Rouge.

    Le ton est frais, enjoué presque, alors que dans les syllabes se succèdent le glauque et le cruel :

- On a le choix, le type qui a quitté sa femme quand elle est tombée malade... leucémie, précise la voix après un instant d'hésitation, ou celui qui s'est barré avec un autre mec'.

Rachel travaille avec Lance, le propriétaire de la voix, depuis bientôt un an, et ce n'est pourtant qu'aujourd'hui que la vérité s'impose à elle : Lance est un pauvre con. Mais alors vraiment.
Vraiment très con.
Vraiment trop enjoué aussi.

- Le second, tranche-t-elle de sa voix à elle, plus basse, plus neutre, plus...

terne en fait.
Mais pas enjouée au moins, bon dieu.

- T'es sûre ?

Elle hoche la tête. Répondre avec des mots serait prendre le risque d'être impolie.

- T'as raison. Les pédés font souvent plus d'audience que les cancéreux.

Rachel aurait bien vomi sur ses chaussures... si ce n'était pas ce raisonnement là qui l'avait amené à choisir le deuxième type.
En cet instant précis elle se fait horreur.
L'instant ne dure pas.

- Je veux Keith comme second auteur sur cette émission.

Lance hausse les épaules et prend note. Puis, les deux mains à plat sur le formica grisâtre de la table, il s'extrait péniblement de son siège comme si la force de gravité au dessus de celui-ci avait été multipliée par dix.

- Ce genre d'horaires ne me réussit pas...

A moi non plus, songe Rachel. Elle ne dit rien. Elle n'a pas envie d'engager la conversation avec Lance.
A quarante ans Lance semble toujours en avoir vingt, et ce fait l'énerve plus qu'elle ne veut se l'avouer.
Peut-être parce qu'à quarante ans Rachel en parait définitivement quarante.
Tout en épaules, mèches blondes faussement angéliques qui viennent caresser l'arrête d'un nez aussi droit que ne doit pas l'être sa conscience, Lance aurait pu avoir été taillé dans de l'albâtre. Il en a d'ailleurs la fadeur.
Grande et menue, avec son ossature toute noueuse et ses cheveux qui tombent en cascade noir de jais, l'apparence de Rachel, elle, évoquerait plutôt un arbrisseau torturé par les éléments.
La statue d'albâtre aligne soigneusement ses dossiers, les fait glisser dans sa sacoche qu'il referme, puis répète la manoeuvre avec ses gigantesques épaules qu'il cale tant bien que mal dans sa veste étriquée.

- On se voit demain ?

Les questions rhétoriques ont toujours eu une bonne place dans la liste des choses qui tapent sur les nerfs de Rachel. Elle marmonne un vague "ouais", qui ne cache pas vraiment le non-enthousiasme que lui inspire cette perspective. Lance ne le remarque pas.
Dans le fond c'est parfois bien pratique qu'il soit con. Et puis peut-elle vraiment lui en vouloir ? C'est après tout une déformation professionnelle, à laquelle elle n'échappera peut-être pas indéfiniment.
Ce job l'a déjà rendue blasée, amère et cynique. Pourquoi pas conne ?
Elle espère, néanmoins, que cela lui sera épargné.
Pour Maggie.
Avec un soupir, elle tente de mettre un semblant d'ordre dans ses affaires, puis renonce. Ce n'est plus le moment. L'horloge murale la nargue : vingt-deux heures dix. Cette fois c'est sûr, Maggie sera définitivement endormie à son retour. Elle ne l'a quasiment pas vue aujourd'hui...
C'est qu'elle ne voudrait pas devenir une mauvaise mère. Elle est mauvaise dans bien assez d'autres rôles, déjà.
Et puis elle a horreur de travailler tard.

La lanière de son sac vient mordre son épaule, elle se lève. Du bout des doigts, elle plonge la pièce dans le noir.
Tout autour d'elle, le building clignote. Cillements épileptiques des photocopieuses, hésitations des néons. Les voyants des ordinateurs font du morse, les imprimantes crachent des monceaux de feuilles, les machines à café tentent de suivre le rythme et les poubelles débordent de gobelets en plastique. Le siège central de la EN Network ne dort jamais. A l'image de certains de ses téléspectateurs, de beaucoup de ses actionnaires, et de sa responsable en chef, Catherine Ewing.  [1]
Ça l'a souvent amèrement amuser, de travailler pour une femme qui porte un nom la renvoyant au pire programme télévisé qu'elle ait connu. Par chance, Catherine ne fait pas vraiment honneur à ce patronyme. Sauf pour le coté accro du travail peut-être. Rachel ne se rappelle pas l'avoir un jour vue entrer ou sortir du bâtiment. Comme si elle y était née et s'y destinait à mourir.

