que Riker vous ait expédiée chez Ed ? lui demanda le dénommé David.

- C'est une de ses connaissances. Mais je ne suis pas certaine que ce soit vos affaires.

Elle avait prononcée cette phrase sans la moindre hostilité. Juste une manière de dire qu'il ne valait mieux pas poser de question sur ce sujet.

- Alors, que voulez-vous les jeunes ? Vous avez besoin de quelque chose ?

- Plus d'informations, répondit Diana

- Plus d'informations ?

- C'est ça, confirma la jeune fille. Vous êtes la seule personne ici qui puisse nous en apprendre plus sur les... anges. Qui sont-ils exactement ? Quels sont leurs projets à long terme ? Vous voyez, David, fit-elle en lançant un regard en coin à son ami, a du mal à admettre que toute cette histoire est vraie.

Tania réfléchit. Lorsqu'Angel avait pour hôte Holly, seules Lucie Anderson et elle-même étaient au courant. Et maintenant, tous les adolescents de cette ville semblaient connaître la vérité.

- Combien sont au courant ? demanda t-elle.

- Hé bien il y a nous deux, Lauren et son frère, Riker, Lucie et vous bien sûr.

- Sept personnes !

- Vous savez, sur six milliards de terriens ça ne parait pas si énorme, fit David d'un ton désabusé.

- Plus il y aura de monde au courant, plus le risque sera grand.

- Quel risque ?

Tania secoua la tête.

- J'oubliais qu'Angel est amnésique. Il faut absolument que je lui parle. Il y a des choses qu'elle et Jessie doivent savoir si elles veulent espérer survivre.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard inquiet et interrogateur. Visiblement, les ennuis ne faisaient que commencer. Tania fixa le regard de David avec une telle intensité que le garçon s'imaginait qu'elle voyait à travers lui. Mais que pouvait-elle y voir ?

- Ecoutez, je peux vous assurer que les Daerens, les anges existent. Et que tout ça n'est pas à prendre à la légère. Ce que vous croyez n'être qu'une histoire de fous peut avoir une importance capitale pour tout ce monde.

- Comment Angel et Jess pourraient à elles seules avoir une telle influence ?

- Tout d'abord, Angel n'est pas seule. Il y a des dizaines d'autres Daerens sur Terre. Mais je pense que son amnésie empêche Angel de communiquer avec eux. Et ce transfert d'Holly à Jessie ne s'est pas déroulé normalement. A mon avis, quelque chose s'est mal passé pendant le  changement d'hôte, sans doute du au fait qu'Holly venait d'être abattue et que Jess n'était pas préparée.

- Cela peut avoir des conséquences... disons, fâcheuses ?

- C'est le moins qu'on puisse dire. Mais ça, il faut que j'en parle à Jess. L'autre chose, c'est que selon Holly, Angel n'est pas n'importe quel Daeren. Elle a quelque chose de particulier qui la différencie des autres. Mais Holly ne m'a jamais dit ce dont il s'agissait, par respect pour Angel je suppose. Vous devez m'emmener la voir, c'est une question de vie ou de mort.

Mort... une notion qu'ils apprenaient à connaître de mieux en mieux.

*      *      *

            Tania avait appelé un taxi qui n'arriverait pas avant un laps de temps suffisant pour dire à Jessie et Angel ce qu'elles avaient besoin de savoir.

- Lorsque je serai partie, il n'y aura plus personne capable de t'éclairer sur ton passé.

Elle pensa, trop tard, à Lucie, l'amie d'Holly, blessée pour leur sauver la vie à toutes.

- Alors en attendant que Lucie se réveille, je vais t'expliquer comment tout cela fonctionne. Ton empathie va se dévelloper. Et tu vas subir constamment ce qu'Holly appelait des phases.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Cela veut dire que vous serez en phase, liées à certaines personnes. Ces personnes sont des gens qui, comme des milliers d'autre, veulent de l'aide et ne peuvent en avoir. De leur esprit émane une souffrance que les Daerens sont capables de capter. Mais aussi de ressentir...

- Aïe... fit Jess.

- Comme tu dis. Mais ces phases te permettront d'apprendre des choses sur ces personnes. Et tu seras alors en mesure de les aider. Quand ce sera fait, les connexions cesseront.

- Il y a d'autres mauvaises nouvelles dont je devrais être informée ?

Tania n'aimait pas être porteuse de mauvaises nouvelles, mais personne d'autre ne pourrait révéler la vérité à Jessie, et elle se devait donc de le faire.

- Je dois te mettre en garde, contre Ceux Qui Savent.

Elle répéta ce qu'elle avait raconté à Riker quelques jours plus tôts. Le visage de sa jeune interlocutrice se faisait de plus en plus perplexe au fur et à mesure de son récit. Elle savait maintenant que l'existence des Daerens était connue d'être malveillants qui la traquerait sans relâche. Super.

- Je sais également que les anges ont ici une sorte de sanctuaire, mais Holly ne m'en a jamais révélé l'emplacement, pour des raisons de sécurité. Aucun humain à l'exception des hôtes ne sait où est cet endroit.

Jess soupira mentalement. Etre "possédée" par une extraterrestre, aussi adorable soit-elle, n'était pas chose aisée. Mais l'amnésie d'Angel était une complication dont elle se serait bien passée. Et puis cela devait être difficile pour elle de ne pas connaître son passé. Comment le supportait-elle ? A sa place, ne se souvenir de rien l'aurait rendu folle.

- Une dernière chose Angel, ton transfert d'hôte a vraiment prit une tournure bizarre. Normalement, les autres Daerens présents sont capables d'entrer en contact avec toi. S'ils ne l'ont pas encore fait, c'est sans doute que votre fusion à toi et Jessie ne s'est pas faite entièrement. Méfie toi des autres effets que cela pourrait avoir.

- J'aurais vraiment tout eu, gémit la jeune terrienne.

Elle se reprit et dévisagea Tania d'un regard plein de reconnaissance.

- Merci pour tout. Si tu n'avais pas été là... 

- J'ai une dette envers toi, la coupa la jeune femme, et je me demande comment je pourrais un jour te rendre la pareille.

- Tu ne me dois rien, corrigea Angel.

- Je ne parle pas seulement de cette histoire Angel. Je parle de ce que tu m'as appris, des gens que tu m'as permis de connaître. Tu m'as ouvert l'esprit. Je ne te remercierai jamais assez.

Elle la prit une dernière fois dans ses bras et lui souhaita bonne chance.

- A toi aussi, répondit Jessie.

Le taxi était arrivé. Tania y pénétra, et se retourna pour saluer les deux jeunes filles de la main. Elles allaient lui manquer... Elle espérait revenir un jour, pour les aider de nouveau. Avec ce qu'Angel et Jessie s'apprétaient à vivre, aucune aide n'était négligeable...

*      *      *

            La moindre phrase que prononçait Mme Stark, la prof de maths, passait au dessus de la tête de Jess. Elle ne cessait de repenser aux paroles de Tania. A Ceux Qui Savent. Ils pouvaient être partout, embusqués pour mieux la surprendre... Elle allait devenir aussi parano que l'agent Mulder. Aïe. Dans X-Files, ses épisodes préférés étaient justement les histoires indépendantes, et pas celles qui privilégiaient la conspiration. Quoique certains étaient excellents. De même que le film... Jessie secoua la tête. Depuis toujours, elle laissait ses pensées dériver librement, et avait un don pour s'éloigner du sujet. Mais là le sujet était suffisamment préoccupant pour qu'elle repousse son analyse de la série de Chris Carter. Ce bref retour à la réalité lui permit de réaliser que personne ne parlait. Et pour cause, Mme Stark était en train de consulter son cahier de notes, choisissant silencieusement sa prochaine victime pour une interro orale.
A l'exception de Jessie et Lauren, interrogées la semaine précédente, tous retenaient leur souffle... La sonnerie se fit entendre, et un murmure de soulagement parcouru la classe. Bien que ne le partageant pas, Jess ressentait ce soulagement. Encore une "crise" d'empathie. Il lui semblait que tout le monde était concentré sur elle. Pourtant personne ne la regardait.
Troublée, elle s'éloigna rapidement du reste de la classe pour s'engouffrer dans le hall. Mais c'était l'heure de la pause, et des dizaines d'élèves grouillaient dans les couloirs. L'empathie se déclencha de nouveau. Une fille de sa classe passa juste à coté de Jessie, et elle et Angel captèrent sa mauvaise humeur. Une de ses copines lui courait après, et son exaspération leur parvint. Et chaque fois que quelqu'un s'approchait d'elles, cela recommençait. Un jeune garçon les contourna. Il était en colère. Enragé même. A cause de son père. Comment le savaient-elle ? Jessie l'ignorait. Jusqu'ici, elle captait les émotions des gens, mais sans en connaître les causes. Et là, c'était presque comme lire leurs pensées. Pensées qui fusaient littéralement sur elle. Une des femme qui nettoyait les sols lui demanda gentiment de reculer du passage. Quand elle lui prit le bras, Jess fut assaillie par un sentiment de lassitude extrême, êlé à de la tristesse.
Jamais elle n'avait perçu les choses aussi précisément. Et jamais elle n'avait pu ressentir les émotions d'autant de personnes en même temps. C'était loin d'être agréable. Un autre élève la percuta. Une nouvelle sensation. L'ennui cette fois ci. Un ennui terrible. Elle vacilla, tandis que les phases l'assaillaient, se cumulant les unes aux autres. Ce n'était plus supportable. De chaque être humain présent dans le couloir, elle captait quelque chose. Tous souffraient, plus ou moins, physiquement ou moralement, et elle était le centre de convergence de cette souffrance universelle. Elle se prit la tête dans les mains, bien décidée à l'ouvrir avec ses ongles s'il le fallait pour que les cris en sortent. Elle voulut hurler, mais ne le pouvait pas. A la place elle s'affaissa sur le sol. La douleur disparut, tandis que les élèves formaient un cercle autour de son corps inanimé...