L'idée lui fout un coup au moral. Vingt-deux heures dix...
Elle aurait vraiment du partir il y a longtemps déjà. Si elle n'y prend pas garde elle finira par passer ses nuits ici.
Elle ne tient pas plus à devenir une Catherine Ewing qu'une mauvaise mère. D'ailleurs le premier état entraîne automatiquement le second.


* * *

    La voiture digère l'asphalte avec lenteur. Rachel n'aime pas conduire la nuit. Ça lui est de fait interdit, mais elle n'a plus vraiment le choix. L'autoradio refuse de fonctionner. Elle aurait aimé un flash info, savoir ce qu'il advient de ce bonhomme, Zacarias Mquelque chose, qui clame partout avoir été au courant pour le World Trade Center. Elle se demande si on va vraiment oser le condamner à mort sans procès.
Elle aurait pu bien sûr regarder le journal de midi dans son bureau, mais elle n'aime pas avoir la télé allumée pendant qu'elle travaille. Ça la distrait. Enfin ça c'est ce qu'elle dit à ses collègues.
Elle n'aime tout bonnement pas le journal d'ENN. Pas qu'il soit au fond très différent de ceux des chaines concurrentes, simplement, là-bas, elle a eu l'occasion d'assister à la totalité du processus. Le filtrage des informations. Leur réécriture. Pour faire dans l'euphémisme.
Rachel a toujours été portée sur l'euphémisme.

Le fait est que les infos sont loin d'être la pire production de la chaîne. Non, ce titre correspondrait mieux à cette fichue émission dont elle choisissait la ligne directrice encore ce soir. Ce programme de merde sur lequel elle bosse.
D'accord, elle ne l'a pas voulu. Mais tout de même. Elle aurait pu refuser. Ou tenter de le changer.
C'est ça le problème majeur inhérent aux pannes d'autoradio : elle pense trop.
Elle devrait chanter, toute seule.
S'empêcher de penser. De penser que bon sang elle ne supporte pas ce boulot. Qu'il la salit. Son frère dit même qu'elle lui a vendu son âme.
Son frère est très porté sur l'hyperbole.
Elle-même... s'empêche de trop y penser.
C'est bien meilleur pour son sommeil.

A la maison, Joan l'attendait pour pouvoir partir. Rachel se confond en excuses. Les mains levées de la jeune femme l'arrêtent : ce n'est pas grave. Elle n'avait rien de prévu ce soir. Et puis c'est toujours un plaisir de garder Maggie.
Sourire timide.
Elle sera à l'heure demain matin pour conduire la petite fille à l'école. Elle a préparé une tisane, aussi. Citron, la préférée de Rachel, qui se dit qu'elle ne mérite pas une baby-sitter telle Joan.

Joan s'en va. Rachel finit sa tasse.
Ses pas feutrés la mènent dans la chambre de Maggie. Les mains délicatement ouvertes à coté du visage, elle dort.

Si Rachel ne se pose plus trop de questions quant à son job, c'est grâce à elle. Ou à cause. Positif et négatif n'ont jamais été qu'une question de mots et de perspectives.
Elle dépose un baiser sur le front de Maggie, prenant garde à ne pas la réveiller, mais ne pouvant pour autant s'interdire de la toucher. Elle lui a manqué aujourd'hui.
Elle lui manque tous les jours.

Elle devine son regard clair derrière ses paupières closes. Ça lui fait toujours un peu mal quand on lui vante le sublime bleu des yeux de Maggie. Sans doute aussi parce qu'elle le tient de son père.
Walt ne manque pas franchement à Rachel. Ni lui ni le "sublime bleu de ses yeux". Lorsqu'il est parti, il a du emmener avec lui l'affection qu'elle lui portait.
Juste, elle se dit que Maggie mérite un père.
Mais elle peut lui trouver un bien meilleur modèle. Et lorsque ce sera le cas... elle s'autorisera de nouveau à penser à ce qu'elle fait. Et à changer de travail.

Pour le moment, sa seule règle d'or est la suivante : songer à démissionner avant que sa fille ait atteint l'âge de voir son émission.

Elle quitte la pénombre de la chambre d'enfant pour la froide lumière de la salle de bain. Ôte son chemisier trop serré. Prend juste le temps de se brosser les dents. La douche attendra bien demain. Pour le moment, elle veut juste dormir.
Son corps tout entier embrasse le lit. Elle éteint la lampe de chevet. Attend le sommeil.