*      *      *

- Où sommes nous ? demanda Jess à Angel, étonnée d'entendre sa voix. Elle pensait parler en "mode mental".

- Je n'en sais rien. J'ai l'impression d'être là où le Médiateur m'avait emmenée.

De fait, le décor, ou plutôt l'absence de décor lui était familière. C'était le noir, pur et simple. Il n'y avait rien, et elle avait la sensation d'y flotter.

- Bonne déduction.

Quand on parlait du loup, il sortait du bois. Le Médiateur fit son apparition. Angel se demanda comment elle pouvait le voir alors qu'il n'y avait pas de lumière. Peut-être que c'était lui la source de lumière ? Comme la dernière fois, il n'était pas présent physiquement, mais son image était à elle seule une source de peur.

- Pourquoi sommes nous là ? s'enquit Angel au ténébreux personnage.

- Pourquoi vous êtes là, la corrigea son hôte en lançant un regard noir au Médiateur.

- Vous avez simplement perdu connaissance, leur répondit celui-ci. Et moi, je suis là pour répondre à vos questions.

- Qui vous envoie ? Ceux Qui Savent ?

Il secoua la tête de droite à gauche, amusé.

- Pas ce genre de questions. Aujourd'hui, je me contenterai de vous expliquer ce qu'est ce lieu. Il s'agit du second niveau du royaume de l'inconscience.

La patience de Jessie allait atteindre ses limites.

- Poétique, vraiment. Une fois de temps en temps, il vous arrive de dire les choses explicitement ?

- Ce n'est pas ma tâche. Mais si vous vouliez bien me laissez finir.

La jeune fille remarqua qu'il la vouvoyait à présent. Parce qu'Angel était là ?

- Ce n'est pas très compliqué, vous allez vite comprendre. Il existe plusieurs niveaux d'inconscience. Lorsque vous dormez, et rêvez, vous accéder à un endroit particulier, parce que les rêves sont personnels. C'est le premier niveau, et il est... je dirai individuel. Vous ne pouvez interagir avec d'autres personnes présentes à ce niveau.

- Heureusement que ce n'est pas compliqué, le coupa Jess avec un cynisme destiné à masquer sa peur.

-  Vous vous êtes évanouies, parce que vous ne contrôlez pas encore vos capacités empathiques. Cette perte de conscience est différente du sommeil. Vous êtes moins liée à ce que j'appellerai la surface que si vous dormiez. C'est le deuxième niveau. Le troisième est celui du coma léger, les quatrièmes et cinquièmes correspondent aux stades deux et trois du coma. Et le dernier...

- C'est la mort, comprit Angel.

- Vous avez deviné.

- Comment est ce niveau ?

Il se mit à rire, mais d'un rire plus amer que gai.

- Je suis flatté que vous me teniez en si haute estime. Personne ne sait comment est le niveau six. Ni moi, ni Ceux Qui Savent, pas même les anges. Mais voici ce que je sais : chaque niveau vous éloigne de la réalité, la surface, peut importe quel nom vous lui donnez. Et chaque niveau est moins stable que le précédent.

- C'est-à-dire ?

- Plus vous vous enfoncez dans l'inconscience, plus vous risquez de passer au stade suivant. La nuit, quand vous rêvez, le risque est nul. Vous vous réveillez chaque matin n'est-ce pas ? Ici, après votre évanouissement, vous n'êtes pas vraiment en danger. Vous n'allez d'ailleurs pas tarder à revenir à vous. Mais dans le coma, il est beaucoup plus dur de remonter. Et les gens qui sont dans le niveau quatre ou cinq ne reviennent quasiment jamais...

- Lucie, pensa Jess à voix haute.

- C'est exact. Niveau cinq. Je l'y ai vue. Mal en point. Il faut dire qu'à ce stade...

Et devant l'air horrifié de la jeune fille, il poursuivit :

- Je peux me déplacer à ma guise dans tous les niveaux. A l'exception du dernier bien sûr.

La révélation plongeait Jess dans la panique : si cet homme était capable de voir Lucie, que pouvait-il lui faire d'autre ? Comme s'il avait lu ses pensées, il dit :

- Je n'interviendrai d'aucune façon que ce soit dans l'évolution de l'état de votre amie. Je n'ai pas ce droit.

Les deux jeunes filles ne savaient pas si elles devaient en être soulagées ou déçues. Et que voulait-il dire par "je n'ai pas ce droit" ? Il suivait donc des règles ? Il avait un code à respecter, mais par qui ce code avait-il été instauré ?

- Pourquoi nous raconter tout cela ? Nous parler des niveaux, du "monde de l'inconscience" ?

- Pour vous aider, mademoiselle Wells. Croyez moi, tant que vous ne saurez pas contrôler votre don, si l'on peut dire, vous risquez de vous retrouver ici assez souvent. Parce que toute la douleur du monde n'est pas supportable pour votre esprit, aussi ouvert soit-il.

- Pourquoi nous aider ? demanda Angel.

Ses lèvres s'étirèrent en un sourire bizarre, et la petite lueur de folie qu'il avait au fond des yeux s'intensifia imperceptiblement.

- Je vous l'ai déjà dit mesdemoiselles : je ne suis ni d'un coté, ni de l'autre. Et je ne suis pas au milieu.

- Alors qui êtes vous ?

- Vous le saurez bien assez tôt...

Son image se brouilla, le noir autour de Jess perdait en épaisseur pour laisser place à une vision des plus horrifiques. Cette image épouvantable lui était familière. Elle se souvint. La décoration du lycée. Elle comprit qu'elle reprenait connaissance.

- Jess ? Ca va ?

David et Lauren étaient penchés au dessus d'elle, l'air inquiet. Elle n'entendait plus les plaintes, ne ressentait plus les émotions des autres. Seule dans sa tête, avec Angel. La présence de la Daeren la rassurait. Un être positif dans le chaos qu'était son esprit

- Ca va, ça va. 

Ils l'aidèrent à se remettre debout. Lauren voyait que si physiquement, Jessie avait l'air bien, quelque chose la troublait.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit-elle.

- C'est un peu compliqué

*      *      *

            Le vendredi était le seul jour de la semaine où Al n'avait pas cours. Habituellement, il passait ce peu de temps à finir ses corrections ou à revisionner ses films préférés. Pas aujourd'hui. Il avait décidé d'aller voir son ancienne élève, Lucie Anderson, à l'hôpital. Diana lui avait dit qu'elle était toujours dans le coma. Al en était très attristé. Il aimait beaucoup cette fille, enfin, cette femme maintenant.
Il se dirigea sans hâte vers la chambre 101. Ce nombre lui disait quelque chose. La salle 101 était dans le livre 1984, de Georges Orwells, le lieu contenant "la pire chose du monde". C'était un bouquin qu'il devrait faire lire à ses classes. Il s'en voulut de penser boulot dans un moment pareil, c'était lâche de tenter d'oublier la triste situation.
Lucie n'était pas seule dans sa chambre 101. Il y avait une femme à son chevet, qu'Al reconnut. C'était la mère de David. Il savait qu'elle avait recueilli la jeune femme après le décès de sa famille, et était devenue d'une certaine façon sa mère.
Lisa était en train de parler à sa fille. Elle ne lui lisait pas un livre, elle lui parlait de sa famille. De David qui avait réussi sa dernière interro de sciences nat, de Diana et Lauren qui continuaient à filer le parfait amour en se disputant toutes les cinq minutes, de Jessie qui pensait sans arrêt à elle...
Al toussa pour prévenir Lisa de sa présence. Elle se retourna et, malgré les circonstances, lui décocha un magnifique sourire.

- Monsieur Barnett ! Je suis très heureuse de vous voir.

- Je vous retourne le compliment, répondit-il en lui retournant également son sourire. Comment va Lucie ?

- Je n'en sais rien, admit Lisa. Je ne sais pas si elle m'entend, si elle va bien ou mal. Pour la toute première fois depuis des années que je la connais, je ne peux pas communiquer avec elle. C'est frustrant.

- Je comprends.

Il trouvait cette femme extrêmement courageuse. Parler aux personnes dans le coma n'était pas si simple qu'il paraissait. Et ne pas savoir si ces personnes vous entendaient devait être frustrant, effectivement. Mais elle le faisait. Et s'il n'y avait eu qu'une chance sur cent que Lucie l'entende, elle l'aurait fait. Une seule chance, ce n'est jamais négligeable pour autant.

- C'est très gentil de venir la voir. Elle vous aime bien vous savez. Vous êtes l'un des seuls professeurs dont elle parle encore aujourd'hui.

- Merci, bafouilla Al. Réciproquement, c'est une élève que je n'oublie pas non plus.

- Vous voulez lui parler ?

Al hésita, puis secoua négativement la tête.

- Je dirais des bêtises je suppose. Je ne suis pas très doué pour ce genre de choses.

- Il ne s'agit pas tant d'être doué que d'être là. Mais je pense qu'elle sait que vous êtes là.

- Je l'espère.

Ils restèrent silencieux quelques instants, fixant la jeune fille étendue sur le lit et murmurant quelque prière muette.

- Comment sont les enfants, à l'école ? demanda Lisa.

- Bien je pense. Ils tiennent le coup. Ils se soutiennent les uns les autres.

- A la maison c'est pareil.

Al comprit que Lisa ne parlait pas que de son fils, mais bien de tout le petit groupe de jeunes gens. Il en fut ému. Voir de tels liens entre générations se faisait de plus en plus rare. Les gens ne se parlaient plus. Mais cette femme était en quelque sorte une "spécialiste" de la communication, et prenait cela très à coeur. Voilà pourquoi ne pas pouvoir parler à sa fille adoptive était très dur pour elle.

- Vous avez une famille assez particulière, fit-il en un demi-sourire.

- Une famille formidable. Je n'ai peut-être pas de conjoint, mais j'ai les meilleurs enfants et amis dont on puisse rêver. Lucie me disait souvent que si sa famille biologique lui manquait, elle n'aurait néanmoins échangé son autre famille pour rien au monde.

- Elle se battra pour vous retrouver. Il faut avoir confiance.

- J'ai confiance... murmura Lisa. 

Car elle n'avait jamais douté de ses enfants.

*      *      *

            Ils s'étaient réunis dans un coin de la cour qui restait toujours désert de part sa proximité à la cantine. Jess tentait de retranscrire par des mots ce qu'elle avait vécu.

- C'est ce dont Tania m'a parlé. Des phases.

- Explique toi.

- Je ressens ce qu'ils ressentent, comme avant. Mais c'est plus fort, infiniment plus fort. Les gens dont je capte les sensations ne sont plus forcément à coté de moi. Parfois, je vois ce qu'ils voient, entends ce qu'ils entendent. C'est comme si Angel et moi étions psychiquement connectés à ces personnes.

- Merde... lâcha Sebastien, mot qu'il n'employait qu'en très rares occasions. Et pourquoi certaines personnes et pas d'autres ?

Angel prit le relais, ce que le jeune homme comprit à ses yeux couleur de pierre.

- Nous sommes en phase avec ceux qui veulent de l'aide. Ils appellent au secours, espérant parfois vainement que quelqu'un les entende. Et Jessie et moi pouvons les entendre. C'est en ça que consiste notre... travail.

- Mais tout le monde souffre. Tout le monde veut quelqu'un pour l'écouter, le soulager. Jessie et toi ne pouvaient être "en phase" vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Vous ne tiendrez pas le coup.

- Tu as raison. Mais d'après Tania, c'était déjà comme ça quand Holly était mon hôte. Et je savais contrôler ce pouvoir, "fermer mon esprit", et trier les informations. Simplement j'ai oublié.

- Alors il faut que tu réapprennes.

- Ce ne se fera pas en un jour. Et Tania n'est plus là pour me guider.

- Nous allons t'aider nous, l'assura David.

- Il faut que je parvienne à identifier les personnes qui appellent à l'aide. Ensuite je pourrais réellement les aider.

Jess se prit soudain la tête entre les mains et son visage se crispa de douleur. De nouveau, elle était connectée avec quelqu'un. Mais cet appel était différent. Plus pressant. Un sentiment d'urgence la gagna. La connexion s'intensifia, et Angel vit alors ce que l'autre voyait. Une seringue. Elle sentit quelque chose couler sur ses joues et comprit que l'autre pleurait. Il tendait la main vers la seringue, mais l'objet s'éloignait. Qu'est-ce qu'il y avait dedans ? Un traitement ? La personne avec qui elle était en phase était malade ? Non, elle ressentait quelque chose de nouveau pour elle, douloureux pour son corps comme pour son esprit. Elle eut une révélation. Il est en manque. C'était clair comme de l'eau de source.
Aussi soudainement qu'il s'était établi, le lien cessa. Jess tomba à genoux sur le sol, le souffle coupé.

- Jess, appelait David, paniqué. Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que tu as vu ?

Jessie se releva lentement, mal assurée. Ses yeux étaient comme figés en une expression d'horreur.

- Je crois que je suis en phase avec un... un drogué.

*      *      *

            Helen lisait avec tristesse et incompréhension le compte rendu du dernier procès de sa soeur. Une nouvelle fois, Kathleen s'était donnée corps et âme pour assurer la défense d'un déchet de l'humanité. Bien sûr, Helen savait que protéger un assassin ne voulait en aucun cas dire partager ses idées, ou ne pas réprouver  ce qu'il avait fait. C'était son boulot, comme disait Kathy. La jeune femme eut un long soupir de découragement. Depuis combien de temps n'avait-elle pas eu avec sa soeur une conversation ne se rapportant pas au boulot ? Elle l'ignorait. Elles étaient à couteaux tirés toutes les deux, pour ne pas dire brouillées. Pourtant, dans le fond, elles s'appréciaient l'une comme l'autre. Non ? Helen ne savait plus. Kathy avait toujours été très fermée. Au cours des années, elle s'était forgée une solide carapace pour se protéger du reste du monde. A l'inverse, elle-même avait toujours été ouverte à ce même monde, et son absence totale de protection ne l'avait pas protégée de certaines douleurs. Lequel de ces deux comportements était le mieux ? Se renfermer, et ne plus éprouver ni douleur, ni joie, ou bien être trop à découvert et s'exposer à la fois au meilleur comme au pire ? Aucun des deux ne devait être le meilleur en fait. Et il n'existait sans doute pas de formule magique qui permette de ne connaître que le côté positif de la vie. C'était tout ou rien. Helen avait choisi tout, et Kathleen rien. Le téléphone sonna, tirant la jeune femme de ses mélancoliques pensées.

- Oui ? fit-elle en décrochant.

- Salut ma chérie. C'est moi.

Jo. Il n'avait pas donné de ses nouvelles depuis deux jours.

- Jo ! Tu devais appeler hier ! Ton portable était toujours éteint.

- Le metting s'est allongé, tu sais ce que c'est.

Non justement, pensa Helen pour elle-même. Jo ne l'avait jamais emmené sur son lieu de travail, ne l'avait jamais présentée à ses collègues.

- Tu rentres quand ? lui demanda t-elle.

- Je ne peux pas te le dire précisément. Dans six à douze jours.

Helen retint un soupir de lassitude. A la place, elle conversa quelques minutes de choses insignifiantes, avant que Jo ne doive raccrocher. Elle se demanda qui de Kathy la célibataire ou d'elle-même, la femme qui ne voit jamais son homme était la plus seule. Mieux valait ne pas savoir. Jo lui manquait, son absence était source de douleur. Mais chaque fois qu'elle le revoyait, elle se sentait bien. Ouverte au monde... joies et douleurs. Ce devait être cette attitude la plus appréciable. Helen ne supporterait jamais de ne rien ressentir.

*      *      *

        Jess aurait donné n'importe quoi pour ne plus rien ressentir. Tout tournoyait autour d'elle, elle avait toutes les peines du monde à empêcher son estomac de régurgiter son contenu et sa tête menaçait de littéralement exploser  à tout instant. Comment supporter ça ? Il n'y avait qu'un moyen de se débarrasser de cette souffrance. C'était de prendre une dose, rien qu'une. Elle ne le voulait pour rien au monde. Mais lui si. Paradoxalement, il souhaitait en même temps arrêter et en reprendre. Il savait que seul, il ne réussirait pas son sevrage. Voilà pourquoi il émettait inconsciemment ces SOS que Jess et Angel captaient. Comme la dernière fois, la connexion se rompit d'un seul coup. Jess se rendit compte que Diana et Lauren la tenait pour l'empêcher de tomber.

- C'est passé, souffla t-elle.

- Reste assise quelques instants, lui intima Lauren avant de prendre Diana à part.

- C'est passé, mais ça va revenir. Jess ne peut pas rentrer chez elle comme ça, ses parents vont se poser des questions. Et elle a besoin d'avoir en permanence quelqu'un auprès d'elle, pour la soutenir.

- Tu sais qu'il n'y a personne chez moi jusqu'à la fin du mois. Elle peut y venir, jusqu'à ce que tout soit terminé.

- Merci. Jess ? Ce soir, on t'emmène chez Diana.

L'intéressée parut perplexe.

- Pourquoi ?

- Les phases vont recommencer. Et à ce moment là, tu auras besoin du nous. Le mieux est que nous restions avec toi jusqu'à ce que ce soit fini.

- Le problème, c'est que tout ça ne sera pas terminé tant que nous n'aurons pas retrouvé le type avec je suis connectée.

Sans être empathiques, Lauren et Diana pouvaient ressentir l'abattement de leur amie.

- Et bien nous allons le trouver, affirma Diana avec sa détermination coutumière. On va appeler les garçons pour qu'ils nous aident. Toi, tu vas nous donner le plus de précisions et de détails sur ce que tu as vu, entendu, sentit... N'importe quoi qui puisse nous aider.

- New York est une grande ville, et on y trouve sans doute plus de junkies que de molécules d'oxygène.

- Arrête Jess, bon sang ! Tu réussirais à me faire perdre mon optimisme !

Pour que ce soit Lauren qui prononce ces mots, Jessie avait vraiment dû se montrer déprimante. Elle le regretta. Ne réalisait-elle pas la chance qu'elle avait d'être soutenue dans cette épreuve par de telles amies ?

- Excuse moi Lauren, je ne voulais pas... Je ne vous remercierai jamais assez de ce que vous faites.

- Ne te fatigues pas va, souria Lauren. Concentre toi plutôt sur ce que tu as vu pendant la phase.

- Je dirai qu'il est dans le quartier nord de la ville.

- Qu'est-ce qui te fais dire ça ?

- Rien le décor quelque chose comme ça. Ou simplement une intuition.

- On s'en contentera, ordonna Diana. Autre chose ?

Jess inspira profondément et ferma les yeux, laissant affluer les souvenirs. Les images revinent presque d'elles-même. Rien de caractéristique... le décor était très flou, murs gris suintant l'humidité, une fenêtre au carreau brisé dont la crasse ne laissait pas passer la lumière. Et aussi...

- Il y avait une espèce de bourdonnement.

- De bourdonnement ? Comme des abeilles ? proposa Diana.

- Non, je ne pense pas qu'il s'agisse d'insectes. En fait je n'en sais rien, conclut-elle, découragée.

- C'est pas grave Jess. Nous allons trouver.

Mais rien n'était moins sûr. Oui, Lauren perdait son légendaire optimisme. Si ça, ce n'était pas signe d'un avenir sombre...