Mais non, elle n'a pas vendu son âme.
Tout au plus mise en congé.

 


* * *

        Le réveil s'est fait entendre il y a bien quatre-vingt-dix minutes, comment fait-elle pour ne toujours pas être prête ?

Elle ouvre son armoire, en sort en tailleur brun et noir, très classe, du moins elle le croit. Plus jeune, elle s'habillait avec ce qui tombait du placard une fois la porte ouverte, et sa mère lui répétait chaque matin qu'elle n'avait aucun sens des couleurs. Rachel, elle, considérait que sa mère n'avait aucun sens du goût, et il lui suffisait de jeter un oeil à son père pour se trouver confortée en cette théorie, mais elle avait été une enfant polie et n'avait donc jamais répondu.
Il s'avéra par ailleurs que sa mère avait absolument raison et qu'elle n'avait jamais eu le sens des couleurs. Pour cause, elle ne les voyait pas. Achromatopsie, avait révélé un scanner et épelé leur médecin, mais Rachel avait préféré adopter la définition de son frère Teddy : "voir le monde comme avec les yeux d'un chien".
Ce qui n'était pas si handicapant, selon elle.

Elle sait que son tailleur est brun et noir parce qu'elle a demandé à la vendeuse ces couleurs là. Les couleurs "Jim Profit". Elle s'en habille.

Sa mère, intense téléphage s'il en était, s'était dans les années 90 prise d'une addiction presque névrotique pour la série éponyme et ne se lassait pas de vanter les louanges d'Adrian Pasdar, alias Jim Profit. Un adjectif revenait souvent dans ses descriptions enthousiastes : Adrian était classe. Un après-midi, Rachel avait visionné les huit épisodes (la Fox avait stupidement et à la grande frustration de sa mère, annulé la série) et était allée plus loin : Jim, et non Adrian, n'était pas classe, il était La classe. Certes il dormait dans une boîte en carton, mais la boîte elle-même trônait dans un appartement au luxe presque outrancier et surtout Jim était...
Shakespearien. Le show n'était au fond rien d'autre qu'une transcription moderne de Richard III, la pièce favorite de Rachel.
Après Roméo et Juliet bien sûr.

Elle a fait de Shakespeare et de Jim Profit son sujet de mémoire, point final d'un parcours universitaire dont elle peut être fière, et qui l'a conduite sans qu'elle s'y attende ou même qu'elle le désire réellement vers le monde de la télévision.
Pourtant de cette génération qui a grandit devant le petit écran et progéniture de camés au tube cathodique, Rachel n'a jamais réussi à aimer la télévision comme l'a fait sa mère. Il lui est arrivé de se prendre de passion pour des oeuvres télévisées, mais pour le média en lui-même ? Il salit tout ce qu'il touche. Les coupures pubs hachant les aventures de Simon Templar ou la censure aseptisant les épisodes de Shogun l'ont longtemps révoltée. Quant aux films... ce rétrecissement leur enlevait tout charme, et laissait à Rachel une désagréable sensation de claustrophobie.

Elle sourit pour elle-même, constatant que ses nouvelles chaussures épousent parfaitement la forme de ses pieds. Leurs talons ôtent quatre bons centimètres à la distance qui la sépare du ciel. Plus haute, elle se sent mieux. L'atmosphère se purifie avec l'altitude.

Aujourd'hui elle n'aime toujours pas la télé, qui dans le prisme plus ou moins déformant qu'est sa mémoire, lui apparaît comme l'éternelle baby-sitter de son enfance. Difficile de lier complicité avec une boite où la neige n'est qu'électronique. A choisir, elle aurait sans doute préférée une voisine, muette, vieille fille et acariâtre. La télé n'a jamais su chasser sa solitude. Peut-être parce qu'elle parle trop.
Rachel n'aime pas les entités qui parlent juste par qu'elles ne savent pas appréicier le silence.
Son amour pour le cinéma en revanche, ne cesse de grandir, mais il reste coincé quelques décennies en arrière, avec Tony Curtis et Marilyn Monroe. Epoque bénie où les films étaient... en noir et blanc.
C'est idiot et elle le sait bien.
Elle s'en moque.
Lorsque par hasard elle entend les paroles Candle in the Wind
  [2] s'échappant de son autoradio, elle se gare le temps que la chanson se termine. Ça aussi c'est idiot.