*      *      *

            Al n'osait pas demander à Lisa ce qu'elle mettait dans ses cookies. Avec un goût pareil, ce ne pouvait être qu'un secret de famille, jalousement gardé et que les femmes se transmettaient uniquement de bouche à oreille de génération en génération. Il se contenta donc de lui dire, la bouche pleine :

- C'est délicieux.

Pas un mot de plus n'était nécessaire.

- Merci.

De nouveau, il eut droit à son incroyable sourire. Ce sourire lui était familier : David et Lucie avaient le même. Un sourire communicatif, qui disait clairement au reste du monde : vous voyez, c'est possible d'être heureux.
Lisa lui tendit le plat et il se resservit sans scrupules. C'était la première fois qu'elle recevait chez elle un des professeurs de son fils, mais elle n'était nullement gênée. Elle était heureuse d'avoir de la compagnie. Elle avait envie, besoin de se confier.
Al le comprenait parfaitement. En cette période difficile, Lisa se devait de soutenir et consoler toute sa petite famille. Mais qui s'occupait d'elle ?

- Vous savez ce qui est le plus dur ? demanda t-elle après quelques instants de silence. C'est de ne pas savoir si ce que je fais sert à quelque chose pour Lucie.

- Vous croyez que si elle ne vous entend pas, cela ne sert à rien ? Mais, Lisa...

Il s'interrompit de lui-même, car il n'avait jamais appelé un parent d'élève par son prénom.

- Vous pouvez m'appelez Lisa, je préfère même.

Il hocha la tête et poursuivit :

- Lisa, même si Lucie ne pouvait vous entendre, elle saurait de toute façon que vous êtes là. Tout simplement parce qu'il ne peut en être autrement. Vous avez toujours été là pour elle, pourquoi penserait-elle que cela va changer ?

- Je ne sais pas... j'ai du mal à suivre une certaine logique ces temps-ci...

- C'est normal, dit Al avant de remordre dans son cookie, pour s'empêcher de dire quelque chose qui ne fallait pas.

Il avait toujours manqué de confiance en lui, même dans les domaines où il se savait plutôt doué. Sans doute était-ce en partie du au fait d'avoir été tourné en ridicule par ses "camarades" de classe durant des années.
Lisa ne connaissait rien du passé d'Al, et pas tellement plus de son présent. Malgré tout, elle sentait son manque d'assurance. Mais elle appréciait de pouvoir lui parler. Elle se confiait librement à lui, en toute confiance. C'était quelqu'un de bien, elle pouvait le voir dans ses yeux. Et dans la façon qu'avaient ses élèves d'en parler. Ils étaient relativement peu indulgents avec leurs professeurs, mais ils faisaient exception pour Mr Barnett, ainsi que son collègue Jack Willis.

- On m'a dit que vous aussi vous occupiez d'un enfant. Le neveu de votre ami...

Elle espérait que sur ce sujet-là, son sympathique invité serait plus à l'aise pour parler.

- Georges. Mais ce n'est pas un enfant, c'est un ressort, dit il le plus sérieusement du monde.

Lisa laissa échapper un petit rire. Al était content de la voir rire. Une journée sans rire était une journée perdue.

- Oui, j'aide Jack pour s'occuper de Georges. Il le fait très bien tout seul, mais un petit coup de main ne se refuse pas, surtout avec un gosse pareil.

- Il a de la chance de vous avoir comme ami.

Le professeur ne répondit rien mais eut un sourire reconnaissant. Il songeait que la réciproque était vraie. Il avait la chance d'avoir Jack comme ami. C'était un type formidable, et il n'aurait rêvé meilleure personne pour se confier et lui tenir compagnie.

*      *      *

            David pouvait se vanter, même s'il ne le faisait pas, de n'avoir jamais eu besoin d'avoir une "petite conversation avec un professeur en fin de cours". Il fallait un début à tout. Sauf que dans ce cas, c'était lui qui demandait à Mr Willis de bien vouloir lui accorder une entrevue. Il pouvait peut-être l'aider, pas seulement parce qu'il enseignait la science du corps humain, mais aussi parce que justement, il était plus qu'un prof de SVT. C'était un prof de philo, d'éducation civique. Bref, il leur apprenait la vie. Ce que tous les profs devraient faire, ce que très peu faisaient.
Lorsque David entra dans la salle, Mr Willis était en train de rayer de rouge la quasi-totalité d'une copie. Personne n'était parfait, et si Willis avait bien un défaut, c'était son exigence quelque peu démesurée quant au contenu des devoirs. David frappa timidement à la porte.

- Entre, fit le professeur sans lever les yeux de son bureau. Et assieds toi, je t'en prie.

Le jeune homme obtempera et attendit quelques secondes que son interlocuteur rebouche son stylo fatal. A en juger par la quantité de rouge utlisée pour chaque copie, il devait acheter ses stylos par paquets de dix.
David se lança.

- Je suis en train d'écrire une rédaction qui a pour thème la drogue.

C'était la seule justification plausible qui lui était venu à l'esprit. Il espérait se montrer suffisament convaincant pour qu'il ne vienne pas à l'envie de son prof de vérifier ses dires.

- Et ?

- J'aimerai vous poser quelques questions d'ordre technique. Mais pas seulement, se reprit-il très vite.

- Et bien je suis extrêmement flatté que tu ais pensé à moi pour t'aider, plaisanta Willis. Je t'écoute.

- Mon histoire traite d'un héroïnomane qui veut se sevrer. Mais il vit seul, dans la rue.

- Alors il n'y arrivera pas, le coupa son professeur. Seul, même avec toute la volonté du monde, il n'y arrivera pas.

- Justement, quelqu'un va l'aider. Mais cette personne ne sait pas comment faire. Que fait-on pour aider quelqu'un à supporter un sevrage ? Combien de temps ça dure ? Est-ce qu'on peut lui donner certains médicaments et...

- Doucement, une question à la fois David.

Une lueur passa dans les yeux de son élève, et Jack en eu un frisson de peur. Il y avait de la panique dans ce regard, comme dans sa façon d'enchaîner les questions à toute vitesse. Se pourrait-il que... Non, pas David.

- Pour l'aider, il faut tout d'abord être avec lui. Ne pas le laisser seul, lui montrer qu'on est là, lui porter son affection. Sur un plan plus technique comme tu dis, on peut lui donner des antalgiques, mais pour que le sevrage soit vraiment efficace, mieux vaut limiter. Quant à la durée... je dirais quarante-huit heures, mais c'est assez aléatoire. Ca dépend des personnes.

- Est-ce qu'il y a un risque ?

- Un risque ? Oui, un sevrage peut entraîner la mort du drogué. Son corps ne supporte pas la douleur du manque, et cesse de lutter. Ce n'est pas le cas le plus fréquent mais ça arrive. Mais plus la personne sera soutenue, plus sa volonté de lutter sera forte.

David prenait mentalement note, ne laissant échapper aucun mot. Le professeur Willis semblait bien connaître le sujet. Certes il avait fait des études de biologie, mais il savait également traiter l'aspect psychologique de la question. En fait, à sa façon d'en parler, David aurait pu croire qu'il avait lui-même était dans cette situation. Mais quel rôle aurait-il joué ? Celui qui soutient ou qui est soutenu ? Il imaginait mal cet homme prendre de la drogue, mais on ne pouvait être sûr de rien...

- Ai-je répondu à toutes tes questions ?

- Je crois bien. Merci infiniment monsieur.

- Si tu veux en savoir plus, n'hésite pas.

- D'accord. Et encore merci.

Il allait franchir le seuil de la porte quand le prof l'interpella.

- David ? Si tu avais des ennuis de ce genre, tu en parlerais à quelqu'un n'est pas ?

- Bien sûr, répondit l'adolescent, peu convaincant.

- Si jamais je pouvais t'aider...

- Compris. Je n'oublierai pas.

Ce n'étaient pas des paroles en l'air. Plus il apprenait à connaître Jack Willis comme autre chose qu'un prof, plus il songeait qu'il avait la chance de le connaître.

*      *      *

            Le taxi de l'ex-prostituée passa devant l'Overlook, ravivant en Tania une foule de souvenirs peu joyeux. Mais aussi ceux d'une personne qui avait été plus qu'une amie, et qui lui manquerait à tout jamais. Une personne qui l'avait sauvée. Que serait-elle devenue sans Holly ? Sans doute serait-elle encore de fonction à l'Overlook, obligée de vendre son corps pour survivre. Elle frissonna à cette pensée. Pensa à ce qu'elle était à présent. Elle avait aidé un ange dans sa quête de faire des terriens de véritables êtres humains. Quête vaine ? Elle l'ignorait. Au cours de sa vie, elle avait rencontré des gens ignobles, tels que Vasquez, et ces derniers mois, elle avait fait connaissance avec des terriens étonnants. Holly et Jessie, les hôtes d'Angel qui avaient acceptés de l'aider, Ed, ce clochard qui quelque part était plus riche que tous les autres, et Andy. Le véhicule s'était arrêté devant la demeure de Riker, qui ne travaillait pas aujourd'hui. Tania demanda au chaffeur de l'attendre quelques minutes, le temps qu'elle aille dire au revoir au policier. Elle avait fait de même avec Ed une demi-heure plus tôt, et quitter tous ses nouveaux amis lui infligeait une profonde tristesse. Mais c'était mieux ainsi.
L'appartement d'Andy était au rez-de-chausé. Elle fut étonnée qu'il lui ouvre la porte avant qu'elle se soit annoncée.

- Salut, fit-il sans enthousiasme.

- Je suis venue de dire au revoir, annonça t-elle d'emblée.

- Tu t'en vas ? Où ?

- San Fransisco. Mais je reviendrai quand les choses se seront calmées ici.

- Ah. D'accord.