Ce matin, alors qu'elle plie son corps trop grand pour sa petite voiture blanche, l'autoradio ne crache toujours que des parasites, cousins sonores de la neige électronique. Ses doigts jouent quelques instants avec le bouton, puis abandonnent. Sur la banquette arrière, la non présence de Maggie lui fait comme un pincement au coeur. Joan, l'a déposée à l'école il y a déjà une demi-heure. Demain, Rachel conduira elle-même sa fille en cours. Et elles chanteront ensemble dans la voiture.
Ce soir elle donnera un pourboire à Joan, qui le mérite bien.
Jamais ô grand jamais elle ne laissera Maggie à l'absence de soin d'une baby-sitter hertzienne ou cablée.

Elle démarre. Juste comme la neige se met à tomber. La vraie neige.
En mars.
Il n'y a plus de saisons.


* * *

 
    Double vitrage translucide et éclairage au néon, la salle de réunion évoque elle-même l'intérieur d'un poste de télévision. Un rien de brume cathodique - en vérité de la fumée de cigarette - flotte dans le cerveau de Rachel. Elle se sent déconnectée ce matin, sans trop savoir pourquoi. Le bourdonnement incessant, le tabac, l'odeur de café, tout la fatigue plus que de coutume. A vrai dire sans cet obligatoire brainstorming, elle ne serait pas venue bosser aujourd'hui. Elle est dans les temps, et il lui reste des jours de congé à prendre.
Ce midi elle s'offrira une longue pause. Peut-être qu'elle se permettra même d'aller nager un peu.
Pour laver sa conscience. Peu de taches résistent au chlore.
Les escarpins de Catherine franchissent le seuil, et le niveau sonore du brouhaha descend d'un ou deux crans. Rachel ne s'attendait pas à la voir ce matin. Elle salue rapidement les gens présent. Hommes comme femmes se demandent comment elle garde un teint si frais et surtout un sourire -léger certes mais si authentique, après avoir passé la nuit ici. Deux des avocats de la chaîne sont avec elle. Ils ressemblent à des vautours, avec leurs nezs aquilins et leurs crânes déplumés. Derrière, les petits cadres font office de jeunes côqs.
Rachel travaille dans une basse-cour.

Des bribes de conversation parviennent à ses oreilles. Comme tout un chacun, les juristes l'appellent "Catherine". La rumeur veut que cette familiarité - par ailleurs exigée de la patronne - ne tient qu'à l'horrible référence culturelle qu'est son nom de famille. Rachel s'en moque.
La réunion se déroule plus vite qu'elle ne l'aurait imaginé. Le problème juridique ne se pose pas longtemps : ENN préfère signer une paire de chèques que de se faire faire une mauvaise publicité. En vérité la question est si vite évacuée qu'en dehors des principaux intéressés personne ne sait exactement de quoi il retournait.
Personne n'a après tout besoin de le savoir.
Les nouvelles directives prises en notes, Rachel s'éclipse à son bureau. Elle avale lentement son café et la plante verte son eau. Elle profite de la vue, quelques minutes. Il fait sombre, un beau ciel d'orage dont elle apprécie les infinies nuances de gris et le jeu de lumière entre les nuages. Derrière les vitres, de fines traînées de pluie s'écoulent en lignes tortueuses. Rachel se demande un instant si tout à l'heure, elle n'a pas imaginé la neige.

Alors que son gobelet vide atterrit dans la corbeille, Keith la rejoint. Les traits tirés, il s'assoie et ouvre son attaché-case. Ils se mettent vite au travail. Le semblant d'amitié tout simple qui les unit fait d'eux une équipe efficace.

Rachel a rarement vu quelqu'un vieillir aussi vite que l'a fait Keith . Pourtant si innocemment jeune à son arrivée... Elle s'en souvient très bien. Raide comme la justice dans ses costumes amidonnés, il semblait tout droit sorti d'un monde aseptisé, où tout aurait été soigneusement formaté, à commencer par le langage. Chez Keith les sourds étaient des malentendants, les aveugles des malvoyants, les cons des malcomprenants. Comme si tempérer la dénomination atténuait la laideur de la réalité.
Sauf qu'il y a un moment déjà, que ce petit truc ne marche plus. Aujourd'hui Keith évoque à Rachel... une sorte d'antithèse de Lance. A quarante ans il en paraîtrait presque soixante. Son visage est marqué par des années qu'il n'a pas vécu, son job lui plombe le moral, chiffonne ses chemises, et il arrose de café les tulipes noires de sa déprime.
La télé salit tout ce qu'elle touche.

Il lève les yeux de ses papiers, pointe du doigt le dernier sujet du show de mardi prochain :

- Pourquoi celui là au fait ?

Rachel ne se voit pas expliquer que "les pédés font plus d'audience que les cancéreux". Keith n'est pas Lance. Keith est l'anti-Lance.

- Ce type est parti parce qu'il était amoureux de quelqu'un d'autre... On pourrait presque dire par honnêteté envers sa femme. L'autre gars s'est sauvé en courant au moment où elle avait le plus besoin de lui. Ce sera nettement plus facile d'humaniser le premier. Essayons de donner à toute cette merde un minimum de...

- Décence.

- Oui...

Keith laisse échapper un rire jaune. Elle aime l'expression, bien qu'elle ne puisse pas définir le jaune.

- Je crois qu'on devrait recruter le public au siège du parti démocrate. Tu savais que les derniers sondages n'avaient révélé aucune tendance politique particulière parmi les spectateurs ? On a autant de républicains que de démocrates parait-il.

- C'est plus rassurant que l'estimation personnelle que je m'en faisais.

- Ce n'est pas ce qu'en dise les actionnaires...

Le carbone gris des mines de crayons noircissent le carbone blanc des feuilles de pieds. Ils écrivent, leurs mains et leurs cerveaux mus par des automatismes plus qu'autre chose. De temps en temps, leurs coeurs essaie de se joindre à l'ouvrage, mais au final, n'y sont pas.
Donner un minimum de décence...
Lance se joint à eux dans la demi-heure qui suit, l'air toujours aussi jouasse, parfaite représentation de ce que Maggie appellerait gentiment "une tête à claques." Cette pensée arrache à Rachel à sourire, que Lance à la mauvaise idée de prendre pour lui.
Elle ne le détrompe pas.

Déformation professionnelle... pas sa faute.

- J'ai notre échantillon test de spectateurs, annonce-t-il, un sacré lot, je pense qu'on peut en retenir pas mal pour jouer les intervenants spontanés.

Les yeux de Keith basculent vers le plafond, et il répète en marmonnant :

- "Jouer les intervenants spontanés"...

Lance hausse les épaules, comme pour s'excuser du paradoxe de la situation, plus que de celui de ses mots qui après tout n'ont dit que la vérité.

- Connerie de show, laisse échapper Keith entre ses incisives.

Et puis, presque triste soudain :

- "Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles."

- David Jacobs[3] ? s'enquit Lance.

- Shakespeare, soupire Rachel.

Vraiment très con.

 

* * *


    La cafétéria du siège lui rappelle immanquablement le restau U de son ancienne fac. Ce qui n'est pas pour lui déplaire. Pas que le brouhaha, la nourriture fadasse et la lumière crue lui soient véritablement agréable, mais cette ambiance si... non caractérisée, lui fait du bien. En évitant du regard le logo de la chaîne agrippé au mur nord, elle peut croire travailler pour une firme d'avocats spécialisés dans le droit social, ou dans une boite de concepteurs de jouets pour enfants.
Et c'est bien ce dont elle a besoin ce midi, imaginer travailler pour quelque chose d'autre.
Au fond à droite, Seth l'attend à leur table habituelle. Comme tous les jours ou presque, il agite la main pour qu'elle le repère dans la foule. Alors qu'il est à leur table habituelle. Ça la fait sourire.

Rachel a aimé Seth dès leur première rencontre. Sa façon de parler, son humour, ses chemises à carreaux et son regard un rien mystérieux qui file sous ses arcades sourcilières, détaille chaque motif de cette grande toile qu'est le monde.... se heurtant à tous les accrocs.
Pile le genre de regard, le genre de personne qui manquait à sa vie. Un ami, un ami troquant parfois cette casquette contre celle de conscience morale. Comme s'il avait eu la capacité d'endosser leurs fautes à tous les deux. Rachel sait qu'elle devrait éprouver un zeste de culpabilité quant à cette situation, mais il n'en est rien, et elle ne s'en inquiète en vérité pas tellement. Elle ne l'a pas choisie plus que Seth, la situation, et celui-ci ne semble pas en souffrir. Elle sait qu'il l'aime, lui aussi.
Il lui rappelle son frère Ted. Qui ne l'a jamais rappelée après le désastre du onze septembre.
Pas la chute des deux tours. Son onze septembre à elle, celui de l'année 2004.
Elle essaie de ne pas y penser. Elle prend place face à sa conscience. Le vert de ses épinards jure terriblement avec celui des feuilles de salade empilées dans l'assiette de Seth. Du moins elle le croit.
Elle n'a jamais eu le sens des couleurs.
Elle se laisse tomber sur sa chaise plus qu'elle ne s'y assoit. Seth, en bon praticien du langage corporel, traduit :

- Mauvaise journée ?
- Je hais ce boulot. Ne serait-ce le salaire qui va avec, je crois que je préférerai faire le café aux patrons de Fox News. Ou même jouer les chroniqueuses sportives sur ESPN.
- Tu détestes le sport.
- Pas autant que ce job.