Il détourna le regard, semblant quelques secondes perdu dans ses pensées.

- Tu veux rentrer une minute ?

- Mon taxi m'attend.

Ce n'était pas que Tania ne souhaitait pas passer encore un moment avec Andy. Elle craignait que, si elle entrait et se mettait à discuter avec lui, elle serait de nouveau consciente que c'était un homme incroyable, qui partageait son deuil et savait lui rendre espoir. Elle se sentait en sécurité avec lui. Mais avec elle, lui ne le serai pas. Or si elle entrait, elle ne ressortirait pas, ne quitterait pas la ville. Ce qui aurait était une erreur.

- Je ne sais pas comment exprimer à quel point j'ai été heureuse de te connaître Andy.

Il sourit jusqu'aux oreilles, chose qu'elle ne l'avait pas vu faire depuis qu'elle le connaissait.

- Moi de même.

Il l'etreigna brievement, jusqu'à ce que le klaxon du taxi ne l'interpelle.

- Au revoir, murmura t-elle.

- Et à très bientôt, conclut-il.

Il la regarda partir, et poussa un soupir de lassitude. Encore une fois, il était seul. Cette situation allait-elle durer éternellement ? Pourquoi chaque fois qu'une personne qu'il appréciait faisait irruption dans sa vie, c'était pour mieux en ressortir par la suite ? Il referma la porte de l'immeuble et regagna son appartement. Elle était là, à le narguer. La bouteille trônait sur la table, l'invitant à la vider. Il ne te reste que moi, semblait-elle dire. Alors pourquoi hésiter ?
Pourquoi hésiter, en effet. Andy n'hésitait plus. Il prit la bouteille.

*      *      *

            Les cours étaient terminés et il était déjà tard. Lauren avait accompagné Jess, qui était prise de violents malaises, aux toilettes. Dans un coin isolé du hall, les trois autres montaient un véritable plan de bataille, organisaient leur recherches. Le lendemain était un samedi, jour où ils n'avaient pas cours. Jess passerait la nuit chez Diana, dont les parents étaient absents.

- Pourquoi ne pas l'emmener à l'hôpital ? interrogea la jeune fille. Elle y serait mieux soignée.

- Jess est liée à un drogué, et c'est par son esprit qu'elle ressent ses souffrances, répondit Sebastien. Tout est dans sa tête, mais quand l'esprit croit quelque chose, le corps suit. Jessie n'a pas de drogue dans le sang. Je nous vois mal expliquer aux médecins comment elle peut subir les symptômes d'un sevrage sans rien prendre.   

- O.k. Elle viendra chez moi. Et vous, vous cherchez, comprit Diana.

- C'est ça. Mieux vaut être plus nombreux, trainer en ville la nuit dans les quartiers des drogués n'est pas exactement une balade de tout repos.

- Comment justifierez-vous vos absences ?

- Lauren et moi dirons que nous passerons la nuit chez David, et inversement, expliqua son ami. Ca ne devrait pas poser de problèmes.

- Je l'espère. Et j'espère pouvoir me débrouiller seule de mon coté.

- Pour ça, fit David, je te fais confiance, et Jess aussi.

- Tu as parlé à Willis ?

- Oui. Il m'a dit que tu pouvais lui donner des anti-douleurs, mais pas trop de médicaments. En fait, l'important est que Jess sache que tu es là, et que tu ne la laisseras pas. Je sais donc que tu seras parfaite.

Diana lui sourit, malgré la situation. Jess et Lauren étaient revenues.

- Tu va mieux ? lui demanda David.

- Ca va oui. C'est assez éprouvant.

- On ne peut qu'imaginer... Une fois que nous l'aurons retrouvé, on fera quoi ?

- Il est seul. C'est ça le problème. Lorsque vous l'aurez confié à quelqu'un, qu'il sera assuré d'être aidé, il n'aura plus besoin de moi. Je crois....

- Ne t'en fais pas, on va vite le trouver, l'assura Sebastien, avant de l'embrasser sur la joue. Courage.

- On y va ? proposa Diana en prenant le bras de Jess.

- Nous aussi, on va y aller.

- Soyez prudents.

Les trois jeunes gens acquiéscèrent et partirent jusqu'à l'arrêt de bus. En se séparant, ils auraient sans doute eu plus de chance de retrouver rapidement la personne qu'ils cherchaient. Mais s'ils agissaient ainsi, ils augmentaient également les probabilités de se faire agresser, voire tuer. Ils vivaient dans l'une des villes qui connaissaient le plus haut taux de criminalité. Mieux valait ne pas tenter le diable, même si les anges étaient de leur cotés.
Ils sillonnèrent plusieurs quartiers, fouillèrent quelques immeubles, avant de comprendre qu'il n'y arriveraient pas ainsi. S'ils continuaient à arpenter la ville de cette façon, ils perdraient de ce temps qui était compté à Jess. Ils avaient besoin d'aide. Et David savait qui pouvait leur en donner.   

*      *      *

        Jess n'était jamais allée chez Diana. Leur petit groupe avait l'habitude de se réunir plutôt chez David ou Lauren, dont les familles étaient plus accueillantes que la sienne et celle de son amie. Mais elle fut surprise de découvrir un appartement entièrement vide en cette période.

- Tes parents et ta soeur ne sont pas là ?

- Comme tu vois. Maggie ne vit plus chez nous même s'il lui arrive de passer. Et mes parents sont partis jusqu'à la fin du mois.

- En te laissant toute seule ?

Diana lui fit un sourire mes ses yeux reflétaient une sorte de tristesse.

- Je sais me débrouiller. Et Lauren ou David m'invitent souvent chez eux.

Jess se sentit coupable. Elle était l'amie de Diana depuis deux ans, mais ne connaissait pas grand chose de sa vie ou de sa famille. Comment cela se faisait-il ? Diana et elle parlaient pourtant. Et ne se cachaient rien. Alors pourquoi apprenait-elle seulement maintenant que son amie passait probablement dix mois sur douze seule chez elle ?

- Je suis désolée.

- De quoi ? fit Diana, sincèrement étonnée.

- De... rien je suppose. Je me demandais pourquoi je ne savais rien de ta situation familiale.

- Sûrement parce que je ne t'en ai jamais parlé, répondit son amie d'une voix égale. Allez viens, je vais te montrer la chambre.

La chambre de Diana n'était pas très grande, mais très encombrée. Le lit était encastré entre deux murs et une pile de livres, de CD et d'objets hétéroclites. Ce fouillis rappelait à Jess l'appartement de Lucie. Son regard fut attiré par une zone de vide. Sur la petite table adjacente au lit, il n'y avait qu'une seule chose. Une photographie, soigneusement encadrée. Jess la reconnut, et se rappela le jour où elle avait été prise.
C'était l'anniversaire de David, et Lisa lui avait préparé une surprise en invitant tous ses amis. Mais il y avait des travaux dans l'appartement, alors la fête s'était déroulée dehors, en bas de l'immeuble. Lisa avait demandé à un passant de prendre la photo. Ce devait être la seule où ils étaient tous dessus : David, Lisa, Diana, Lauren, Sebastien, Lucie et elle-même. Jess ne savait pas que Diana en avait fait un double.

- C'est ça ma vraie famille, expliqua la jeune fille. 

- C'est aussi ce que je pense, lui répondit-elle avec un sourire.

Mais ce sourire disparut bien vite. Elle vacilla quand les images explosèrent dans sa tête. Après une brève succession de flashs visuels, les sensations affluèrent. Elle se sentit effroyablement mal. Diana la mit sur son lit.

- Je vais te chercher de l'eau. Je reviens tout de suite, c'est promis.

Elle courut jusqu'à la cuisine pour prendre une bouteille d'eau, et de l'aspirine. L'idéal aurait été de la méthadone, mais ils ne pouvaient s'en procurer sans ordonnance. Ayant quelque idée de ce qui allait suivre, Diana prit également une bassine. Elle était malade à l'idée de ne pas être à la hauteur pour aider Jess. Elle revint précipitamment dans sa chambre, et fit boire à son amie les antalgiques dilués dans l'eau. Jessie vomit le tout quelques secondes plus tard. Elle était recroquevillée sur elle-même et tremblait.
Combien de temps devrait-elle encore supporter ça ? Elle n'allait pas y arriver, c'était au dessus de ses forces...

- Angel, je vais craquer.

- Non. Je ne te laisserai pas.

Jessie réalisa qu'Angel ressentait la même chose qu'elle. Elle aussi était torturée par le manque, mais elle faisait fi de la douleur pour pouvoir la réconforter. Pourtant, elle aussi aurait eu besoin d'aide. Et Jess aurait du le lui donner. Mais elle ne parvenait pas à penser clairement. La drogue, ou plutôt l'absence de drogue l'empêchait de penser clairement. Elle ne pouvait que s'abandonner, mais en sachant qu'Angel serait là pour veiller sur elle.

- Merci, eut-elle le temps de songer avant que la souffrance ne brouille la totalité de son esprit.