Seth la regarde. Ses lèvres s'étirent en un sourire compatissant. Sa main vient se poser sur la sienne.

- Ce n'est que temporaire...
- C'est ce que je me disais il y a un an.
- Un an ce n'est pas si long... Ça fait...

Sur son autre main, le pouce, l'index et le majeur se redressent successivement.

- Trois ans que je me dis que je vais laisser tomber cette boite pour aller tourner des docus animaliers sur DC[4]

Autrefois caméraman pour la télévision nationale, Seth fait maintenant ce qu'il appelle des "documenteurs."  Et dit souvent que tant qu'il n'est pas obligé de les regarder, il ne s'en sent pas trop mal.
Rachel ne sait pas trop si elle doit le croire, ou s'il y croit lui-même.
En attendant, elle attaque ses épinards.
Même le goût lui rappelle le restau U.
Elle essaie d'imaginer Seth, hors du costume cintré d'E.N.N., en plein reportage à l'autre bout du monde.

- Le terrain te manque ?

Elle s'attend à un "parfois" si ce n'est un "oui" clair et net. Aussi le "non" définitif et lourd de ce qui lui semble être toute la peine du monde, qui tombe entre eux comme un rideau de fer, la surprend. Elle lève les yeux vers les siens qui semblent très fatigués tout à coup.

- Tu te souviens du coup d'état de quatre-vingt-dix-neuf, en Côte d'Ivoire ?

Elle met quelques secondes à resituer. A sa décharge, l'Afrique a bien du connaître onze coups d'états cette dernière décennie.
Tant de sang sous le soleil.

- Herni Konan Bédié, renversé par Robert Guéï, se rappelle-t-elle finalement.
- Celui-là même.

Il se tait. Sa fourchette torture quelques instants les grains de maïs, avant de planter presque vicieusement ses trois dents dans une rondelle de tomate.
Laisser le soleil pour le sang.
Seth porte la fourchette à sa bouche, avale sa proie ainsi empalée, et déforme ses traits en une grimace presque aussi amère que le sont ses mots.

- Ça n'a même pas de goût.

Rachel lui demanderait bien comment un goût qui n'existe pas peut être si mauvais, mais elle ne dit rien. Elle connaît bien Seth. Si à ce point de la conversation, elle ouvre la bouche pour en sortir un son et non y faire entrer de la nourriture, elle sait que Seth se limitera alors à faire exactement l'inverse. Or elle veut la fin de l'histoire. A défaut de la fin de l'Histoire.

- Cette salade mexicaine à la con va m'achever.

Elle ne dessert pas les dents. S'il croit l'avoir comme ça... Elle ne lui laissera pas la moindre chance de dévier. Il lâche un soupir, un soupir de vaincu, et pose sa fourchette comme on laisse tomber son épée.

- Ok, ok...

Du pouce, il ôte les résidus de vinaigrette qui ornent ses lèvres.

- C'était pas mon premier reportage difficile, mon premier coup d'état ou mon premier massacre ou quoi que ce soit, et il n'était pas pire que les autres... Enfin...

Il s'interrompt, réalisant l'absurdité de ses mots peut-être. Rachel lui répond par un léger hochement de tête, comme si celle-ci pliait sous le poids de la compréhension.

- L'homme est un animal qui s'habitue, lâche-t-elle, pour l'encourager à poursuivre.
- Quand il devrait se révolter, le con, finit Seth.

Il attrape son verre d'un geste brusque et le vide de moitié.
De l'eau pour diluer le rouge, pense Rachel.

- Pour le coup ceux-là la faisaient, la révolution. La Révolution, même ! corrige-t-il, avec un R majuscule, le R de Rouge sang. Bordel de dieu, y'en avait partout, ça se massacrait de tous les cotés, les soldats, les civils, les indépendantistes. Pas la peine de chercher à différencier les bons des méchants, tous atrocement pareils. Tirs de fusil, coups de machette, et puis on finissait à mains nues, ça s'acharnait sur les morceaux restant tu vois, l'homme n'est pas un loup pour l'homme, c'est une hyène, un putain de charognard dépeceur de cadavres.

Pour un peu elle ne serait pas surprise de le voir cracher dans son assiette. Le dos très droit, l'âme très tordue, elle écoute.

- Bref, j'étais là, avec ce pauvre con de Frank Dwyer et deux autres mecs, des anciens CNBC ou MSNBC...

Il prend encore un peu d'eau.

- Peu importe, eux aussi sont les mêmes de toutes façons, les foutus mêmes, fabriqués en série dans un moule trop petit y mettre des idées ou du bon sens...

Rachel sourit. Elle a toujours aimé l'humour de Seth. Mais elle sait y reconnaître une diversion. Le mot "bref..." s'imprime sur ses rétines, en lettres de feu. Seth ne peut pas le rater.

- Bref, dit-il donc, on était dans cette jeep, ma caméra me sciait l'épaule, une saloperie japonaise dernier cri mais foutrement lourde, et on se prenait tous les putains de trous de la route, je m'attendais à tomber de la bagnole d'une seconde à l'autre. Et puis on pile. On s'approche, pas furtivement parce qu'en fait, ces bon dieu de révolutionnaires se sont appropriés le concept de furtivité tout entier. Et puis ils l'ont découpé à coups de machette lui aussi. Y'a tellement de bruit partout... Je pense un truc con tu sais, je suis là, j'essaie de filmer, et je pense "il faudrait qu'on le diffuse sans le son, parce qu'avec tout ce bruit, on ne voit rien..."

Il s'autorise un sourire, amer lui aussi.

- Ouais, on voit rien avec tout ce bruit... je sais, je sais. Enfin, on s'approche, donc. Dans un coin un poil moins bordélique qu'un autre, mais ça veut pas dire grand chose. On est dans un de ces villages du nord, presque sur la frontière avec le Burkina... loin de Yamoussoukro comme tu vois... mais c'est le bordel quand même. Juste un peu moins. Et puis le chauffeur pile, Dwyer descend, avec son micro dans la main... il a pas son costard trois-pièces mais il pourrait tu vois ? D'ailleurs il marche comme s'il le portait, et comme si ça lui remontait à l'entrejambe. Les gars de CNBC c'était pas des journalistes, ils avaient des flingues sur eux... ils suivent Dwyer, et puis moi je le cadre, ce con dans son costume imaginaire. Je baisse la tête chaque fois que j'entend un tir, m'enfin vu la fréquence je ferais aussi bien de ramper dans la boue.

Rachel peut voir la scène se rejouer dans la mémoire de Seth. Elle fait semblant de ne pas voir sa main qui tremble, imperceptiblement. Elle se demande un instant pourquoi il continue. Ça suffit. Ça suffit à expliquer pourquoi, non, le terrain ne lui manque pas.

- Dwyer lui, il ne baisse pas la tête, il marche jusqu'à une petite maison en torchis, et il marche droit, il suit scrupuleusement le chemin de terre, alors que ça hurle de partout et qu'on ne distingue plus grand chose avec la poussière... Sur le seuil de la maison, on voit alors un soldat, il tiens une sacrée grande lame dans le poing droit, et il s'apprête à frapper un civil, un tout petit mec qui se tient sur la pointe des pieds pour avoir l'air moins petit... Et Dwyer hurle, pas en français mais dans le dialogue local, il gueule, et aucun de nous ne comprend quoi que ce soit, mais le soldat baisse sa machette.
Alors Dwyer me fait un signe de tête, je lève ma caméra et... et le soldat reprend là où il s'était arrêté, il frappe le petit gars, il le massacre devant nous et devant la caméra comme Dwyer le lui a demandé. Et moi je filme, je ne bouge pas, je filme, je filme, et j'éteins l'engin quand Dwyer lui tend quoi, cinq, six billets de dix dollars ?

Il s'arrête là. Rachel a compris. Et elle sait qu'il n'y a rien à dire.
Seth ramasse sa fourchette et entreprend de chasser le maïs. Ce sont ses yeux qui sont rouges, maintenant.
Du moins elle le croit.
Quelques minutes plus tard, quand leurs deux assiettes sont vides, Rachel se permet de soulever un coin du rideau de fer.

- Je peux te poser une question ?
- Oui ?
- Pourquoi t'es resté ici ? Pourquoi t'es resté dans le milieu de la télé ?

Il laisse échapper un petit rire, pas amer cette fois, mais douloureusement acide. Toutes les saveurs passent un jour ou l'autre par les rires de Seth.

- Parce que je ne sais rien faire d'autre.


* * *

Le chlore dissout ses idées noires.

*


Et le rouge qu'elle n'a pas vu dans les yeux de Seth. Seth... La sentinelle de son âme.
Mais qui diable en ce monde veille sur les sentinelles ?

* * *

   
        - Tu préfères quelle police ?