*      *      *

Malgré l'heure tardive et son immense fatigue, Jack Willis ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il repensait sans cesse à la trop courte entrevue qu'il avait eu avec David dans l'après-midi. Il n'avait pas cru un mot de cette histoire de rédaction. Du moins pas après avoir vu l'incroyable angoisse dans les yeux de ce gosse. Quelque chose clochait. S'il voulait savoir comment se déroulait un sevrage, ce n'était pas pour une rédac, mais parce que quelqu'un de son entourage allait passer par là. Si Jack n'aurait pas été étonné de savoir que des élèves du lycée Steinbeck prenaient de la drogue, douce ou dure, jamais il n'aurait imaginé que David ou l'un de ses amis soient mêlés à ce genre d'histoire. Mais il était vrai qu'ils avaient vécus récemment une tragédie. Tous étaient affectés par ce qui arrivait à Lucie, et lorsque la douleur était trop grande, certaines personnes ne voyaient d'autre solutions. Il pouvait se tromper. Peut-être le jeune homme voulait-il réellement des renseignements pour un devoir. Ou alors il voulait aider quelqu'un. Mais la question le tourmentait. Pourquoi David lui avait-il demandé cela ? Pourquoi à lui ? A cause de sa soeur ? Non, idée stupide. Parce qu'il était prof de sciences naturelles, et donc le plus apte à répondre à ce type de questions. Mais le mot "drogue" avait remué en Jack des souvenirs douloureux.
Il se remémora ce jour funeste où il apprit que sa soeur se droguait. Elle était venue le voir, Georges dans ses bras, en pleurant. Elle lui avait tout raconté, sa dépression après le départ de Don, le père de Georges, sa démission de ce boulot qui la rendait folle, et comment elle en était venue à prendre de la drogue, rien de bien méchant au début, jusqu'à qu'à la cocaïne. Elle lui avait raconté sa descente aux enfers. Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Il savait que Carla vivait très mal le fait d'être toute seule pour élever son fils. Et il avait cru l'aider en lui rendant visite une fois par semaine pour lui donner un coup de main. Ce jour-là, Jack s'était rendu compte que si ses intentions étaient bonnes, il n'avait pas vraiment aidé sa soeur. Oui, il était allé la voir régulièrement, oui, il l'avait soutenue. Mais il ne lui avait pas parlé. Dans un souci de respect de sa vie privée, et aussi parce qu'il ne savait pas ce que Carla voulait, il ne lui avait jamais posé de questions, il se contentait de lui demander comment elle allait en arrivant. Et lorsqu'elle disait "ça va Jack, ça va", il la croyait. S'il avait parlé à sa soeur, peut-être ne serait-elle pas en cure de désintox. Il n'avait pas suivi les conseils qu'il avait donné à David tout à l'heure.
Il ne devait pas refaire la même erreur. Il ne le ferait pas pour rattraper la faute qu'il avait commise avec Carla, mais parce que c'était son devoir. Demain, il convoquerait David, et lui parlerait.
Sa décision prise, Jack se sentit débarrassé d'une tension. Il trouva rapidement le sommeil, même s'il ne fut pas des plus calmes...

*      *      *

          En cet instant, Eddy pensait à Riker. Quand il souffrait, l'inspecteur noyait ses souvenirs dans de l'alcool. Ed aurait voulu faire la même chose. Tania lui manquait. Il s'y était attachée avec une vitesse surprenante, et maintenant qu'elle n'était plus là, il avait l'impression d'être un junkie subissant un sevrage. Il se sentait seul, tellement seul. Il aurait voulu que comme ces derniers jours, un gamin débarque dans sa piaule, même pour lui demander d'en sortir.
Il se redressa soudain, alerte. Quelqu'un avait frappé sur quelque chose... la porte. Sa porte. Et un gamin entra. Suivi de deux autres. Ed aurait dû être heureux que son voeu se réalise. Quoi qu'il en était, il ne le montra pas.

- Tania n'est pas là. Bonne nuit.

Il referma brusquement la porte. David était étonné. Ed était habituellement quelqu'un de gai. Mais peut-être que justement, Tania l'avait changé de quelque manière.
Eddy ne les entendait pas repartir, et cela l'agaçait.

- C'est vous que nous cherchons Ed, fit un des gosses derrière. Nous avons besoin de votre aide.

Il alla se recoucher.

- Tania nous a dit que vous pourriez nous aider.

Ed hésitait. Il n'avait pas envie de se mêler des affaires des autres. Mais si ça pouvait aider Tania... Il ouvrit de nouveau la porte.

- Qu'est-ce que vous voulez ?

- Vous connaissez la ville sur le bout des doigts, malgré sa taille. Vous devez nous aider à localiser quelqu'un.

- Tu voudrais être moins précis tu n'y arriverai pas David. Bon, rentrez, et moins de bruit si vous ne tenez pas à vous faire repérer.

Ils entrèrent et Ed s'asseya sur sa couche, attendant les explications.

- Nous cherchons un garçon et nous avons vraiment peu d'infos sur le lieu où il se trouve.

- Dites toujours.

Sebastien et Lauren, qui ne connaissaient pas Eddy, étaient surpris. Ils débarquaient sans prévenir "chez lui" au milieu de la nuit, lui demandaient de jouer le guide pour touristes et le sans-abri ne posait aucune question, leur offrant son aide contre toute attente.

- Un immeuble délabré, dans un quartier assez vide.

- Des bâtiments en ruines, ce n'est pas ce qui manque. Mais dans des quartiers calmes, c'est déjà plus rare. Dans quel coin pensez vous que c'est situé ?

- Quartier nord.

- Ca restreint les possibilités, mais c'est tout de même trop vague, sauf si vous avez du temps.

- Ce n'est pas le cas, fit David. Il est... malade.

- Malade, répéta Ed, le doute transparaissant dans sa voix.

- D'accord, il est en manque, admit Lauren. C'est pas l'important. L'essentiel est de le retrouver au plus vite.

- Moi je veux bien, mais il faut être plus précis.

- Il y a un bourdonnement, se rappela la jeune fille. Comme des abeilles, sauf que ce ne sont pas des abeilles.

Si les explications de Lauren paraissaient peu claires, Ed sembla néanmoins avoir compris. Ses yeux s'illuminèrent, et David sut qu'il avait une idée...

- Je crois savoir où est votre copain, annonça t-il.

*      *      *

            Jess était de nouveau dans le noir. Il n'y avait pas la moindre trace du Médiateur, mais un Ange était avec elle. Son Ange. Elle avait mis un certain temps avant de comprendre qu'elle aimait Angel. Elle était sa protectrice, sa soeur et son amie en même temps. Celle qui serait toujours là pour elle. Comme Lucie. Le lien qui les unissaient était extrêmement profond, pas spécialement parce que l'esprit d'Angel avait fusionné avec celui de  Jessie, mais bien à cause de la personnalité, de la façon d'être de cette extraterrestre. Elle était ici pour les autres, et vivait pour les autres. Jess découvrait peu à peu la grandeur de ce simple idéal : vivre pour les autres.

- Est-ce que ça va ? lui demanda l'ange.

- Je crois. J'ai l'impression que nous ne sommes pas seules...

Angel aussi ressentait une présence. Pourtant il n'y avait que les ténèbres autour d'elles. Elle fixa ces ténèbres quelques instants, et une silhouette un peu floue apparut, puis se précisa, pas assez cependant pour qu'elle puisse dire de qui il s'agissait. Mais Jess l'aurait reconnu entre mille. Son coeur se serra.

- Lucie, fit-elle d'une voix à peine audible, comme si le fait de prononcer son nom pouvait faire disparaître son amie.

- Salut toi, répondit amicalement Lucie.

- C'est bien toi ? Cela veut dire que je suis au niveau cinq ?

- Niveau cinq ?

- Dans le coma stade trois, expliqua Angel. Le premier niveau est celui du sommeil, le second celui de l'inconscience, le troisième du coma léger...

- Non, vous n'êtes pas dans le coma. C'est moi qui réussi à...je dirais,  interagir avec les niveaux supérieurs.

Angel sut qu'elle avait raison parce que Lucie n'était là que sous forme d'image. Si elle-même était au niveau quatre, elles auraient sans doute put se toucher. C'était frustrant pour Jess. Elle aurait voulu prendre la jeune femme dans ses bras, et elle était hors d'atteinte. Elle ne pouvait que lui parler, et les mots ne seraient jamais suffisants pour exprimer ce qu'elle ressentait.

- Tu vas bien ? demanda Jessie à sa soeur spirituelle.

- Ne t'inquiète pas pour moi.

La jeune empathique comprit que la véritable réponse était non. Lucie n'allait pas bien.

- Le niveau cinq comme tu dis m'attire vers lui, et même plus profondément. Etre ici est éprouvant pour moi, expliqua la jeune femme.

- Comment as tu fait pour communiquer avec les niveaux supérieurs ?

- Je crois que j'ai ressenti ta présence. Je ne pouvais pas bouger avant de savoir que tu étais là. Jessie, Angel, pourquoi êtes vous inconscientes ?

- Lucie, est-ce qu'Holly t'avait parlé des phases ?

- Oh, comprit la jeune femme. Tu es en phase. Je suis désolée, j'aurais voulu t'expliquer tout cela avant de...

- Ce n'est pas grave, la coupa Jess, qui ne voulait pas entendre la fin de la phrase. Tania m'a fait un petit topo.

- Avec qui es tu en phase ?

- Un héroïnomane en plein sevrage. Mais je ne sais ni qui il est, ni où il se trouve.

- Et tu vas comment ?

- Aussi bien que possible. Mais je ne comprends pas Lucie. Pourquoi cela arrive ? Et surtout, en quoi cela l'aide ?

- Parce qu'il veut s'en sortir. Mais tout seul, il n'y arrivera pas. On dit qu'il n'y a que la volonté qui compte. C'est faux. Ce garçon a besoin d'aide, et il semble qu'il t'ait choisi pour l'assister. En étant connecté à lui, en partageant sa souffrance, tu la lui diminue, et s'il ne sais pas vraiment que tu es là, il est conscient d'une présence qui l'aide. Ce que tu fais est énorme, Jess.

- Mais moi non plus, je n'y arriverai pas.

- Je suis persuadée du contraire Jessie. J'ai confiance en toi.

L'image de Lucie se fit moins nette, Jess pouvait la sentir s'en aller.

- Reste avec moi, l'implora t-elle.

Son amie lui lança un regard triste.

- Jess, je ne peux pas partir. C'est toi qui t'en vas.

- Lucie... je suis désolée. Je t'aime.

- Moi aussi Jess. N'oublie pas que tu as quelqu'un à aider, lui rappela la jeune femme avant de s'effacer complètement.