Rebecca, assistante, rédactrice, ou peut-être rédactrice-assistante ou assistante-rédactrice, Rachel ne sait jamais, peine à conserver son équilibre, un énorme panneau dans chaque main et un troisième coincé sous son menton.

- Pour quoi faire ?

- Le nouveau générique. Tu n'étais pas là ce matin ?

- Oh. Si. Désolée.

Elle recule de quelques pas, jauge.

- Celle du milieu. Les autres ne font pas assez sérieuses...

- On ne fait pas exactement du débat politique, souligne Rebecca.

- On n'est pas non plus chez Jerry Springer, tranche Rachel, et la rédactrice-assistante acquiesce avant de disparaitre sous les cartons.

Un tout jeune homme la remplace au pied levé. Son sourire est timide mais bienveillant et elle jurerait à voir le col de sa chemise que sa maman lui repasse toujours ses affaires.

- Je t'ai apporté les négatifs.

- Merci, Tom.

Dernier des trois stagiaires intégré ce mois-ci à son équipe, Tom s'avère être pourtant le plus productifs. Et le premier à avoir retenu que Rachel ne travaillait que sur négatifs. Pivotant sur ses talons, elle les expose à la lumière du jour, les détaille quelques minutes durant, en choisit quatre qu'elle rend à l'apprenti.

- Pour le nouveau générique, à passer à Rebecca.

Avant qu'il ne puisse répondre quoi que ce soit, elle avance, passe d'un box à l'autre, le nez dans ses notes et les oreilles alertes. Il y a maintenant deux heures que la folie a pris possession des lieux. Comme tous les vendredis par ailleurs.
Mais Rachel gère.

- Steve ? L'intervenant pour le premier sujet s'est désisté, j'ai un blanc de 4 minutes, tu me remplis ça.
- Avec quoi ?
- Improvise ! Lance, il faut que tu me coupes la nouvelle intro, ça ne va pas coller avec la suite...

Elle revient sur Steve.

- Je voudrais aussi qu'on déplace le segment vingt-quatre.

Ses yeux ne le regardent pas, ses doigts font voleter les feuilles.

- Et le dix-neuf et le vingt-et-un.

Enfin arrivée au bout de la liste, elle se dirige vers son bureau, dernier bastion dans le champ de bataille qu'est devenue la rédaction. Keith l'y attend, et sourit alors qu'elle referme la porte et plonge la pièce dans un silence bienvenu.

- Alors, que nous reste-t-il ?

- Le montage du premier sujet. Au vu de la dernière... chose que nous bricolé Lance, je me suis dit qu'on devrait le faire nous-même.

Elle approuve. Le magnétoscope avale la cassette, Keith allume le poste. Elle vient s'asseoir à coté de lui.

- Tu sens le chlore, Rachel...

Elle sourit comme pour dire "je sais".
Après tout elle pourrait sentir bien pire.



* * *

    Grincements des dents trop serrées, cris étouffés dans l'oeuf, plaintes s'échappant des mâchoires brisées, clapotis du goutte à goutte de morphine. La petite musique de la douleur se passe fort bien de métronome.
Rachel coupe.

- Je pense que ça fera une conclusion satisfaisante. Enfin...

Elle ne se rattrape pas. Keith a saisi. Sur l'écran, toujours en pause, le visage tuméfiée d'une jeune femme tremblote. L'arrête de son nez brisé formerait presque un accent circonflexe. Son oeil droit est clos.
Keith passe une main crispée sur ses yeux injectés de sang. Il est l'expression même de l'abattement. Les mots qui sortent de sa bouche la prennent au dépourvu :

- Si ce show était un magazine papier, et que par malchance j'en avais un exemplaire en ma possession, il serait dans les toilettes.
Une pause.
- Et pas forcément pour être lu.

La lassitude et la gène se disputent l'état d'esprit de Rachel. Elle préfère ne rien dire. Télécommande levée comme s'il s'agissait d'un revolver, Keith flingue la télé. D'un geste brusque, nerveux, il libère sa gorge de l'étreinte de sa cravate comme si cette dernière n'allait pas tarder à lui être fatale.

- Parfois j'aimerais être un chien. Tu sais, les chiens se foutent du bien, du mal, de ce genre de conneries...

Rachel acquiesce.
"Voir le monde comme avec les yeux d'un chien"
Non, décidément pas si handicapant.

Fin

 

[1] Nom de famille des héros de Dallas - retour
[2] Chanson d'Elton John écrite en hommage à Marilyn Monroe après sa mort -
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[3] Auteur et producteur de Dallas
- retour
[4] Documentary Channel
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