L'obscurité fit place à la lumière. Celle ci était tellement forte que Jessie ne parvenait pas à la fixer sans cligner des yeux. Où pouvait-elle bien être à présent ?

- Jess ? fit la voix de Diana. Tu m'entends ?

Elle était dans la chambre de son amie, réveillée. La lueur qui lui était si insoutenable était la lumière tamisée de la lampe de chevet. Elle était partie, avait laissé Lucie seule dans le noir. 

- Jess ? répéta la jeune fille, presque paniquée.

- Diana, lui répondit l'autre d'une voix étouffée.

- Il faut que tu tiennes bon. Les autres vont le trouver. Ce sera bientôt fini.

Regarder son amie souffrir sur ce lit sans qu'elle puisse faire quoi que ce soit rendait Diana folle. Elle prit la main de Jessie dans la sienne, la serra de toutes ses forces.

- Je suis là. Je te tiens.

Elle tendit le bras vers la table de nuit, et saisit la photo que Jess avait regardé si longuement tout à l'heure. Elle la plaça à coté du visage de son amie.

- Nous sommes tous là. Et nous ne te laisserons pas tomber.

*      *      *

              Sebastien se demandait comment des êtres humains pouvaient décemment vivre là-dedans. Cet immeuble donner l'impression qu'il allait s'effondrer si quelqu'un avait le malheur d'éternuer à proximité. Les poutres de soutenement s'étaient effritées sous l'action de l'humidité, des planches de bois étaient clouées en croix sur chaque porte et fenêtre. Et un léger vrombissement se faisait entendre.

- Qu'est-ce qui fait ce bruit ? demanda le jeune homme à Eddy.

- Les lignes hautes tensions. C'est pour ça que l'immeuble a été condamné. Les services de la  santé publique ont déclarés que ces lignes pouvaient à long terme déclencher des cancers.

- Alors ne nous attardons pas, suggéra Lauren.

Elle repéra un escalier de secours délabré, menant à une fenêtre non bloquée par une croix et dont la vitre était cassée. Jess avait parlé d'une vitre brisée? Bon, les trois quarts des immeubles de ce type avaient leur fenêtres en morceaux. Mais ça ne coûtait rien d'essayer.

- Si on essayait d'entrer par là ?

Elle désigna l'escalier, Ed jaugea la situation.

- Ca n'a pas l'air bien solide. Mieux vaut que vous restiez en bas. Si votre copain est là-dedans, je vous le ramène.

Il empoigna la rampe et sauta souplement par dessus. Grimpant avec aisance les marches rouillées, il se faufila sans bruit par la fenêtre.
A la vue de l'intérieur, Ed songea que sa cabane était l'équivalent d'un trois-étoiles à coté. La poussière recouvrait la totalité du sol, à tel point qu'on en distinguait plus la couleur. Sur un matelas pas plus épais qu'un livre, un garçon était entendu. Immobile. Enfin pas tout à fait, il avait l'air de convulser. Son corps était par intermittence agité de spasmes. Bon, ça devait être celui qu'il cherchait. Et même si ce n'était pas le cas, il ne pouvait le laisser là. Eddy s'avança jusqu'au jeune homme et le souleva. Il était tellement léger que le vagabond l'aurait imaginé creux. Il le mit sur son épaule avant de ressortir par le même chemin que précédemment.
En bas, les gosses l'attendaient avec appréhension et il put voir leurs visages se détendre à la vue du garçon sur son dos.

- Et maintenant ? leur demanda t-il.

- On l'emmène à l'hopital, lui répondit David.

- Ce type ne pourra sans doute pas se payer des soins, fit remarquer Ed.

- On l'emmène pour l'instant, et on avisera sur place, d'accord ?

Eddy haussa les épaules.

- C'est toi le chef.

Et il sourit. David était doublement soulagé. Parce que le cauchemar de Jess, et donc le leur, allait s'arrêter. Et parce qu'il avait retrouvé le vrai Ed, celui qui ne faisait jamais la tête.
Retraverser la moitié de la ville avec un gosse inconscient sur les épaules sans se faire repérer ne fut pas une partie de plaisir. Ils finirent par arriver à l'hopital et allèrent directement au service des urgences.

- Le New York Hospital travaille de concert avec un service d'assistance social aux mineurs, expliqua Lauren. Ils ne vont pas tarder à contacter ces gens, qui eux payeront les soins. Cette association est récente, mais elle existe.

- Si tu le dis, soupira son frère. Je me demande comment va Lucie.

Ed fut tiré de ses pensées par le nom de Lucie.

- Lucie Anderson ? Elle est à l'hôpital ?

- Vous la connaissez ? s'étonna David.

- D'abord j'aimerai qu'on se tutoie, ensuite oui, je la connais. A cause de son boulot, ajouta t-il. Mais je n'aime pas trop qu'on réponde à mes questions par des questions. Elle est à l'hôpital ?

- Elle a été agressée, lui confirma le jeune homme avant de lui communiquer le numéro de la chambre. Mais je ne pense pas que tu puisses la voir à cette heure-ci.

- C'est vous qui avez amené Michaël ?

La propriétaire de cette voix était une jeune femme d'une trentaine d'années, de taille moyenne aux cheveux bruns mi-longs. Quelque chose dans sa physionomie était familier à Lauren.

- Michaël ?

- C'est le prénom inscrit sur son bracelet. C'est vous qui l'avez conduit ici ?

- Oui, répondit Ed. Mais on ne le connaît pas. On l'a... trouvé.

- Je m'appelle Helen, Helen Mallory. Je travaille pour l'assistance aux mineurs.

- Mallory ? Comme Kathleen Mallory ? pensa Lauren à voix haute, se rappelant soudain où elle avait vu un visage semblable à celui d'Helen.

- Euh, oui, fit l'autre, visiblement gênée. Mais ça n'a pas d'importance.

Sebastien se demanda comment elle était arrivée si vite, et lui posa la question.

- J'étais déjà là, se justifia la jeune femme. Un de mes amis travaille dans cet hôpital, et j'attendais qu'il ait fini son service pour le voir.

Elle ne savait pas pourquoi elle se sentait obligée de s'expliquer auprès de ces gens qu'elles ne connaissaient pas, mais puisqu'elle allait poser des questions, il semblait normal qu'elle réponde aux leurs.
Helen les interrogea quelques minutes avant de comprendre qu'il ne savait rien du jeune homme, pas même son nom. Elle les remercia donc et les laissa partir.

Les trois amis n'étaient pas fâchés de rentrer chez eux. Ils souhaitèrent une bonne nuit à Ed avant de le quitter. Tous étaient conscients de la dette qu'ils avaient envers le sans-abri, dette dont ils ne pourraient sans doute jamais être redevables. Mais Ed ne les avaient pas aidés pour obtenir quelque chose en retour.

- C'est terminé alors ? demanda Lauren. Jess est tirée d'affaire ?

- Michaël n'est plus seul. Donc il n'a plus besoin d'aide.

- J'espère que tu as raison...

*      *      *

        Angel ne savait pas si Jess allait tenir le coup. La douleur allait en s'intensifiant, et la jeune humaine avait de plus en plus de mal à le supporter. Et si jamais... Elle ne voulait pas y penser mais n'avait pas le choix. Angel avait peur que Jessie ne finisse par mourir.

- Jess ? l'appela t-elle. C'est fini Jess. Tu en as assez fait. Je vais te libérer.

- Me libérer ?

- Je vais en quelque sorte me déconnecter. Et tout va redevenir normal.

- Et pour toi ?

- Je resterai jusqu'à ce que notre protégé n'ait plus besoin de moi. Ensuite je reviendrai.

- Non, tu ne dois pas rester toute seule. Je veux t'aider.

- Et tu le fais. Ne t'inquiète pas, je reviens vite.

Jessie fut parcourue par une atroce sensation de vide, puis eut un violent sursaut. Elle se redressa sur le lit, se demandant si elle n'avait pas rêvé. Elle sentit immédiatement que non. Angel n'était plus là, et c'était comme si on l'avait amputée d'une partie d'elle-même.

- Qu'es-ce qu'il y a ? paniqua son amie.

- Angel s'est... elle a coupé le lien qui nous unissait.

- Pourquoi ? fit Diana.

- Sans son esprit, le mien n'est plus relié à celui du drogué. Elle a fait ça pour que je survive.

- Et où est-elle ?

- Toujours là, expliqua Jess. Mais plus avec moi. Bon sang, pourvu qu'elle tienne bon. Elle n'aurait pas du continuer toute seule, c'est trop dur.

Diana pouvait sentir la culpabilité poindre dans la voix de Jess. Elle voulut la rassurer.

- Elle l'a fait pour toi, dit-elle doucement. Je suis sûre qu'elle va y arriver.

- Et si ce n'était pas le cas ?

- J'ai dit "je suis sûre qu'elle va y arriver". C'est quoi le mot que tu ne comprends pas Jess ?

Elle s'asseya au bord du lit et prit la jeune fille encore sous le choc dans ses bras. Puis elle la berça tout doucement jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Dans le vrai sommeil cette fois, le niveau un.
En la regardant dormir, Diana n'était plus si sûre qu'Angel réussisse. Et cela l'effrayait. D'abord parce que Jess ne supporterait pas de perdre encore une amie. Ensuite, parce qu'Angel était aussi son amie. Même si elle ne la connaissait que depuis quelques jours, Diana avait tout de suite considéré l"ange" comme une personne à part entière, une personne incroyable qui pouvait réellement changer les choses.
Elle remit en place une mèche de cheveux de Jessie, et murmura pour elle-même :

- Je suis sûre qu'elle va y arriver.

Jess se réveilla cinq heures plus tard. Ses amis étaient tous là. David, Sébastien, Lauren et Diana.

- Salut, murmura une voix cristalline dans son esprit.

Angel était revenue. Oui, ils étaient vraiment tous là. La longue nuit avait prit fin.

*      *      *

            Les garçons et Lauren contaient leurs recherches dans la ville en compagnie de Ed. Ils décrivirent l'horrible endroit où vivait le jeune homme, et dans quel état ils l'avaient trouvé.

- Il s'appelle Michaël. Lorsque nous sommes partis, il était encore dans les vapes, mais les médecins s'occupaient de lui.

- Il va bien, du moins je crois. C'est tout ce qui compte.

David se demanda si elle, allait bien. Elle semblait tellement épuisée, et triste. L'épreuve qu'elle venait de traverser avait changé quelque chose chez elle, c'était inévitable. D'ailleurs, tous avaient changés, lui le premier. Jamais plus il ne douterait de l'existence d'Angel, sans doute parce qu'elle avait sauvé Jessie. Et jamais il ne reverrait les junkies de la même façon.

Jess dévisagea chacun de ses amis d'un regard reconnaissant. Elle leur devait tant... Comme Michael, elle ne s'en serait jamais sortie seule. Et même si elle ne pouvait la regarder elle exprima toute sa reconnaissance, mais aussi son affection, à Angel. Ce n'avait pas du être facile pour elle de s'intégrer à cette nouvelle existence, de se faire accepter des amis de Jess. Mais jamais elle ne s'était plainte, ou avait renoncé. Jessie l'admirait ne serait-ce que pour cela. Elle réalisa la douleur qu'elle aurait encourue si la jeune Daeren avait succombée cette nuit. Angel s'était sacrifiée pour elle, comme l'avait fait Lucie. Lucie... Devait-elle parler aux autres de ce qu'elle avait vu ? Ils avaient le droit de savoir, après tout Lucie était leur amie aussi. Mais est-ce qu'ils les croiraient ? Elle n'en était pas sûre, malgré les récents événements. Mieux valait attendre peut-être, du moins jusqu'à être certaine de ce qu'elle avait vue.

- Nous l'avons conduit à l'hôpital, continua Sebastien. Chaque fois qu'un type camé jusqu'aux yeux arrive dans leur service, ils contactent un centre d'assistance social qui bosse avec eux. Il va être pris en charge. C'est fini.

- C'est génial, génial...

Elle n'allait sans doute pas tarder à se rendormir. Elle était vraiment fatiguée.

- On va te laisser dormir, décida David.

- Merci... pour tout.

- Y'a pas de quoi, fit son ami en l'embrassant sur le front.

Ils sortirent, Sébastien s'attarda une seconde sur le pas de la porte.

- Tu sais qui est la femme qui veut en permanence être prévenue par l'hôpital pour les drogués ? Elle s'appelle Helen Mallory.

- Mallory ?

- C'est la soeur de l'avocate. Et elle semble aussi sympa que sa frangine a l'air glacée.

Jessie lui sourit, avant de s'enfoncer paisiblement dans le sommeil, en compagnie d'Angel. Du moins l'aurait elle fait si Michaël ne lui avait pas, inconsciemment, envoyé un dernier message.
Les images et sons se succédèrent à vitesse grand V, mais elle eut le temps d'entendre un métro passer, de voir un panneau d'affichage, et un homme. Elle sut immédiatement de qui il s'agissait, et où il était. Michaël venait de lui livrer son bourreau.

*      *      *

        La rumeur circulait que Devon avait perdu un client. Ce n'était pas la première fois, beaucoup de ses acheteurs ne venaient plus un jour ou l'autre. Mais pour cause de décès. Devon avait la réputation d'être le meilleur dans son genre, parce qu'il parvenait à manipuler l'esprit des autres et à toujours les faire revenir. Il fallait une première fois à tout : il avait trouvé un esprit plus fort que le sien, plus fort que la drogue. Et cela le contrariait. D'abord parce que s'il avait du prédire qu'un de ses junkies se rangerait, il n'aurait jamais imaginé que ce fut Michaël. Ce garçon n'était en rien différent de tous les autres : il se droguait pour oublier sa pathétique existence. Comme pas mal, il avait voulu arrêter. Mais contrairement à l'adage, vouloir et pouvoir étaient deux choses bien distinctes. Et Michaël n'aurait pas pu, pas tout seul. Or il avait toujours été seul. Devon le savait. Grâce à l'un de ses "collègues", voire son supérieur, celui dont il ignorait le nom et qu'il nommait le "Double". Parce que si la nuit il dirigeait un important trafic de stupéfiant, le jour il arpentait les rues à la recherches d'infos pour son boulot. Brigades des stups. Avoir un flic comme complice était pratique. Grace aux banques de données de la police, Devon connaissait ses clients sans doute mieux qu'ils ne se connaissaient. Ils savaient jouer avec eux, toucher leurs points sensibles, et les pousser ainsi à en reprendre, encore et toujours jusqu'à ce que la mort vienne rompre ce cercle vicieux. Maintenant, Michaël suivait une cure de désintoxication et était pris en charge par l'une des assistantes sociales de la ville les plus réputées. Dieu savait combien de jeunes gens Helen Mallory avait pu sortir de leur enfer. Mais jamais un client de Devon. Il préférait nettement sa frangine, Kathy comme il la surnommait, qui elle avait libérer à coups de procédures judiciaires autant de dealers que sa soeur avait sauvé de junkies. D'ailleurs, Devon devait toucher un mot au sujet des Mallory au "Double". D'après ses informateurs, Helen se montrait bien curieuse quant aux évolutions des enquêtes de la brigade criminelle, et Kathleen fouillait depuis peu dans les dossiers des services de police. Amusant que ces deux soeurs qui ne se parlaient jamais semblent sans le savoir poursuivre le même but. Amusant ou pas, il ne pouvait permettre que son boss ne tombe, ou il l'entraînerait dans sa chute...
Non désireux de s'angoisser sur l'avenir, Devon décida de profiter du moment présent. Et quoi de mieux pour cela que de faire tomber de la neige sur son petit monde ?

*      *      *

        Durant toutes les années qu'ils avaient passées dans cette ville, ni Sebastien ni David n'avaient jamais eu à rentrer dans ce commissariat. Il n'était pas différent des autres. L'agitation était générale. Les coups de téléphones se succédaient, les cris parfois. Il y avait des sièges et de petites tables partout, des gens de part et d'autre de ces bureaux de fortune, qui essayaient de couvrir le vacarme en parlant de plus en plus fort. Seules trois ou quatre portes menaient à des bureaux privés. Ces pièces étaient reservés aux officiers les plus méritants, ou juste aux plus anciens.

L'inspecteur Andrew Riker n'avait toujours pas fait enlever le nom de Stewart sur la vitre. David et Sebastien se demandaient si c'était par manque de temps ou parce qu'il ne pouvait s'y résigner. Mais il ne lui poserait jamais la question. David avait passé un bras autour de la taille de Jess, encore chancelante. Elle avait insisté pour venir. C'était personnel, et il pouvait le comprendre. Sebastien frappa trois coups brefs sur la porte, et attendit que l'inspecteur lui dise d'entrer.

Andy ne s'attendait pas à recevoir de la visite. Il avait bien demandé à ses collègues de le laisser seul ce soir. Pour qu'il puisse se morfondre en toute tranquillité sur son éternelle solitude. Lorsque quelqu'un frappa à la porte, il marmonna donc un "entrez" des moins enthousiastes.
C'était Jessie, et Angel, pensa t-il, accompagnée par deux garçons qui devaient avoir à peu près son âge. L'un deux la soutenait tandis que l'autre refermait la porte derrière eux. Ce devaient être David et Sebastien.

- Nous venons vous donner un tuyau, fit le jeune asiatique. Nous aimerions que vous fassiez arrêter un homme.

- Pour quel motif ?

- Il deale, répondit Jessie d'une voix éteinte.

Elle était pâle comme la mort. Ses yeux montraient une immense fatigue, elle tremblait légèrement et s'effondrerait sûrement si son ami à la peau noire venait à la lacher. S'il ne la connaissait pas, Andy aurait pu croire qu'elle était elle-même une droguée venant de subir un sevrage. Elle lui tendit un bout de papier plié en quatre.

- Ce type vend de la mort dans des seringues. Il ne doit plus jamais avoir l'occasion de le refaire.

Il y avait dans cette voix une douleur qu'Andy ne pouvait même pas concevoir. Une sorte d'immense tristesse, dont la cause aurait été le monde entier

- Je m'en occuperai personnellement, l'assura t-il.

Il comptait bien arrêter cet homme et faire tomber tout le réseau s'il pouvait. Andy se sentit comme investit d'une mission divine. N'était-ce pas un ange qui venait de le mettre sur cette affaire ? Il les regarda partir. Lorsqu'ils eurent franchis la porte du commissariat, il se sentit plus seul que jamais. Et plus mal. Il repensa aux dealers qu'il avait laissé en liberté contre une poignée d'informations... Ce n'était pas aux enfants d'arrêter les dealers. Ils n'avaient pas à être confrontés à tout ça, ils étaient si jeunes... Comme s'il y avait un âge requis pour affronter l'enfer de la drogue... Stupide, vraiment. Il referma la porte de son bureau pour aller s'asseoir, vidé. Dans sa main, il tenait toujours le morceau de papier que lui avait donné Jessie Wells. Ou Angel. Il n'y avait que ces quelques mots.

Station de métro 76/77, à partir de vingt-trois heures. La mort rôde.

Elle avait raison. Cela ne devait plus jamais arriver. Pourtant Andy savait mieux que quiconque que cela se reproduirait, encore et toujours. Car dans cette ville comme partout ailleurs, il y aurait toujours un petit coin tranquille où la mort pourrait rôder.

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fin de l'épisode 1_02
suite dans 1_03 : Vivre... ou survivre

 

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